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critiques et comptes rendus
XVIe Festival International de Ballet du Mariinsky

08 avril 2016 : La Belle au bois dormant au Mariinsky (Saint-Pétersbourg)


La Belle au bois dormant
Hee Seo (Aurore), Philipp Stepin (Désiré)


Pour La Belle au bois dormant, on dit momentanément au revoir à la scène historique, le ballet étant désormais donné sur celle de Mariinsky-II, la nouvelle salle, reliée au bâtiment historique par une passerelle qui enjambe le canal Kryoukov, véritable chef d’œuvre d'inesthétisme (situation surréaliste et tellement russe, celle-ci ne donne sur... rien, en réalité sur un mur, que l'équivalent local des monuments historiques n'autorise pas à percer). Le nouvel édifice, derrière son apparence rébarbative d'usine moderne à spectacles, n'est pourtant pas sans qualités : la salle, en bois clair, a une apparence plutôt chaleureuse et garde une configuration humaine qui imite celle du vieux théâtre, le bâtiment dispose de superbes espaces publics, agréablement aménagés (les immenses vestiaires au sous-sol intègrent même une salle où l'on peut se changer et se débotter tranquillement, de très confortables banquettes accueillent un peu partout les spectateurs à l'entracte, tandis que des vitrines disséminées permettent d'admirer des costumes de productions de ballet ou d'opéra), ainsi que d'un bar et d'un vaste restaurant, offrant une vue magnifique sur le canal et l'arrière du Mariinsky. Mais pour qui connaît le théâtre historique et y a notamment vu La Belle au bois dormant, bien sûr, la magie n'est pas complètement au rendez-vous. L'orchestre n'y résonne pas de la même manière et le fameux interlude au violon de la fin de l'acte II, joué rideau fermé (l'orchestre s'élève alors – miracle de technologie – au niveau de la scène), y est dépossédé de cette saveur hors du temps dont sont imprégnés les moindres recoins du vieux théâtre vert et blanc.

Hee Seo, principale à l'ABT, n'en est pas à sa première invitation au Mariinsky. Elle y avait déjà dansé Giselle il y a deux ans, dans le cadre du festival, aux côtés de Konstantin Zverev. Avait-elle à ce point convaincu le personnel du théâtre et/ou le public local pour qu'on la convie à nouveau? Ou s'agissait-il avant tout de maintenir les relations diplomatiques avec l'ABT, où ont notamment pu être invités ces derniers temps Viktoria Tereshkina et Vladimir Shklyarov? Au regard de sa prestation, bien en-deçà de ce qu'on peut attendre d'un festival qui convia jadis Alina Cojocaru ou David Hallberg à danser ce même ballet, on peut légitimement s'interroger... Hee Seo possède un visage doux, de jolies lignes et une grâce qui se prêtent naturellement au rôle d'Aurore. L'entrée de l'héroïne, qui concentre dans un temps très court une multitude de variations, dont le fameux adage à la Rose, est malheureusement émaillée de petites erreurs et de défaillances – équilibres à peine tenus, chute de pointes, manque de netteté – qui échouent à en faire l'explosion de virtuosité – signifiante 
que l'on en attend, à tort ou à raison. Le seul passage un tant soit peu vibrant, et qui nous laisse espérer pour la suite, c'est lors de la diagonale de jetés en tournant de la coda, qui donne à admirer un joli saut, joyeux et conquérant. Les deux actes suivants sont heureusement moins douloureux, mais l'on ne peut pas dire qu'il y ait là quoi que ce soit de superlatif, à la hauteur du lieu et de l'événement. Bien plus que les soucis techniques ou le défaut de style, que la sophistication des danseurs locaux fait évidemment davantage ressortir (les mains maniérées et les poignets cassés paraissent là passablement incongrus), on ne perçoit à aucun moment chez cette danseuse une personnalité excitante, une incarnation sensible – l'ensemble de la prestation est terne, et c'est bien là, avant tout, que le bât blesse. Aurore n'est certes pas un rôle dramatique – davantage un rôle d'apparat, ce qui le rend peut-être d'autant plus difficile à incarner –, mais l'on en attend tout de même une évolution : l'éveil adolescent, mélange de joie inconsciente et de coquetterie, la poésie onirique de la scène de la Vision, la transformation de la jeune fille en femme. Or, entre le début et la fin du ballet, c'est comme s'il ne s'était rien passé.

La Belle au Bois dormant
Hee Seo (Aurore)

Philipp Stepin s'est retrouvé, à deux jours de la représentation, distribué en Prince Désiré aux côtés de Hee Seo, en remplacement de Vladimir Shklyarov (qui se réservait pour le solo de Youri Smekalov programmé pour le gala de clôture?). On ne se formalise pas pour autant (l'invitée en revanche peut-être...), le Mariinsky est coutumier de ce genre de pratique. Shklyarov est certes un merveilleux Prince, mais honnêtement, on ne perd pas grand-chose avec Stepin, qui, avec quelques autres premiers solistes de la maison, comme Alexander Sergueiev (merveilleux dans la troisième distribution du Cavalier de Bronze) ou Andreï Ermakov (distribué dans le Pas de deux du Corsaire lors du gala Vichneva), mériterait largement d'être étoile. Vu quelques jours auparavant dans le Pas de deux des Paysans de Giselle, il fait, dans ce rôle qui opère un changement complet de registre, une démonstration vivante de ce qu'est une incarnation. Son Désiré impose, dès la belle scène automnale de la Chasse, une autorité sereine, une distance élégante, et se montre techniquement et stylistiquement impeccable. Le partenariat avec Hee Seo est correct (en-dehors d'un accroc perceptible dans un porté complexe du pas de deux du rêve, qui peut s'expliquer par le manque de répétitions), mais reste cependant assez froid – pour ne pas dire décalé. Pour comparer des situations comparables, voilà quelque chose que l'on ne ressentait jamais entre Héloïse Bourdon et Timour Askerov d'une part, Hannah O'Neill et Kimin Kim/Oksana Skorik d'autre part.

La vraie reine de cette soirée – bien plus reine que princesse, il est vrai –, ce fut indéniablement Ekaterina Kondaurova dans le rôle de la Fée des Lilas. Celle-ci a beau passer pour la «danseuse contemporaine» du Mariinsky (une étiquette certes très relative ici), celle qui a explosé dans les ballets de Forsythe du temps de Vaziev avant d'être systématiquement choisie pour être l'interprète des chorégraphes invités, sa danse conserve un lyrisme et une sérénité classiques qui se prêtent idéalement à ce rôle-clé du conte, que la version de Konstantin Sergueiev ne relègue pas au second plan. Loin d'en faire une figure mièvre et rose bonbon, malgré le mauve tendre qu'elle arbore dans ses deux tenues de scène, elle lui confère une autorité aristocratique qui n'oublie jamais la part de féerie et de rêve inhérente au ballet. Le détail amusant (ou croustillant) est qu'elle eut à lutter, lors de cette représentation, contre son propre mari-dans-la-vraie-vie, Islom Baimouradov, Carabosse grinçante et goyesque, très éloignée, elle aussi, de certains affadissements grotesquo-disneyesques auxquels peuvent parfois donner lieu les versions anglo-saxonnes du ballet.

La Belle, ballet monarchique, sait toutefois donner du pain à tous – et jusqu'aux enfants, présents avec un entrain et une élégance formidables dans la Valse des Fleurs qui ouvre le premier acte et, en nombre réduit, dans le divertissement du Petit Poucet au troisième acte (le taux de mignonnerie est alors à son comble). On admire le beau travail, à peu près égal en qualité, des Fées du prologue, parmi lesquelles on remarque notamment, pour son joli et expressif travail de bras, une nouvelle recrue, Tamara Gimadieva, dans la variation de la Fée Générosité (Miettes qui tombent dans la tradition Petipa pré-soviétique). Le quatuor des Pierres Précieuses, vif et aérien, mené par Sofia Ivanova-Skoblikova (Fée Diamant) 
figure que décidément l'on attend avec une certaine excitation , se révèle particulièrement enthousiasmant. Enfin, comment ne pas évoquer, dans le divertissement de l'acte III, la prestation de Maria Shirinkina? Si elle n'a peut-être pas un potentiel d'étoile de la compagnie, elle est vraiment la plus exquise Princesse Florine que l'on puisse imaginer, nous régalant avec une danse délicieusement articulée, cristalline et rêveuse – un bijou de raffinement.

On y pense moins spontanément que pour Le Lac ou La Bayadère, mais La Belle a aussi son acte «blanc», son acte du rêve, moins spectaculaire certes – la Vision du deuxième acte. Et s'il est une image qui reste encore de cette soirée, c'est bien peut-être celle-là : les fascinantes volutes dessinées par les danseuses du Mariinsky, unies dans un même souffle automnal, les lignes tirées au cordeau qui se croisent, se recroisent, avancent en ligne droite ou s'incurvent, dans un ordre tellement parfait que la sensation d'irréalité, signifiée par le livret, apparaît là, directement sous nos yeux, palpable, enivrante. On se demande bien ce que Benjamin Millepied, présent dans la salle et pourfendeur du «papier peint», songeait à ce moment-là.



Bénédicte Jarrasse © 2016, Dansomanie



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La Belle au bois dormant
Hee Seo (Aurore)



La Belle au Bois dormant
Musique : Piotr Ilitch Tchaïkovski
Chorégraphie
: Marius Petipa révisée par Konstantin Serguéïev
Argument : Ivan Vsevolojski et Marius Petipa d'après Charles Perrault
Décors et costumes : Simon Virsaladzé

Le Roi Florestan XIV  – Vladimir Ponomarev 
La Reine – Elena Bazhenova
La Princesse Aurore – Hee Seo (American Ballet Theater)
Le Prince Désiré – Philipp Stepin
Les Prétendants d'Aurore – Dmitri Pykhachov, Maxime Zyuzin, Roman Belyakov, Youri Smekalov
La Fée des Lilas – Ekaterina Kondaurova
La Fée Tendresse – Diana Smirnova
La Fée Espiègle – Anna Lavrinenko
La Fée Généreuse – Tamara Gimadieva
La Fée Courageuse – Ekaterina Ivannikova
La Fée Inscouciante – Valeria Martynyuk
La Fée Diamant – Sofia Ivanova-Skoblikova
La Fée Saphir – Diana Smirnova
La Fée Or – Tatiana Tiliguzova
La Fée Argent – Anna Lavrinenko
Carabosse – Islom Baïmouradov
Catalabutte / Galifron – Andreï Yakovlev
Un Serviteur – Viktor Litvinenko
La Princesse Florine – Maria Shirinkina
L'Oiseau bleu – Alexeï Timoféev
La Chatte blanche – Xenia Ostreikovskaïa
Le Chat botté – Fiodor Murashov
Le Petit Chaperon rouge – Tamara Gimadieva
Le Grand Méchant Loup – Oleg Demchenko
Une Servante – Alexandra Somova
Un Chasseur – Grigory Popov



Ballet du Mariinsky

Orchestre du Mariinsky, dir. Gavriel Heine

Vendredi  08 avril 2016,  Théâtre du Mariinsky (Mariinsky II)


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