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critiques et comptes rendus
Ballet du Grand Théâtre de Genève

13 mai 2016 : Carmina Burana (Claude Brumachon) à l'Opéra des Nations de Genève


Carmina Burana, chor. Claude Brumachon


Le 13 mai dernier le Ballet du Grand Théâtre de Genève proposait la première de Carmina Burana, création sur la musique de Carl Orff confiée au chorégraphe française Claude Brumachon, 44 ans après la version d'Alfonso Catá. Le choix de cette œuvre créée sous le joug nazi en 1937 et, facteur de controverse, récupérée par la propagande de ce dernier, s'inscrit dans la démarche entreprise par le directeur du Ballet de proposer en création annuelle un spectacle dansé associé à une œuvre lyrique, à l'image de la saison passée et du Tristan et Isolde de Joëlle Bouvier sur l'opéra de Wagner. Mais la qualité de ce dernier, et le fait qu'il s'agisse de l'unique oeuvre proposée cette saison par le Ballet "à domicile", créaient l'événement et valaient d'entreprendre le déplacement à Genève.

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Carmina Burana, chor. Claude Brumachon

La ville était d'ailleurs en pleine préparation de sa Fête de la Danse ce soir-là, même si le temps exécrable de la soirée a semble-t-il réduit les festivités en plein air. On pouvait néanmoins admirer sur la jetée en face du fameux jet du Lac Léman des photographies en 3D des danseurs du Grand Théâtre en pleine répétition, tranchant avec les virulentes affiches électorales qui parsèment la ville en pleine campagne pour un référendum municipal (et non une "votation") sur la pertinence de réduire les subventions de la culture (hors celle du Grand Théâtre d'ailleurs).

Ce dernier étant fermé pour des travaux qui s'annoncent plus longs et coûteux que prévus (découverte d'amiante dans la cage de scène dont les dimensions hors standards municipaux ne permettront peut-être pas sa reconstruction postérieure), c'est le provisoire Opéra des Nations qui accueille provisoirement les spectacles de l'établissement. Nouvelle appellation pour une structure bien connue des spectateurs parisiens car il s'agit de l'ancien Théâtre Ephémère de la Comédie Française, gigantesque puzzle en bois clair ré-assemblé après avoir été rallongé pour porter la jauge de la salle à plus de mille places, et permettre l'installation d'une fosse d'orchestre. Installé dans le quartier des Nations Unies, son acoustique a été retravaillée, tout comme son confort et l'aspect bio de son épicéa séduira les amateurs, rien que pour son parfum.


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Carmina Burana, chor. Claude Brumachon

Mais n'étant pas venu pour admirer l'architecture du lieu, on se plonge dans le programme, ce qui engendre la première inquiétude : le spectacle est simplement intitulé "Carmina Burana de Carl Orff", et les typologies de caractères retenus semblent confiner le ballet et le chorégraphe au même niveau que les autres interprètes, chef d'orchestre, chœur, orchestre ou chanteurs. La deuxième inquiétude surgit à l'ouverture du rideau et la découverte de la disposition scénique qui vient malheureusement confirmer la première : un proscenium très avancé qui constitue la moitié de la profondeur de la scène, très vite fermée par un mur d'à peine deux mètres de haut tendu de noir au-dessus duquel se trouve l'orchestre en formation complète, avec l'estrade d'un chef swinguant des hanches au premier plan, encadré par les trois chanteurs assez théâtraux, puis encore au-dessus les gradins du massif chœur fort d'une petite centaine d'interprètes. Cette imposante configuration qui occupe les trois quarts de l'espace visuel, et qui sera continuellement éclairée durant tout le spectacle, laisse d'emblée une place très réduite pour les danseurs, relégués tout en bas du champ de vision dans une simili "fosse ouverte".
 
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Carmina Burana, chor. Claude Brumachon

La scénographie choisie par le chorégraphe est également limitée, sans décor, ni accessoire, et les lumières réduites à la portion congrue par une quasi impossibilité d'éclairages latéraux du fait de la configuration. Deux seules scènes feront appel à des jeux de lumière, l'une par des projections verticales, malheureusement altérées par l'environnement constamment lumineux, et un effet latéral sur un groupe restreint, assez réussi, mais ce sera bien peu. Les costumes en revanche constituent la grande réussite de la production, confiée au couple de stylistes bulgares Livia Stoianova et Yassen Samouilov de la maison de couture parisienne On aura tout vu, déjà responsable de ceux du Casse-Noisette de Jeroen Verbruggen pour le Grand Théâtre. Dans une même veine stylistique, les créations reposent sur des costumes traditionnels revisités (harnais de gladiateurs aux entrelacements complexes, robes-tuniques aux tissus froufroutants faussement négligés) et sur des tenues extravagantes (collants intégraux richement tatoués, majestueuses épaulettes à plumes et imposants casques qui empruntent autant au médiéval qu'à la culture aztèque ou à Arcimboldo) pour les six déesses de la pièce.

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Carmina Burana, chor. Claude Brumachon

Pour sa cantate scénique Carl Orff s'est servi de 24 poèmes extraits du recueil découvert à l'abbaye de Benediktbeuren pour composer son livret. Ces écrits des XIIe et XIIIe siècles protéiformes sont avant tout des divertissements satiriques faisant l'apologie des plaisirs de la chair ou de mœurs dissolues, mais rappelant inéluctablement à la fragilité de la condition humaine, sous couvert de références bibliques, antiques ou païennes. Sur cette base, Carl Orff a recomposé un livret basé sur le cycle de la Fortune qui incite à toutes les passions humaines, même si elle brise ensuite inexorablement. S'ouvrant sur la présentation de la déesse Fortuna, l'oeuvre se décompose en trois mouvements (le retour du Printemps, l'ivresse de la Taverne et l'abandon aux Amours physiques) avant la reprise de l'air d'O Fortuna, devenu le symbole de l'oeuvre, même si bien peu représentatif de l'éclectisme des autres mouvements. Claude Brumachon et son assistant Benjamin Lamarche ont choisi de rester conforme à cet agencement et la cantate sera donc jouée d'une seule traite a tempo.

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Carmina Burana, chor. Claude Brumachon

Les tous premiers tableaux marquent par leur vigueur, faisant assaut de courses, de grappes humaines conflictuelles, de puissance gestuelle mais aussi de chutes, de tremblements intenses au sol, de corps qui tressaillent dans des postures de souffrances souvent aux pieds de tortionnaires aveugles, figures d'autorité politique ou religieuse. Basée sur l'opposition entre les tenues des déesses chamarrées et les oripeaux d'esclaves, l'allégorie de la condition humaine s'incarne dans cette frénésie. La suite des tableaux restera assez similaire, reprenant l'imagerie picturale du chorégraphe avec une multiplicité de propositions gestuelles en scène, comme ces 6 déesses alignées et dont les bustes et les bras figurent chacune une animalité différente. Ou plus encore l'imagerie de la sculpture (il a fait danser Bourdelle il y a une dizaine d'années) par ces compositions de corps qui s'assemblent, se marchent les uns sur les autres et se figent dans des postures tendues. Les portés laissent place à des "grimpés", et on est frappé par le caractère éminemment physique de ce qui est demandé aux danseurs, comme ces croix de fer inversées digne d'un concours d'anneaux de gymnastes (Lysandra Van Heesewijk difficilement soutenue par ses deux partenaires se heurtera d'ailleurs la tête au sol, sans dommage apparent). Ces deux tics stylistiques qui ont fait des émules respectivement chez Tânia Carvalho ou Olivier Dubois (on pense aussi parfois aussi à Ann Van den Broek pour l'aspect frénétique) étaient déjà présents dans les créations précédentes du chorégraphe, Le Prince de Verre notamment, mais atteignent ici un paroxysme sans doute emporté par la composition musicale.

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Carmina Burana, chor. Claude Brumachon

Les tableaux suivants s'inscriront dans la même veine, pour accompagner les agapes de la Taverne et l'ivresse des pulsions et de l'assouvissement de l'Amour. Malgré tout il est difficile de suivre l'évolution d'une quelconque trame narrative dans ces scènes figuratives assez répétitives. On cherche souvent le fil conducteur devant cette somme de propositions gestuelle et à les raccorder à la musique, au livret ou au propos du chorégraphe. On perçoit la volonté d'imposer un univers entier tout en s'adaptant à l'environnement, mais on ressent plutôt de la concession. Idem pour le travail très important sur les contrepoints qui finissent par donner l'impression de décalages pas toujours maîtrisés. Si le livret d'Orff est centré sur la jubilation, les scènes sont elles bien plus frappées par le sceau de la souffrance ou du malheur. La gestuelle sophistiquée génère bien quelques images fortes, mais le surcroît de grâce se fait attendre tout au long du Ballet. La scène est souvent très peuplée, mais il n'y aura que très peu de vrais ensembles. Seule la dernière scène sur l'air d'O Fortuna, porté par une chorégraphie enfin commune pour les 6 déesses et une traversée au pas infiniment lent des trois interprètes principales en robes écarlates de cour à jardin, semble enfin faire entrer en résonance tous les éléments de la pièce. La force de l'ensemble dans lequel les danseurs de Genève vibrent à l'unisson, le choix de la lenteur pour ne pas donner l'impression sinon constante de courir après la musique et la simplicité de l'unicité de la proposition, démontre bien tardivement le potentiel de la pièce.

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Carmina Burana, chor. Claude Brumachon

Aux prises avec toutes ces difficultés, les danseurs de la troupe sont eux aussi sous l'éteignoir d'un mauvais sort. Départis de leur aisance habituelle à fluidifier de grands ensembles, ils éprouvent des difficultés à transcender cette gestuelle individuelle et très physique, voire acrobatique. Leur investissement n'est pas remis en cause, mais le ressenti est celui d'une hétérogénéité bien inhabituelle pour eux, y compris sur certains décalages de pas. Cependant, dès lors qu'il leur est laissé le temps de s'inscrire dans un propos, cela fonctionne, comme sur quelques gestes délicats, ou la dramatique de quelques regards tenus vers le public. La sobre prestance de Xavier Juyon ressort chez les hommes, mais ce sont surtout les interprètes féminines qui ont les rôles importants. Parmi les déesses, trop souvent immobiles à l'arrière plan, c'est Yumi Aizawa qui apporte la fraîcheur qui sied au rôle de Flora, mais ce sera surtout Louise Bille déjà remarquée pour son lyrisme dans Glory, qui illumine l'ensemble, aux côté de l'incontournable Sara Shigenari. Sur l'interprétation musicale, l'orchestre sous la direction énergique de Kazudi Yamada semblait en verve, malheureusement, et c'est un comble, la disposition scénique est également désastreuse pour l'acoustique, et les cordes seront quasiment inaudibles tout au long de l'œuvre, qui reposera donc sur les cuivres et les notes percussives, y compris du piano. La clarté de la voix de Regula Mühlemann l'imposera parmi les chanteurs alors que le vibrato du Ténor apparaissait inutilement large. C'est bien évidemment le chœur qui fera l'unanimité aux saluts, mais cela était fort prévisible.

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Carmina Burana, chor. Claude Brumachon

En conclusion, beaucoup d'ingrédients intéressants sont présents dans cette pièce mais, d'une part il y en a sans doute un peu trop, et en corollaire l'ensemble manque d'atteindre le liant propice à l'émotion. Néanmoins il est difficile dans un tel contexte de rendre un avis objectif sur la qualité de la proposition chorégraphique, qui nécessitera d'être revue dans de meilleures conditions en particulier une scène en forme de boîte noire et des éclairages adéquats qui pourraient magnifier les postures et les costumes, ainsi qu'une cohérence du spectre sonore, fût-il devoir en passer par des musiques enregistrées pour laisser respirer la danse.




Xavier Troisille © 2016, Dansomanie

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Carmina Burana, chor. Claude Brumachon



Carmina Burana
Musique : Carl Orff
Chorégraphie : Claude Brumachon
Costumes : «On aura tout vu», Livia Soianova, Yassen Samouilov
Lumières : Olivier Tessier

Avec : Yumi Aizawa, Céline Allain, Louise Bille, Ornella CapeceAndie Masazza
Virigine Nopper, Angela Rebelo, Sara Shigenari, Sarawanee Tanatanit
Lysandra Van Heesewijk, Madeline Wong
Valentino Bertolini, Natan Bouzy, Zachary Clark, Armando Gonzalez Besa
Vladimir Ippolitov, Xavier Juyon, David Lagerqvist, Nathanaël Marie
Geoffrey Van Dyck, Simone Repele, Nahuel Vega

Ballet du Grand Théâtre de Genève
Regula Mühlemann, soprano
Boris Stepanov, Ténor
Stephan Genz, Baryton
Chœur du  Grand Théâtre de Genève, dir. Alan Woodbridge
Orchestre de la Suisse Romande, dir.  Kazuki Yamada

Vendredi 13 mai 2016 (15h00),  Opéra des Nations, Genève


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