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XVIe Festival International de Ballet du Mariinsky
04 avril 2016 : Giselle au Mariinsky (Saint-Pétersbourg)
Evan McKie (Albrecht), Ekaterina Osmolkina (Giselle)
Chaque année, au retour du printemps, le festival
du Mariinsky vient réveiller les ardeurs balletomaniaques assoupies. On
a beau dire que ce festival n'est plus ce qu'il était, il sait perdurer
toutefois dans des traditions à même de susciter l'intérêt : une
première en ouverture (et cette année, elle fut rien moins que colossale
- cela faisait longtemps...), un gala généreux en clôture, et une
alternance, chaque soir durant une semaine, de soirées spéciales et de
grands classiques emblématiques du répertoire de la maison, auxquelles
vient s'adjoindre désormais une représentation offerte aux jeunes
chorégraphes en herbe du théâtre. L'une des spécificités – et l'un des
piments – de cette fête annuelle est aussi – et surtout peut-être – de
convier des solistes ou étoiles de compagnies étrangères –, ce que le
Mariinsky pratique rarement le reste de la saison. Aussi incongrus
puissent être parfois ces mariages mixtes, tant le style de la compagnie
apparaît distinct de tout ce qui se fait ailleurs, il n'en est pas
moins une occasion unique pour le public local de découvrir d'autres
artistes et, pour les artistes invités, de se frotter à la scène
grandiose et aux traditions uniques de ce théâtre légendaire – une
épreuve du feu en quelque sorte.
La Giselle du Mariinsky n'a pas
souffert, comme tant d'ouvrages chorégraphiques du XIXe siècle, des
transformations radicales opérées sur les ballets en Russie à l'époque
soviétique. Cette version de Giselle
n'est ni plus ni moins que celle de Marius Petipa – renouvelée certes
depuis –, dansée sans interruption sur la scène du Mariinsky depuis
1884, et source attestée de toutes les versions occidentales, à
commencer par celle de l'Opéra de Paris, d'où elle avait disparu du
répertoire en 1868 et qui ne l'a retrouvée que grâce à Serge Lifar et
aux Ballets russes à l'aube du XXe siècle. Très fidèle dans les détails
de sa mise en scène au livret de Gautier et Vernoy de Saint-Georges (le
petit Bacchus porté en triomphe sur un tonneau durant la fête des
vendanges, le lait servi par Giselle à Bathilde lors de l'arrivée des
nobles, l'entrée d'Albrecht suivi de son écuyer à l'acte II...), elle
bénéficie d'une scénographie qui, pour n'être pas neuve, reste une
merveille d'esthétique gothique troubadour. Quel contraste avec les deux
productions vieillottes – Grigorovitch et Vassiliev – du Bolchoï, qui
ne survivent que grâce au génie de la troupe! L'acte I, baigné dans une
douce lumière automnale, est un pittoresque tableau de genre, sublimé
par les jupons de tulle – comme une préfiguration de l'acte II – des
(nobles) paysannes pétersbourgeoises, qui forment un fascinant
kaléidoscope de couleurs et de motifs. L'acte II nous plonge, ici comme
ailleurs, dans les brumes froides et humides d'une forêt germanique, que
la profondeur de la scène et le décor en trompe l’œil de cimetière
semblent vouloir démultiplier. Seule la fumée, mal répartie sur la
scène, aura subi ce soir-là un léger problème à l'allumage, dissimulant,
l'espace d'un instant, une partie de l'entrée de Hans (couramment appelé ailleurs Hilarion).
Après les habituelles incertitudes et autres changements de distribution
dont le Marinsky a le secret, ce sont Ekaterina Osmolkina et Evan McKie
qui se sont finalement retrouvés partenaires pour cette représentation
festivalière. Ekaterina Osmolkina est, avec Olessia Novikova, l'une de
ces premières solistes aussi dévouées qu'admirables, au répertoire long
comme le bras, qui mériterait largement et depuis fort longtemps le
titre d'étoile. Elle est en tout cas aujourd'hui l'une des plus pures
représentantes du style du Mariinsky et, tout comme Novikova, une
Giselle qu'on pourrait qualifier de «naturelle», dont le romantisme,
inscrit dans la finesse des traits du visage, ne paraît jamais fabriqué.
Elle ne joue pas Giselle, elle est Giselle, une Giselle idéaliste et
naïve, vive et enjouée, mais dont on décèle d'emblée la fragilité
essentielle. Sa manière, délicate et aérienne, de se lancer sans
méfiance et à corps perdu dans la danse, aux côtés de l'Albrecht très
dandy d'Evan McKie (un peu Onéguine sur les bords?), illustre
parfaitement le vers fameux de Hugo : «Elle aimait trop le bal, c'est
ce qui l'a tuée.» La «scène de folie», dépourvue d'excès naturaliste,
apparaît dès lors, non comme un retournement brutal, mais comme le
dénouement logique d'un drame marqué d'emblée du sceau de la fatalité.
Son acte II, presque un autre ballet, s'impose par son classicisme et sa
pureté académique, sans effet démonstratif ni aucune des exagérations
ridicules que d'autres ballerines, d'ici ou d'ailleurs, ont coutume de
nous servir. La danse est légère, le lyrisme savamment contenu,
dessinant les contours d'une créature prise entre le ciel et la terre.
Dans l'acte I, Evan McKie, après une entrée remarquable, presque
«romaine» (la cape du Prince est rouge, il est vrai), peut sembler
quelque peu en retrait de cette «folle de danse» qu'est Giselle. Mais
c'est là un choix interprétatif : il campe un Albrecht spectateur,
mi-sérieux mi-ironique, dont on ne sait s'il se joue de la jeune
paysanne ou si, pris à son propre jeu, il succombe secrètement à ses
charmes. Le dialogue, avec ses faux-semblants, fonctionne entre les deux
héros, compte tenu du caractère inédit du couple. En revanche, il est
plus incongru entre Albrecht et le Hans d'Islom Baimouradov, par
ailleurs d'une présence et d'un engagement dramatique exaltants. On
perçoit là la différence culturelle dans l'approche du jeu : Baïmouradov
est le parfait «vilain» du conte, rustique, malin et, quoiqu'un brin
caricatural (ce n'est pas un défaut dans ce genre simple et naïf qu'est
le ballet), non dépourvu de charme, tandis qu'Evan McKie semble tout
droit sorti d'un ballet néo-classique, au sous-texte et aux enjeux
psychologiques plus subtils. L'équilibre est cependant rétabli dans
l'acte II. McKie s'y impose cependant moins par sa danse – belle mais
peu spectaculaire dans une époque où l'on attend à tous les coups de
voir à l’œuvre des Sarafanov ou des McRae (le choix alternatif de la
diagonale de brisés est aussi moins impressionnant que la série
d'entrechats) – que par la justesse et la force de son jeu, plein
d'amour et de remords.
La grandeur d'une compagnie se mesure à la qualité constante de ses
seconds rôles et, de ce côté-là, le Mariinsky sait, quand il le faut,
distribuer ses meilleurs éléments, les plus éprouvés au moins, nous
condamnant en quelque sorte à la redondance des commentaires. Renata
Shakirova et Philipp Stepin offrent un Duo Classique (plus connu ailleurs
sous le nom de Pas de deux des Paysans) virtuose et d'une grande
fraîcheur, qui nous emmène bien loin de l'exercice d'école, regardé avec
condescendance dans nos contrées. Shakirova, soubrette au sourire
radieux, possède une saltation légère et enthousiasmante par son
élévation, qui séduit plus particulièrement dans l'une des variations
(bien connue dans les concours, mais absente de la version parisienne),
et sa danse, parfaitement articulée, brille par sa vivacité. Stepin, en
dépit d'un léger déséquilibre – bien retenu – lors de la réception de sa
variation, s'accorde bien avec sa partenaire et montre des qualités
techniques comparables : une beau ballon et une batterie précise, des
cabrioles et un saut légers et puissants, des tours en l'air aux
réceptions impeccables. Dans le rôle de Myrtha, Ekaterina Ivannikova,
coryphée abonnée des variations (comme celle de la Reine des Dryades),
si elle n'a pas la personnalité magnétique d'Ekaterina Kondaurova,
initialement prévue, impose une majesté un peu froide, à laquelle manque
peut-être un brin de mélancolie, que vient sublimer une danse nerveuse
et bondissante. Les deux solistes, Diana Smirnova et Xenia
Ostreikovskaïa – Zulma la brune et Moyna la blonde – sont également
excellentes. Le corps de ballet des Wilis, à la discipline réglée comme
du papier à musique, plus aérien, moins terrien que celui de l'Opéra de
Paris (là encore, simple remarque stylistique), sidère enfin par le
moelleux et le silence presque irréels de ses déplacements – de ses
glissements au sol, a-t-on envie de dire. Sa rigueur nous en semble dès
lors d'autant plus implacable. Seul bémol : l'orchestre, pas très en
forme, dirigé par Boris Grouzine.
Bénédicte Jarrasse © 2016, Dansomanie
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Evan McKie (Albrecht), Corps de ballet, Ekaterina Osmolkina (Giselle)
Giselle
Musique : Adolphe Adam, Friedrich Burgmüller
Chorégraphie : Marius Petipa d'après Jean Coralli et Jules Perrot
Argument : Jules-Henry Vernoy de Saint-Georges, Théophile Gautier, Jean Coralli
Décors : Igor Ivanov
Costumes : Irina Press
Giselle – Ekaterina Osmolkina
Albrecht – Evan McKie (Ballet National du Canada)
Berthe – Lira Khuslamova
Bathilde – Yulia Kobzar
Hans (Hilarion) – Islom Baïmouradov
Un Ecuyer – Alexeï Nedviga
Le Duc de Courlande – Vladimir Ponomarev
Myrtha, reine des Wilis – Ekaterina Ivannikova
Moyna – Xenia Ostreikovskaïa
Zulma – Diana Smirnova
Pas de deux des Paysans – Renata Shakirova, Philipp Stepin
Ballet du Mariinsky
Orchestre du Mariinsky, dir. Boris Grouzine
Lundi 04 avril 2016, Théâtre du Mariinsky (Scène historique)
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