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Ballets de Monte-Carlo
28 avril 2016 : «En compagnie de Jiří Kylián» au Grimaldi Forum
Bella Figura (chor. Jiří Kylián)
Certaines représentations sont attendues avec plus
d'impatience que d'autres, et l'idée de passer celle du 28 Avril "En
compagnie de Jiří Kylián" avec les danseurs des Ballets de Monte-Carlo
l'imposait tout en haut de la liste. A la demande de Jean-Christophe
Maillot le chorégraphe tchèque a concocté un programme à partir de trois
pièces issues de son répertoire, Bella Figura et Gods And Dogs pour la partie "classique", avant Chapeau
pour conclure sur une note festive cette soirée qui entre dans le cadre
du 30e anniversaire de la compagnie monégasque. Qui dit anniversaire
dit cadeau-surprise, et Oskar viendra nous l'apporter, mais ne la dévoilons pas tout de suite!
La soirée se tient au Grimaldi Forum, salle moderne de 1800 places,
bâtie dans les profondeurs d'un immense complexe gagné sur la mer, au
confort appréciable y compris sur le plan visuel malgré ses dimensions.
La largeur de la scène génère d'ailleurs une petite inquiétude pour la
tenue de pièces aussi intimistes, mais qui sera vite balayée par les
scénographies mise en place.

Bella Figura (chor. Jiří Kylián)
Le programme débute donc par Bella Figura,
pièce emblématique du chorégraphe, créée en 1995 par le Nederlands Dans
Theater originel, et qui commence, elle, par ...un baisser de rideau.
Trente minutes avant l'heure théorique, les spectateurs présents dans le
forum sont invités à prendre place dans la salle, pour y découvrir
l'échauffement des danseurs et leur passage progressif d'habits de ville
ou de studio à ceux de scène, et nous entraîner dans la mise en abyme
de leur progressive incarnation du théâtre vivant, jusqu'au couperet du
rideau initial.
Difficile de rendre compte d'un tel ballet, alors
qu'il faudrait juste lui rendre hommage, voire grâce, comme celle qui
émane de la scène centrale, sans la doute plus belle qui soit (il suffit
de voir la photo de l'affiche pour s'en convaincre), dont l'émotion
vous cueille inévitablement et constitue l'acmé de ce parcours
conceptuel du banal vers le sublime. Même si rien n'est vraiment banal
dans cette œuvre, qui voit le premier mouvement de rideau clôturant la
session préliminaire empoigner littéralement une danseuse torse nu, pour
une suite de portés bras et jambes croisés puis écartés, tâche claire
posée dans cet immense toile noire, figurant une vulnérabilité déjà
poignante. Les rideaux constitueront d'ailleurs les transitions entre
les scènes en créant des espaces parfois très restreints ou d'une
largeur infinie comme pendant les scènes d'ensemble où un rideau
vertical à mi-hauteur offre une ligne d'horizon vertigineuse sur cette
grande scène. Avec deux grandes vasques vides pour tout décor, la déjà
troisième partie du ballet est un récital d'une danse contemporaine
d'obédience néo-classique avec danseuses en body rouge satiné et
danseurs en nylon noir. Le langage habituel s'enrichit ici de
déséquilibres, de contorsions et de glissades comme pour mieux sublimer
par ces écueils la résolution des gestes plus fluides.

Bella Figura (chor. Jiří Kylián)
Centrée sur
l'individu et son rapport aux autres, cette partie fait petit à petit
tomber les masques de la représentation sociale au fur et à mesure
qu'elle avance dans sa progression lyrique. Accompagnée par les musiques
baroques de Pergolese, Marcello, Vivaldi la montée progressive aboutit à
Torelli et au fameux ensemble des neufs danseurs seulement vêtus d'une
soyeuse robe d'un rouge incandescent et aux influences japonaises,
magnifique tenue créée par Joke Visser. Par ces corps semblant enfin
libérés de toute entrave ou convention, c'est l'essence même de la danse
qui est incarnée en scène. Et qui dit danse dit pas de deux, mis en
scène cette fois par deux danseuses accroupies dans leur robe pour une
suite de mouvements frôlés, telles deux "Venus de Milo" s'éveillant
après avoir recouvré leurs bras, avant qu'elles ne se transforment en
"Venus sortant des eaux" en se redressant sans leur robe pour une
pseudo-nudité intégrale toujours entre vulnérabilité et profonde pudeur.
La dernière partie du ballet mêlera les costumes et les styles, pour
quelques pas de deux d'une grande tendresse, comme cette pirouette qui
se transmet d'un danseur à l'autre par une discrète poussée. Jusqu'à ce
que s'interrompe le Stabat Mater
de Pergolese pour une dernière séquence, dans un silence uniquement
percé par le crépitement des vasques entre-temps enflammées, et dans
laquelle les danseurs se réconforteront mutuellement par une main
délicatement posée sur une épaule redressée, afin de la détendre
lentement et de diffuser jusqu'aux spectateurs la sensation physique de
l'apaisement.

Bella Figura (chor. Jiří Kylián)
Le deuxième ballet sera Gods and Dogs, créé en 2008 par le NDT II, et officiellement la 100e chorégraphie de Jiří Kylián.
Transition notoire de style avec l'entrée en scène de danseurs dans une
pénombre faussement éclairée par une bougie placée à l'avant scène et
simulant la projection d'ombres démesurées sur le mur du fond. Cette
séquence d'introduction décompose un groupe de danseurs, vêtus de
simples pantalons de lins ou de body-shorts de coton, matériaux issus du
vivant, pour une sortie de scène soudainement très animale. Si
l'accompagnement musical classique est de Beethoven, le point de départ
est donné par l'onde de choc produite par un geste ample d'une danseuse
venant frapper du plat de la main le mur du fond et qui se propage sur
toute sa superficie. Celui-ci se relèvera peu après pour laisser place à
un rideau de fils métalliques semi-rigides agité en permanence d'une
onde auto-générée pour des effets de vagues de lumières très réussie. Ce
rideau d'une pluie que les anglo-saxons qualifieraient de "cats and
dogs", laisse passer de temps en temps un interprète mais se révèle
encore plus réussi lorsque il diffuse l'image éthérée et brouillée de
celui qui se tient juste derrière cette frontière mouvante dans un monde
déjà parallèle. Un peu moins réussie sera la projection épisodique du
chien du titre, réalisé par des images de synthèse passant de l'informe à
une gueule de plus en plus agressive et bondissant vers le spectateur.
La supériorité du décor matériel par rapport à l'image et surtout de
l'émotion qu'elle suscite n'en sera que plus manifeste.

Gods and Dogs (chor. Jiří Kylián)
Des ténèbres, de l'irréel, des danseurs en proie à la confusion de
mouvements ou de sens à leurs figures, tout évoque la folie, et pourtant
le rendu est d'une beauté fascinante. Pas si surprenant pour plusieurs
raisons, dont la première est d'en décortiquer le mécanisme : le
mimétisme entre la propagation du phénomène de l'onde et celle de la
maladie se fait naturellement et nous entraîne dans un univers onirique
mais finalement rassurant. La deuxième est l'humanité qui se dégage des
rapports entre les interprètes, fussent-ils durement représentés. Et la
troisième, cause de la deuxième d'ailleurs, est l'affolante similitude
de la gestuelle avec celle de Bella Figura.
Mêmes portés dans le dos, mêmes inclinaisons des danseurs tendrement
soutenus par leur partenaires, même jambes tendues posées sur la
poitrine du partenaire, mêmes détails dans les expressions des visages,
ce doigt ou ces deux doigts pointés en fin de geste, mêmes fluidité dans
ces mouvements en V de l'interprète qui pivote debout, passe au sol et
se relève d'une seule traite, ou dans ces glissades figurant l'envol.
Les années ayant passé entre les créations, le style s'est affermi, les
mouvements sont plus tranchants, la gestuelle amplifiée ou les grimaces
exaltées. Certes la douce sensualité de l'une fait place à la brusquerie
du rapport humain de l'autre, l'école de John Cranko s'est enrichie
d'éléments de Mats Ek, thème oblige, mais le style est propre.
L'occupation scénique et le découpage de la pièce sont aussi
profondément similaires, entre individualités, duos et ensembles
porteurs de la progression de la pièce. Jusqu'à la résolution finale, du
danseur dans l'obscurité qui ne parvient plus à échapper à ces lucioles
virales (au rendu retravaillé par rapport à la création) qui
investissent son corps des pieds à la tête et ayant vaincu ses dernières
résistances, se retirent lentement vers le sol pour abandonner leur
hôte. Sans vie, ou sans maladie, sans doute est-ce la même chose dans
l'esprit du chorégraphe.
Gods and Dogs (chor. Jiří Kylián)
Voir ces deux premiers ballets à la suite est une
expérience étonnante, tant ils exhalent le style de
Kylián, sans pour autant ne jamais donner l'impression d'une
redite. Ce Gods and Dogs
s'apparente plutôt à un nouveau tableau de maître,
peint sur une ancienne toile, qui en reprend certains
éléments, pour, dans le cadre d'un nouveau sens,
créer un nouveau petit chef d'œuvre. Rien à redire
non plus de l'interprétation toujours aussi juste des 8
interprètes, avec un George Oliveira qui se détache
peut-être.
Après
la deuxième pause, fin de cette série de "classiques", et
place à la partie festive de circonstance avec Chapeau
(en français dans le texte), pièce d'occasion (le terme
n'est pas dénué d'humour en français...)
créée en 2005 par le NDT II pour le jubilé du
couronnement de la Reine des Pays-Bas et repris ici pour
célébrer le trentenaire des Ballets de Monte-Carlo.Voulu
comme un hommage de Jiří Kylián à cette
dernière, elle joue sur l'expression coup de "chapeau !" et
l'intérêt que porte le chorégraphe pour la
collection de l'accessoire par la Reine. La pièce débute
par ...un écran derrière le rideau!
La surprise annoncée est donc la projection d'un court-métrage réalisé
par Kylián et mettant en scène sa dernière (peut-être dans tous les sens
du terme) chorégraphie, interprétée pour l'occasion par Bernice
Coppieters et Jean-Christophe Maillot. Nommé Oskar
ce film en noir et blanc d'images d'accélérées et ralenties, à l'humour
régressif très Buster Keaton. Il est impossible d'en rendre compte sans
spoiler les gags, mais ce gâteau sur la cerise repose autant sur le
sens de l'auto-dérision de Jean-Christophe Maillot que sur la grâce de
sa muse qui a rechaussé les pointes pour l'occasion.

Chapeau (chor. Jiří Kylián)
La dernière image du film est la première en scène, que Maillot quittera
bien vite, pour laisser ses danseurs s'emparer de leurs chapeaux
bigarrés. Sur une chanson de Prince, brutalement décédé peu de temps
auparavant la première, et dont la musique à été incorporée à Oskar
en guise d'hommage, les danseurs investissent un plateau simplement
occupé par deux murs de rideaux dorés, qui ressemblent à celui de Sounddance coupé en deux. Dans des tenues dorées rappelant celles de Bella Figura,
mais aux torses des demoiselles recouverts de brassières dorées, la
chorégraphie se veut enjouée sur ce mid-tempo funk assez intransigeant.
Si les ensembles paraissent aisés et simplement représentatifs de
tableaux joyeux, comme ces figures de kangourou allongé sur le coude ou
d'écureuil volant par la grâce d'une danseuse projetée à plusieurs
mètres d'altitude, l'humour et les surprises ne constituent que la
moitié de la pièce. L'autre versant, repose outre sur une gestuelle des
mains particulièrement soignée (les photos des répétitions sans chapeau
en témoignent), mais surtout sur une virtuosité des pas rapides, révélés
par des jambes dénudés sous les genoux et dont la précision des
mouvements est soulignée par de surprenantes petites chaussettes dorées.

Chapeau (chor. Jiří Kylián)
Si les ingrédients sont bien présents, de la pièce de circonstance à
l'œuvre de commande il n'y a qu'un mince intervalle qu'on se prendra à
franchir de temps en temps du fait d'un déroulé qui manque parfois de
naturel. Heureusement les danseurs élevés au grain de la folie de
Jean-Christophe Maillot transcendent tout cela par leur fraîcheur, comme
Liisa Hämäläinen ou Mikio Kato, et le final nous donne l'occasion
d'admirer encore une fois la reine de cette soirée princière, portant
sur le chef une splendide pièce montée. Sauf qu'à défaut d'éteindre
d'éventuelles bougies, souffler sur elle aurait l'effet de faire tourner
les nombreux petits moulins multicolores de notre enfance qui la
composent.
Portée sur l'accessoire, donc le dérisoire, mais n'osant pas
complètement la dérision, cette pièce trouve néanmoins sa place dans le
contexte de la soirée essentiellement par l'apport de l'esprit de la
compagnie et de son directeur à la création originale et conclut ainsi
joyeusement la fête.
Chapeau (chor. Jiří Kylián)
Plaisir restera le maître mot du programme : plaisir de l'émotion
viscéral et intime pour les deux premiers ballets, plaisir de
l'amusement et du partage pour les deux suivants. Mais au-delà du
plaisir c'est le rare sentiment d'osmose entre deux personnalités aussi
fortes du monde chorégraphique, certes pas au niveau du style mais de
l'esprit, qui marquera le souvenir de cette soirée. Et puisque Jiří
Kylián a choisi le français pour un de ces titres, rendons lui quelques
mots de tchèque issus d'un poème d'Otokar Březina, Les Mains, pour exprimer le ressenti lors de la dernière scène de Bella Figura, finalement pas si silencieuse que cela :
"Orchestrů neviditelných zapění
zdvihlo se v taktu jejich tajuplného gesta."
"Des airs d'orchestres invisibles
S'élevèrent à la mesure de leur geste mystérieux".
Xavier Troisille © 2016, Dansomanie
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propriété
intellectuelle.
Bella Figura (chor. Jiří Kylián)
Bella Figura
Musique : Lukas Foss, Pergolèse, Alessandro Marcello, Antonio Vivaldi, Giuseppe Torelli
Chorégraphie : Jiří Kylián
Costumes : Joke Visser
Lumières : Jiří Kylián, Tom Bevoort
Avec : Marketa Pospíšilová, Anna Blackwell / Lucas Threefoot, Mimosa Koike / Gabriele Corrado
Alessandra Tognoloni / Alexis Oliveira, Tiffany Pacheco / Stephan Bourgond
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Gods and Dogs
Musique : Dirk Haubrich, Ludwig van Beethoven
Chorégraphie : Jiří Kylián
Décors : Jiří Kylián
Costumes : Joke Visser
Lumières : Kees Tjebbes
Vidéo numérique : Tatsuo Unemi, Daniel Bisig
Avec : Mimosa Koike / Lucas Threefoot, Kaori Tajima / George Oliveira
Maude Sabourin / Stephan Bourgond, Alessandra Tognoloni / Lucien Postlewaite
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Oskar (film)
Réalisation : Jiří Kylián
Montage : Gregory Sebbane
Cadrage : Julien Laugier, Alexandre Chapot
Eclairages : Samuel Thery
Son : Bertrand Maillot
Musique : Prince
Voix off : Jiří Kylián
Avec : Bernice Coppieters, Jean-Christophe Maillot
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Chapeau
Musique : Prince, Pu'uhona
Chorégraphie : Jiří Kylián
Décors : Jiří Kylián
Costumes : Joke Visser
Modiste : Elizabeth van der Helm
Lumières : Kees Tjebbes
Avec : Bernice Coppieters, Anjara Ballesteros, Liisa Hämäläinen,
Maude Sabourin, Gaëlle Riou, Anne-Laure Seillan
Edgar Castillo, Mikio Kato, George Oliveira,
Alvaro Prieto, Christian Tworzyanski, Le Wang
Ballets de Monte-Carlo
Musique enregistrée
Jeudi 28 avril 2016 , Grimaldi Forum, Monaco
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