Après
l’enthousiasmante nouvelle production de Kader Belarbi à Toulouse,
le Ballet de l’Opéra National de Bordeaux reprend pour neuf
représentations sa version maison, au moment même où l’Opéra de
Paris distribue ses prestigieuses étoiles dans le même ballet. On
ne se plaindra pas de la profusion de Giselle à l’affiche en cette
saison. Cette pièce romantique par excellence suscite toujours le même
attrait, aussi bien pour le spectateur occasionnel qui veut y voir
l'emblématique acte blanc, que pour le balletomane compulsif qui ne
manquera pas toute nouvelle interprète de l'infortunée jeune
paysanne, transfigurée en ange du pardon. Il faut ajouter que
chaque danseuse rêve de pouvoir danser un jour le rôle-titre, dont
le poids émotionnel se déploie en une palette de sentiments presque
infinie et qui équilibre d’une manière idéale l’expression
théâtrale avec la danse pure.
Ce ballet
possède en outre l’avantage de pouvoir s’adapter à une
compagnie de dimension moyenne d’une quarantaine de danseurs comme
celle de Bordeaux (quelques danseurs supplémentaires sont cependant
nécessaires, sans compter les artistes de la figuration). Charles
Jude avait conçu cette version il y a près de vingt ans dès sa
nomination à la tête du Ballet de Bordeaux, comprenant qu’un
solide répertoire traditionnel était une condition sine que non
pour inscrire la compagnie dans le paysage de la danse classique. Le
pari est réussi comme en témoignent les tournées régulières,
aussi bien au niveau régional qu’à l’international.
Il faut bien
dire que cette production accuse néanmoins le poids des ans. Le
décor du premier acte ne dégage plus aucun charme. Les toiles
peintes et les cabanes en carton-pâte paraissent bien ternes si on
les compare avec les splendides transparences en feuillages de la
nouvelle production toulousaine. A peine distingue-t-on derrière les
faux arbres les reflets d’un lac, qui serait cependant mieux en
situation dans l'acte des Wilis, puisque le garde-chasse est censé
s'y noyer.
Oksana Kucheruk (Giselle) - Igor Yebra (Albrecht)
L’arrivée de
la chasse des grands seigneurs n’en reste pas moins réjouissante,
avec son cérémonial et ses trophées. Elle est conduite par un
magnifique lévrier qui traverse fièrement la scène, de jardin à
cour, sans bouger une oreille. Par ailleurs, l'animation des
ensembles et le sens de l'occupation de la scène dont font preuve
les danseurs équilibrent avantageusement la fadeur des décors. On
sent que Charles Jude, de même que les maîtres de ballet Aurélia
Schaefer et Eric Quilleré, ont veillé à imprimer le plus de
rigueur possible dans les danses d'ensembles. Et aussi bien les
vendangeurs que les Wilis présentent des alignements sans aucun
défaut.
On aurait
souhaité davantage d'audace du côté des distributions qui ne nous
proposent que du très connu. Pourquoi ne pas avoir laissé sa
chance, par exemple à un Neven Ritmanic dans le rôle de Loys, alors
qu'il était prévu comme remplaçant? Il est vrai que celui-ci ne se
présente pas dans sa meilleure forme dans le pas de six (faut-il
incriminer les enchaînements resserrés des représentations?). Igor
Yebra, danseur étoile de grand style, après avoir fait les beaux
jours de la compagnie est à présent soliste invité, auprès de sa
partenaire d'élection Oksana Kucheruk. S'il n'a plus les
dispositions physique pour assurer un grand rôle technique (ses
variations sont simplifiées), il compense par une connaissance
parfaite des enjeux dramatiques. Duc déguisé en paysan, jouant de
manière inconséquente avec Giselle, il se trouble quand il
reconnaît entre ses mains le collier de sa fiancée Bathilde,
manifestant dès lors de plus en plus de désarroi jusqu'à la mort
de la fragile héroïne.
Oksana Kucheruk (Giselle) - Igor Yebra (Albrecht)
Oksana Kucheruk en Giselle ne cherche
pas à surjouer quelque adolescente attardée. Très féminine au
contraire dans le premier acte, y compris dans la scène de folie,
elle apparaît toute différente ensuite en douce créature
surnaturelle, aux déplacements fantomatiques. C'est dans le deuxième
acte que sa technique trouve par ailleurs le mieux à s'employer. Sa
cambrure de pied délicieuse donne une expression toute particulière
à ses arabesques, et ses jeux de bras font merveille.
Mika Yoneyama est une solide
Myrtha, froide et inflexible comme il se doit. Mais c'est
l'Hilarion de Alvaro Rodriguez Pinera qui brûle les planches
grâce à une interprétation très fouillée. Regard noir,
expression constamment lisible et juste, pantomime précise, sa
grande scène au deuxième acte nous tient en haleine.
Igor Yebra (Albrecht) - Oksana Kucheruk (Giselle)
S'il faut louer la technique fine et
précise de Diane Le Floc'h et Marina Guizien en demi-solistes, on
remarque aussi parmi les rôles mimés l'excellent écuyer Wilfred de
Kase Craig. Davantage qu'un porteur de cape, il devient ici un
véritable interlocuteur pour le duc Albert.
C'est le très jeune chef
Pierre Dumoussaud qui fait ses premières armes pour dans la
fosse d'un ballet. Il dirige l'Orchestre National de Bordeaux
Aquitaine avec un sens des contrastes bienvenu.
Jean-Marc Jacquin © 2016, Dansomanie