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critiques et comptes rendus
Ballet de l'Opéra de Lyon

17 avril 2016 : «Made in America» (M. Cunningham, L. Childs) à l'Opéra de Lyon


Dance (chor. Lucinda Childs)


Après être venu présenter à Paris un programme sur les chorégraphes contemporains, le Ballet de l'Opéra de Lyon invitait à un retour au source de la danse contemporaine au travers d'une soirée «Made in America» et deux ballets de Merce Cunningham et Lucinda Childs. Les deux pièces proposées à cette occasion Winterbranch et Dance ont en effet respectivement 52 ans et 37 ans! Ces deux entrées au répertoire du Ballet tout en s'inscrivant dans une démarche "historique", viennent compléter le savoir faire de la compagnie sur ces deux chorégraphes, avec quatre œuvres de Cunningham et bientôt trois «créations» de Lucinda Childs. «Création» car l'événement de cette soirée est la présentation d'une nouvelle production de Dance, pour laquelle la chorégraphe a souhaité que le film accompagnant la pièce, qui n'est autre qu'une capture en studio de la pièce montée et projetée pendant la danse, soit recréée avec les interprètes du Ballet de Lyon.

Ce programme prenait place sur la scène de l'Opéra de Lyon, théâtre de facture classique entre Rhône et Saône, revisité par Jean Nouvel au début des années 1990 et devenu un exemple emblématique de rénovation urbaine. S'il est vrai que la verrière visible de loin fait penser à un vague hangar aéroportuaire, la façade vue de près dégage une surprenante harmonie entre les arcades néo-classiques et ses fines statues de muses sur l'attique, et l'immense verrière dont le dernier étage est d'ailleurs occupé par le studio de danse. L'intérieur fait le choix de la modernité entre escaliers mécaniques et coursives en grillages métalliques, mis à part le foyer gardé globalement intact. La salle, gigantesque coque suspendue, se distingue par son côté intégralement noir et surtout sa verticalité : entourant un parterre très resserré, s'élèvent six niveaux de balcons particulièrement abrupts, et le cadre de scène étant assez étroit, il en apparaît presque carré.

Winterbranch (chor. Merce Cunningham)

Le noir sera également la couleur dominante de la première pièce, Winterbranch, qui prend place dans une totale absence de décor, avec vue intégrale sur la cage de scène, le mur de fond brut, le grill ou les projecteurs latéraux. Cet espace créé par le plasticien Robert Rauschenberg évoquant le désert urbain, sera toujours sombre, même si balayé par des faisceaux de lumière aléatoires type phares automobiles, ne servant qu'à créer une atmosphère et non à éclairer les danseurs. Ceux-ci au gré de leurs évolutions sur scène seront la plupart du temps plongés dans une semi-obscurité et seront parfois pris par les feux d'un éclairage soudain ou passeront par le noir le plus total. Noirs également les costumes des danseurs, type survêtements informes, ou leur maquillage fait de traits guerriers sur les joues. Seules les baskets apportent une note blanche aux pieds des danseurs. L'accompagnement musical du minimaliste La Monte Young, intitulé 2 Sounds s'avère effectivement ne reposer que sur deux sons : le frottement d'un morceau de bois sur un gong et celui d'un cendrier sur un miroir.

Winterbranch (chor. Merce Cunningham)

C'est tout d'abord dans le silence que commence la pièce, par l'apparition d'un danseur rampant de cour à jardin dans une toile noire, qui n'est pas sans évoquer la divinité de Mats Ek dans She Was Black. Les six danseurs de cette œuvre prendront ensuite possession du plateau pour de courts passages dont les mouvements inventent une gestuelle toujours actuelle aujourd'hui, comme ces roulades des danseurs dos sur le dos de leur partenaire, ou ces déséquilibres tenus puis rattrapés par le bras tendu d'un autre partenaire. Le geste est rare, très souvent axé sur la dualité entre verticalité et horizontalité : les chutes et les mouvements au sol sont nombreux, mais la station debout et la reprise de la marche ou de la course prend toute son importance, même si parfois les danseurs resteront au sol et devront être tirés hors de scène. L'image la plus forte sera le porté d'une danseuse tenue allongée dans le dos d'un danseur qui se redresse soudainement sur ses genoux.

Winterbranch (chor. Merce Cunningham)

Une continuelle tension émane des mouvements ou de leur absence, l'atmosphère est particulièrement lourde entre stridences sonores et éblouissements lumineux. Sorte de chaos urbain post-apocalypse, ou ghetto socialement délaissé, où les rares humains qui le peuplent semblent déboussolés et meurtris, légèrement troglodytes. Ils semblent tous frappés par des accidents antérieurs les laissant en déséquilibre, voire handicapés, revenus à une animalité craintive, tels des représentants d'une société d'exclus vivant en marge d'une quelconque autoroute. La noirceur se poursuivra jusque dans la scène finale, qui verra une danseuse recouvrir d'un linceul noir ses partenaires allongés à ses pieds. Ce manifeste profondément teinté par l'évolution urbaine américaine du milieu du siècle, bien loin de la dynamique de Sounddance, renvoie plutôt à la filmographie d'un Cronenberg et navigue entre pessimisme et désillusion, même s'il reste toujours porté par une irrésistible volonté du sursaut.

Dans cet univers névrotique, qui verra le plateau traversé par une inquiétante ambulance robotique, assemblage hétéroclite d'un caddie du supermarché, d'objets métalliques provenant d'une décharge et d'un gyrophare rouge, les interprètes font preuve de beaucoup de méticulosité dans leur gestuelle, révélant sans doute un laborieux travail de répétition et d'appropriation du langage du chorégraphe. Certains d'entre ont peinent tout de même à dépasser le stade de la reproduction, mais une Chiara Paperini ou un Tyler Galster parviennent à transmettre l'esprit de ce ballet de genre aussi angoissé qu'angoissant.

Après l'entracte, place donc à l'événement du jour, la recréation de Dance de (et par) Lucinda Childs, par (et pour) les danseurs du Ballet de Lyon. A la base une chorégraphie reconnue comme majeure dans l'histoire de la créatrice, juste après le Einstein On The Beach qui l'a fait connaître, dont la première a eu lieu à la Brooklyn Academy of Music en 1979. Pendant la première partie, des danseurs en blanc, justaucorps, pantalon et chaussons, évoluent dans une scénographie noire et nue, et la pièce commence par des vagues de danseurs en blanc qui alignent les courses de cour à jardin et inversement, basées sur des mouvements simples mais toujours dynamiques : petits sauts, pirouettes, pas rapides. Et comme toujours chez la chorégraphe ces mouvements se répètent et évoluent petitement mais surement, au fil de transition toujours faussement nonchalantes, avant de réitérer inlassablement le geste.

Dance (chor. Lucinda Childs)

C'est sur cette danse épurée qui tente à chaque instant de capter l'essence du mouvement, que se greffent les images du film, projetées par intermittence sur un invisible écran de mailles fines et serrées dressé à l'avant scène et en couvrant tout le cadre, mais permettant de voir par transparence les évolutions des danseurs au travers des images. L'idée du film initial tourné par Sol LeWitt était de remplacer toute scénographie qu'il jugeait entraver le contexte de danse à l'état pur. Il s'est donc emparé d'une caméra pour tenter à son tour de capter la quintessence du geste en studio, et la projeter à l'unisson pendant le spectacle, afin que l'on ne voit définitivement que les danseurs. C'est ce film tourné avec les interprètes de la création qui avait accompagné la reprise du ballet par la Lucinda Childs Company en 2014, mais jugé trop abîmé par la chorégraphe, elle a souhaitée une recréation.

C'est la cinéaste Marie Hélène Rebois qui s'est attelé à cette tâche et est entré en studio avec les dix-sept danseurs lyonnais pour un minutieux travail de copiste pour reproduire les cent cinquante-cinq plans du film, sous la houlette de la chorégraphe. Le résultat produit tient bien évidemment à l'adéquation entre les danseurs à l'écran et ceux en scène qui sont rigoureusement les mêmes, ce qui confère un rendu bien différent de ce qu'on a pu voir avec le film original et des danseurs contemporains à la morphologie et aux attitudes bien divergentes de ce qu'était la manière de danser des années 1970.

Dance (chor. Lucinda Childs)

Ici, l'exacte superposition qui en résulte est la grande réussite visuelle du ballet, d'autant qu'il n'y a pas dans cette première partie de procédé visuels, à part des effets de projection sur le demi écran supérieur donnant l'impression qu'il y a deux étages de danse. Cette stratification devient hypnotique comme regarder défiler au sein de nuages blancs, des vols d'oiseaux ou d'avions tout aussi blancs. Tout comme l'alternance des focales au sein du film, mais aussi entre le film projeté en grand format au premier plan, et les danseurs en chair en scène, certes plus petits et plus lointains, mais qui n'en apparaissent que plus présents et plus vivants lorsque les images s'estompent.

La deuxième partie est un "simple" solo d'environ vingt minutes emmené par Noëllie Conjeaud, qui profite de quelques rares instants de répit lorsqu'elle laisse l'image seule en scène. Basé sur des allers-retours de fond à l'avant scène, entrecoupé de quelques tours pour occuper l'espace, et toujours sur cette gestuelle minimaliste mais inlassablement dynamique, cet hallucinant solo va encore plus loin dans cette étude de la pureté du geste. Les images qui l'accompagnent prennent parfois le dessus sur l'interprétation humaine, avec quelques effets certes minimalistes mais parfois superflus. Mais cet ascèse mis en dansé par l'interprète est sans doute la plus belle façon d'incarner l'art de Lucinda Childs.

Dance
Winterbranch (chor. Merce Cunningham)

La troisième partie divise le plateau en damier occupé par quatre danseurs et danseuses, dont l'un brisera la chaîne du mouvement ininterrompue jusqu'alors en stoppant son exécution, figé dans un coin, avant de reprendre place dans la danse. Quelques nouveaux effets (travelling, inversion de sens, projection en plongée montrant un tapis de sol blanc quadrillé...) et surtout des filtres lumineux, préfigurant l'apparition de la télévision couleur (rouge/jaune/bleu), égayeront l'ensemble qui continue d'alimenter en intensité sa dynamique, dont on perçoit qu'elle ne tient plus que par le fil de la respiration des danseurs toujours plus sollicités et qui laisse le spectateur tout aussi haletant.

La partition de Philipp Glass déferle de notes glissantes comme les pas des danseurs, et s'adapte parfaitement à ce contexte, mais c'est bien la musique de la danse qui porte l'ensemble jusqu'à son terme. Celle-ci restreint les danseurs dans une fenêtre de tempo excessivement rigoureuse pour coller aux images, mais l'aide visuelle de l'écran inversé doit néanmoins les y aider. Impossible de ressortir tel ou tel artiste plus qu'un autre, mis à part évidemment l'interprète du solo central, car tous semblent réciter avec une aisance absolue la lettre et l'esprit de la chorégraphie.

La reconstitution minutieuse du film représente un immense travail, le spectacle y gagne en visibilité et en confort, et la chorégraphie en hypnotisme du mimétisme. Mais on pourra regretter, si ce n'est la perte de la magie d'antan, au moins celle de la force du témoignage historique, thème de la soirée. Au fond cette reconstitution puise son intérêt dans l'exactitude des pas, des gestes entre les danseurs en scène et ceux à l'image, mais aussi celle de leur corps et de leur visage. Et nous oblige à nous interroger sur son rendu dans quelques années lors de la reprise de cette oeuvre par une compagnie à l'effectif fatalement renouvelé. Voir cette projection à l'Opéra de Lyon en ce mois d'Avril 2016 était sans doute une chance qui ne se reproduira guère, et peut-être même que dans quelques années, les techniques de restauration d'images ayant encore évolué, ce sera le film originel qui sera à nouveau utilisé ? Comme si, dans le but de pérenniser cette pièce par la commande de ce nouveau film, la chorégraphe avait en fait réactivé l'un des aspects malheureusement les plus oubliés de l'art de la danse : son caractère éphémère.

Dans la continuité de ces années d'enrichissement continu de son répertoire, et quelque part de son apport au patrimoine de la danse contemporaine, la Ballet de l'Opéra de Lyon s'offre donc une plongée audacieuse dans l'histoire de la danse avec deux pièces stylistiquement marquées. Par cette soirée résolument en Noir et Blanc, il ne s'agit guère de se complaire dans la nostalgie d'une époque, mais plutôt de démontrer la modernité de ces œuvres et leur influence sur les chorégraphes contemporains. S'il prend le risque de dérouter le regard du spectateur actuel par son âpreté visuelle et son choix de l'épure sans compromis, le programme, par la qualité des gestuelles proposées, parvient à susciter autant la délectation que l'intérêt.




Xavier Troisille © 2016, Dansomanie



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Winterbranch
Winterbranch (chor. Merce Cunningham)




Winterbranch
Musique : La Monte Young
Chorégraphie : Merce Cunningham
Décors et costumes : Robert Rauschenberg

Lumières : Beverly Emmons d'après Robert Rauschenberg

Avec : Chaery Moon, Jacqueline Bâby, Chiara Paperini
Simon Galvani, Marco Merenda, Tyler Galster
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Dance

Musique : Philip Glass
Chorégraphie : 
Lucinda Childs
Costumes : A. Christina Giannini
Lumières : 
Beverly Emmon

Dance 1 – Jacqueline Bâby / Edi Blloshmi, Julia Carnicer / Tyler Galster
Graziella Loriaux / Leoannis Puppo Guillen, Chiara Paperini / Raúl Serrano Núñez
Dance 2 – Noëllie Conjeaud
Dance 3 Kristina Bentz / Ludovick Le Floc'h, Marie-Lætitia Diederichs / Simon Galvani
Coralie Levieux / Marco Merenda, Amandine Roque de la Cruz / Roylan Ramos


Ballet de l'Opéra de Lyon
Musique enregistrée

Dimanche 17 avril 2016 , Opéra de Lyon


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