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Semperoper Ballett (Dresde)
12 mars 2016 : Cow, une création d'Alexander Ekman
Ensemble
Comme souvent en allant
découvrir une nouvelle pièce du chorégraphe suédois Alexander
Ekman, on n’a aucune idée de ce qui nous attend. Déjà, en amont
de la première représentation, on découvre, sur les réseaux
sociaux et sur le site du Semperoper, une multitude de photos de
répétitions, de vidéos, et d'affiches étranges, qui envahissent
aussi la ville et ses alentours. Dans tout Dresde, même dans de
petits cafés vegan ou dans les bibliothèques de Dresden
Neustadt / nouvelle ville (le quartier «hippie»), on
trouve des posters ou des flyers posés à même les tables :
une simple carte postale avec une vache, un petit logo du Semperoper,
et un énorme COW, surmonté du nom du Semperoper Ballett. De quoi
attirer la curiosité.
Le spectacle dure une
heure trente, sans pause, et même si j'ai vu pas mal de photos des
répétitions, je ne sais clairement pas à quelle sauce je vais être
mangée. Je connais assez bien le style d’Ekman pour décider d'y
aller sans a priori ou idées préconçues et me laisser porter par
sa folie.
Arrivée dans la salle,
je découvre que la fosse d'orchestre est fermée, surplombée de
plusieurs mètres par une vache grandeur nature - pas une vraie!
celle-ci est sans doute en plastique ou en résine. J'ai entendu dire
que d'autres vaches étaient exposées dans d'autres lieux, notamment
dans le foyer.
Christian Bauch
Les lumières se
baissent, le silence se fait. Un danseur en smoking
noir (Christian Bauch) arrive au tout devant de la scène, à quatre
pattes. Il est la vache. Il se balade tranquillement au-dessus
de la fosse, d’un coin à l’autre, les yeux dans le vague, rumine
légèrement, fait de longues pauses, puis recommence. Le public
sourit légèrement, se demandant ce qui se passe. Un téléphone
sonne, léger moment de gêne dans la salle. Puis, le danseur sort le
téléphone de sa poche. Il nous dit de ne nous attendre à rien, de
faire comme si c'était la première fois que nous venions au
théâtre. Il nous explique en anglais et en allemand ce qu'on risque
de voir, puis, tel un maître de cérémonie, annonce de lever le
rideau. Il lance son téléphone et continue son chemin vers les
coulisses.
La scène est totalement
nue de décors, et voilà que descend d'une nacelle un couple attablé
qui se lance des insultes. Une fois arrivés au sol, ils remontent
aussitôt, et on entend des «I love you forever» et
autres doux mots d'amour. On voit là directement les aléas de la
vie de couple. Au loin apparaît un mur que l'on ne voit que dans sa
tranche : un jeune homme casqué, tel un joueur de base-ball,
court et se jette contre le mur de toute ses forces. Il repart, comme
si de rien était, reprend ce geste inlassablement. On voudrait qu'il
s'arrête, mais il semble entêté dans sa quête. Une jeune femme
arrive avec sa photocopieuse, y plonge la tête, et vient distribuer
tranquillement les feuilles aux spectateurs. Une multitude de
scénettes de la vie quotidienne s'enchaînent ainsi, dans un
brouhaha monstre.
Ensemble
Tableau suivant, de
nouveau à l’avant-scène, rideau baissé, deux jeunes danseurs
(Istvan Simon et Julian Amir Lacey), vêtus de simples shorts chair,
dansent. Le style est plus néo-classique, c'est esthétiquement très
beau. Ils tournent, étirent leurs corps quasi-identiques, amorcent
de grands sauts, stoppés net avant leur envol. Arrive, magnifique,
la danseuse principale Svetlana Gileva, sur pointes, également en
sous-vêtements de couleur chair. S'ensuit un pas de trois très
doux, très lyrique. Cependant, projeté sur le rideau, un
chronomètre nous annonce clairement le passage de cinq minutes. Le
temps défile pendant ce pas de deux-pas de trois, avec des deux
côtés du rideau, diverses phrases en anglais d’un côté, en
allemand de l'autre : «Will you remember this?», «Is it
expressive enough?», «Does this appeal to you?». Une fois le
chronomètre écoulé, et l'ultime phrase «What happens next? / Wie
geht es weiter?», les danseurs disparaissent en coulisses,
mais la danseuse continue son chemin jusqu’à la scène qui s'ouvre
de nouveau à nous. La lumière bleutée profonde est somptueuse.
Voilà une chose que j'adore chez Ekman, il sait créer de vraies
ambiances, sait utiliser la lumière, les espaces.
Svetlana Gileva paraît
telle une déesse, légère, avec ses lignes parfaites. La
comparaison est forte avec la multitude de danseurs, au sol, en
position quasi fœtale, tels des animaux assoupis sur des feuilles.
Hauts du corps dénudés (brassière quasi invisible pour les
filles), tous portent de longs pantalons très amples. Ils commencent
à courir, à tourner, à bondir entre les différents niveaux de la
scène qui se disloque. Ils forment de petits groupes distincts,
avant de se regrouper, ne laissant parfois qu'un danseur seul de
l'autre côté de la scène, qui est vite rattrapé par l’ensemble.
Tout cela paraît très bestial.

Christian Bauch, Sangeun Lee
A un moment, ils ne sont
plus que deux sur scène. La scène est vidée de ce tumulte, encore
si vivant quelques secondes auparavant. Seules restent les feuilles
au sol et la lumière se tamise, plus chaude. Ce duo, interprété
par Christian Bauch, la fameuse vache du début, et la si grande et
belle danseuse coréenne Sangeun Lee, qui se photocopiait le visage
au début du spectacle, nous apparaissent tels Adam et Ève, vêtus
de sous-vêtements chair. Leur danse est d'abord très minimaliste.
Chacun d'un côté de cette si grande scène, ils commencent
doucement à se mouvoir et nous offrent un beau moment de danse. Ils
sont vite rejoints par le reste des danseurs, vêtus de la même
manière. Esthétiquement parlant, cela ressemble au Sacre du
printemps de Maurice Béjart. Les danseurs s'en vont, abandonnent
au sol «Adam et Ève», de nouveau chacun d'un côté de la scène.
Un magnifique et imposant voile blanc descend des cintres et s'étend
de tout son long sur la scène, recouvrant les deux protagonistes,
tels deux cadavres.

Svetlana Gileva
Plus de lumière, le
rideau se ferme, une voix s'élève. C'est celle de Christian
Bauch, qui se demande comment être une vache. Que peuvent bien
penser ces animaux toute la journée? Un film est projeté sur le
rideau : il essaye, avec l'aide d’Alexander Ekman, dans la
salle de répétition, de se projeter en tant que vache. Il tente
quelques pas, mais est pris de doutes. On les retrouve dans un champ,
entourés de quelques charmants ruminants. Ces premiers essais sont
trop dansés selon Ekman : «Ne pense à rien, sois juste
libre». Il commence à se promener tranquillement, passe à côté
de fils électriques pour aller voir ses nouvelles comparses, puis on
le retrouve en ville, toujours à quatre pattes. Il se trouve près
du célèbre palais du Zwinger, entouré d'eau. Il s'en approche,
tandis qu'au loin, surgissant de l'eau, bois sur la tête, la
danseuse principale Courtney Richardson, telle un cerf, semble aux
aguets. Son visage est froid et vif, une vraie force de la nature.
Dans le public, ceux qui la reconnaissent rient, étonnés de la voir
ainsi, de l'eau jusqu’à la taille, dans ce lieu si célèbre –
la scène a sûrement été tournée en novembre ou décembre. Quel
courage!
Alice Mariani, Gareth Haw, Johannes Schmidt
On retourne au
Semperoper, avec tous les danseurs cette fois, qui s'essayent à leur
tour : «ne réfléchissez pas, soyez simplement des vaches».
Alexander Ekman leur montre l'exemple : on le voit arriver un
matin au théâtre, petit sac à dos à l'épaule, à quatre pattes.
Des gens dans le couloir semblent amusés, curieux de voir ce genre
de scène. Les danseurs font de même, envahissent le Semperoper,
montent en troupeau les escaliers qui mènent au foyer et regardent à
l'extérieur par les fenêtres. Les portes leur sont ouvertes et ils
s'échappent en courant et en dansant dans les ruelles touristiques
de Dresde. A la manière d'une flashmob, ils dansent en
groupe, font les mêmes ports de bras, crient, sous les regards
médusés des badauds. La voix de nouveau s'interroge, elle veut être
une vache heureuse, une vache libre. Elle affirme qu'une vache ne se
pose pas autant de questions existentielles, tant qu'elle a de la
bonne herbe à brouter. Elle essaye de s'expliquer, mais ne trouve
pas ses mots en allemand. Elle essaye en anglais, puis
ajoute : «quelle était la question?». Fin de tableau,
dommage on aurait voulu que ça dure plus longtemps.
La lumière revient
doucement et les danseurs apparaissent depuis la fosse d'orchestre.
Au début, on ne voit que leurs perruques orange très étranges, et
quand on aperçoit leurs chaussures, on se dit qu'on est arrivés au
bout. Ils portent des sortes de claquettes, avec trois talons, un
devant, un au milieu, et un à sa place habituelle. Clairement, on
n'y comprend rien, mais on s'en fiche. Ils nous offrent un numéro
très drôle ponctué de respirations ou d'onomatopées, comme
souvent dans les pièces d’Ekman. Ça ressemble même à un
spectacle de claquettes irlandaises comme Riverdance ;
c'est vraiment fascinant ce que ces danseurs peuvent faire.
Ensemble
Lorsque la fosse
redescend avec les danseurs, surgit sur scène Courtney Richardson,
cette fois-ci avec de beaux bois et un casque : un vrai cerf en
action bondissant dans les bois. Ses jambes et ses pieds magnifiques,
tels ceux d'une biche aux longs muscles affinés, sont un plaisir
pour les yeux. Le solo en lui-même n'apporte rien de spécial à mon
avis, mais je ne peux détacher mes yeux de ce pur moment
d’esthétisme.
La lumière s'éclaircit,
nouveau tableau. Le grand voile blanc occupe cette fois-ci toute la
profondeur du plateau. La danseuse étoile Svetlana Gileva en sort
en tirant le rideau avec elle. Image sublime. Elle porte des pointes,
un bas de tutu noir et un long pantalon noir très ample qui
s'apparente à une robe. L'étoile Denis Veginy arrive et ils
enchaînent ensemble un long pas de deux, assez classique. Mis à
part son esthétisme, je ne lui ai trouvé rien de très intéressant.
Mon seul bémol de la soirée.

Svetlana Gileva
Pour ce dernier tableau,
le chaos est de mise. Chaque danseur entre en scène, se dispute son
petit espace personnel. Ils apportent avec eux leurs scotchs de
scène, tracent sur le plateau toujours en pente de petits carrés
distincts, où chacun dispose sa lampe, sa petite table, son
potager... Quelle triste image qui représente bien le monde
individualiste dans lequel nous vivons. La vache, quant à elle,
imperturbable, continue son chemin. Étrange que de vouloir être
comme elle. En observant ces gens qui se disputent pour avoir un plus
gros morceau de terre et se posent mille questions, on voudrait ne
plus vouloir s'en faire. Nous sommes tous mortels, pourquoi ne pas
vivre paisiblement, en harmonie, en liberté, le peu de temps que
nous sommes là! Voilà la leçon que j'en ai tiré personnellement,
je sais que d'autres personnes en ont eu une vision toute différente.
Dans tous les cas, le public s'est levé et a applaudi à tout rompre
pendant plusieurs minutes. Au milieu des saluts, la jeune danseuse
allemande Caroline Beach arrive, banjo en main, suivie du jeune
Skyler Maxey-Wert, à la voix soul : ils nous offrent un beau
duo bien tendre pour cette fin de soirée.

Jenny Laudadio, Chiara Scarone, Clement Haenen, Ayaha Tsunaki, Zarina Stahnke
On lisait clairement le
bonheur des danseurs pendant les saluts et la fierté d'Alexander
Ekman. Les autres protagonistes (costumes, musique), à l'allure
parfois incongrue, sont eux aussi vivement applaudis, et quand
Alexander Ekman amène une caisse de bière Radeberger, célèbre à
Dresde (il s'agit du sponsor mais surtout l’image du Semperoper
apparaît dans la publicité télévisée, au point que certains
pensent que ce monument n'est pas un théâtre, mais l'endroit où
les bières sont fabriquées), le public ne peut s'empêcher de
s'esclaffer face aux perpétuels délires du chorégraphe.
Aurélie Lafaye © 2016, Dansomanie
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Ensemble
Cow
Musique : Mikael Karlsson
Chorégraphie : Alexander Ekman
Dramaturgie : Valeska Stern
Décors : Alexander Ekman
Costumes : Henrik Vibskov
Lumières : Alexander Eklman, Fabio Antoci
Avec : Christian Bauch, Svetlana Gileva, Sangeun Lee, Jenny Laudadio, Chiara Scarone
Clement Haenen, Ayaha Tsunaki, Zarina Stahnke, Alice Mariani, Gareth Haw, Johannes Schmidt
Semperoper Ballett Dresden
Musique enregistrée
Samedi 12 mars 2016, Semperoper, Dresde
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