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Ballet du Capitole de Toulouse
13 avril 2016 : «Paradis Perdus» (K. Belarbi /A. Rodriguez) à Saint-Pierre-des-Cuisines
Lauren Kennedy, Olivia Lindon, Melissa Abel, Manon Cazalis, Julie Charlet, Laura Fernandez
Kayo Nakazato dans Thousands of Thoughts (chor. Angel Rodriguez)
C’est
dans l’église médiévale de Saint-Pierre des
Cuisines que le Ballet du Capitole nous invite pour son nouveau
spectacle. Dominant la turbulente place Saint-Pierre en bord de
Garonne, cette église à l’allure austère (la
plus ancienne de Toulouse dit-on) fut restaurée à la fin
du XXème siècle, révélant à cette
occasion dans ses sous-sols de précieux vestiges gallo-romains.
Elle fut transformée dans la foulée en un auditorium de
400 places à l’acoustique recherchée, et dont les
gradins vertigineux défient les impressionnants hauts murs de
brique. La salle est de nos jours plus particulièrement
destinée à accueillir les élèves du
conservatoire tout proche, pour différents travaux :
auditions, répétitions, démonstrations ou
spectacles. Il y a quelques saisons, le Ballet du Capitole faisait de
fréquentes incursions dans des lieux nettement plus profanes,
comme le clinquant casino Barrière. On peut s’en amuser,
mais cette délocalisation nouvelle est aussi le signe d’un
rapprochement avec le conservatoire de Toulouse, lequel devrait se
manifester à l’avenir par des échanges
structurés avec les élèves des cours de danse.
Solène Monnereau, Juliette Thélin, Ramiro Samón
Eukene Sagüés Abad dans Salle des pas perdus (chor. Kader Belarbi)
La
configuration toute particulière du lieu appelait des
créations tout spécialement conçues pour son
atmosphère. La seule reprise de la soirée est
l’entrée au répertoire d’une pièce de
Kader Belarbi, Salle des pas perdus
créée en 1997 par des danseurs de l’Opéra de
Paris dans l’amphithéâtre de la Bastille. Laure
Muret, qui était de la création, l’a
réadaptée aux personnalités des danseurs du
Capitole. Sur un assortiment de pièces pour piano de Prokofiev,
jouées en direct, dont certaines tirées des fameuses Visions fugitives,
trois femmes et un homme à l'allure grisâtre, portant
valises et courbés sur eux-mêmes, évoluent de
manière erratique à travers le grand espace sans
coulisses, sous les lueurs incertaines des ampoules électriques.
Juliette Thélin, Solène Monnereau dans Salle des pas perdus (chor. Kader Belarbi)
Quelques
moments d'unisson les rassemblent parfois, mais malgré des
gestes de rapprochement, des paroles inintelligibles, ils semblent ne
jamais se voir vraiment. Ils préfèrent jouer de leurs
valises, les ouvrant soudain, dénichant peut-être quelque
souvenir. Cet univers sans horizon, et qui semble n'avoir ni
début ni fin, n'est pas sans rappeler celui de Samuel Beckett
dans sa vision pessimiste de la condition humaine. Dans ce
théâtre de l’absurde, on distingue
particulièrement les belles envolées de Ramiro
Samón, soliste cubain de la compagnie, à peine
entravées par son ample costume de voyageur. Une dernière
ampoule s'éteint, renvoyant les personnages à leur
anonyme obscurité.
Ramiro Samón dans Salle des pas perdus (chor. Kader Belarbi)
L'atmosphère est tout autre dans Mur-Mur,
la nouvelle création de Kader Belarbi. Utilisant le corps de
ballet masculin de la compagnie toulousaine, avec comme accessoires de
rudimentaires parois mobiles, cette pièce se propose de
décrire les réactions humaines face à
l'enfermement. Le ton est en réalité uniformément
à la brutalité, l'expression individuelle étant
constamment bridée par le groupe. Au son des Chants de la prison
de Luigi Dallapiccola, les douze danseurs esquissent un semblant de
construction avec leurs accessoires, puis se dépouillent
de leur vêtements (de leurs personnalités?), arborant tous
le même short vermillon, rappelant la couleur des prisonniers
étasuniens, ainsi qu'un inhumain et énorme tatouage sur
le côté. Significativement chaussés de bottes (le
comble de l'enfermement pour un danseur), ils enchaînent les
sauts acrobatiques comme autant de violents mouvements de
révolte. L’œuvre frappe par sa puissance,
malgré ou à cause de cette permanente agressivité
à fleur de peau.
Dennis Cala Valdés, Jérémy Leydier, Minoru Kaneko dans Mur-Mur (chor. Kader Belarbi)
Si
les Chants de prison de Dallapiccola furent composés en signe de
colère contre les lois raciales du régime fasciste
italien, la création d’Angel Rodriguez, Thousand of Thoughts,
évoque elle aussi un épisode tragique de
l’histoire. En 1939 à Madrid, treize jeunes femmes furent
torturées, sommairement jugées de manière inique
puis fusillées par le régime franquiste, en gardant
jusqu’au bout une attitude courageuse. Le retentissement
fut international, mettant en pleine lumière la nature
impitoyable du régime. Surnommées presque
immédiatement les «Treize Roses», ces figures
féminines sont très présentes dans la
mémoire collective espagnole, tout particulièrement
à Madrid.
Lauren Kennedy, Olivia Lindon, Melissa Abel, Manon Cazalis, Julie Charlet, Laura Fernandez
Kayo Nakazato dans Thousands of Thoughts (chor. Angel Rodriguez)
Angel
Rodriguez n’a pas voulu une traduction littérale de cette
histoire terrible. C’est pourquoi il a convoqué seulement
sept danseuses pour l’incarner, élargissant le propos en
analysant l’attitude de la femme face à la tragédie
en général, soulignant et célébrant sa
force morale. Chacune munie d’une chaise, avec laquelle elles se
protègent mutuellement, les sept jeunes filles apparaissent tout
d’abord habillées du même sévère
manteau noir. Elles le quittent bientôt pour exposer leur
fragilité apparente en de très personnels
sous-vêtements de dentelle. Cette intimité forcée
dérange quelque peu.
Lauren Kennedy dans Thousands of Thoughts (chor. Angel Rodriguez)
L’effet est
bien sûr voulu tant l’austérité contrastante
du décor les laisse sans défense. La vision verticale de
la scène accentue encore l’effet
d’écrasement. Œuvre fascinante, malgré la
musique parfois trop neutre de Gavin Bryars (Les Fiançailles),
bien défendue par les interprètes choisies par le
chorégraphe, elle sera probablement difficile à
transposer telle quelle sur une scène plus classique. Mais dans
le contexte de cette soirée pas comme les autres la
cohérence du programme des ces «Paradis perdus» est
évidente. Une expérience à renouveler sans doute,
à Saint-Pierre des Cuisines ou dans d’autres lieux
étonnants propres à accueillir le Ballet du
Capitole.
Jean-Marc Jacquin © 2016, Dansomanie
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Matthew Astley, Philippe Solano dans Mur-Mur (chor. Kader Belarbi)
Salle des pas perdus
Musique : Serge Prokofiev
Chorégraphie : Kader Belarbi
Scénographie : Kader Belarbi
Costumes : Michæla Bürger
Lumières : Patrick Méeüs
Avec : Juliette Thélin, Solène Monnereau, Eukene Sagüés Abad, Ramiro Samón
Thousand of Thoughts
Musique : Gavin Bryars
Chorégraphie : Angel Rodriguez
Costumes : Michæla Bürger
Lumières : Patrick Méeüs
Avec : Julie Charlet, Lauren Kennedy, Melissa Abel, Manon Cazalis
Laura Fernandez, Olivia Lindon, Kayo Nakazato
Mur-Mur
Musique : Luigi Dallapiccola
Chorégraphie : Kader Belarbi
Costumes : Michæla Bürger
Lumières : Patrick Méeüs
Ballet du Capitole de Toulouse
Julien Le Pape, piano solo
Mercredi 13 avril 2016, Auditorium de Saint-Pierre-des-Cuisines, Toulouse
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