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Tristan et Isolde (Joëlle Bouvier) par le Ballet du Grand Théâtre de Genève
25 mars 2016 : Tristan et Isolde, de Joëlle Bouvier au Théâtre de Chaillot (Paris)
Tristan et Isolde (chor. Joëlle Bouvier)
Cinq ans après son Roméo et Juliette, Joëlle Bouvier revient à Chaillot avec un nouveau mythe d'amants maudits, celui de Tristan et Isolde,
dans la version du synopsis de l'Opéra de Richard Wagner. Cette
création est confiée encore une fois au Ballet du Grand Théâtre de
Genève, compagnie suisse et choix naturel pour marier une chorégraphe
française et un compositeur allemand, dont le directeur Philippe Cohen
en est d'ailleurs à l'origine.
Pour rester fidèle à la demande de ce dernier, c'est bien la version de Wagner du mythe de Tristan et Iseult,
qui sert de trame narrative à la chorégraphe, et qu'elle
respecte à la lettre, contrairement à l'agencement de son
Roméo et Juliette.
Cette relecture du poète allemand est bercée par le siècle du
romantisme et le thème de l'amour impossible marqué par une condition
tragique et l'idéalisation d'une relation platonique dédiée au dieu
Eros. En cela il rejoint l'histoire des amants de Vérone et s'éloigne
des origines du mythe celte des aitheda
et de la jeune fille, Iseult, conquise par un guerrier invincible,
Tristan, pour être offerte à un puissant familier, le Roi Marke, oncle
du héros. Est également délaissé l'aspect charnel du conte, au profit
d'une idéalisation du sentiment et des transports amoureux. Vision
platonique de l'amour donc, mais c'est une autre référence à Platon qui
vient à l'esprit lors des premières minutes du ballet, celle des Idées, du fait de la magnifique scénographie.
En effet la principale qualité de ce ballet, qui s'impose d'emblée et ne
cessera jamais tout au long de sa durée, est sa "photographie", pour
reprendre un terme faisant analogie avec le cinéma. Un minutieux travail
sur les lumières, la composition de la scène et les costumes créent un
rendu visuel d'une grande qualité et très différent de ce qu'on peut
avoir l'habitude de voir : Un noir profond et quasi absolu, seulement
ponctué de tâches de couleurs vives et fortement contrastées,
elles-mêmes magnifiées par le révélateur d'un tapis de danse verni,
brillant comme du papier photo. Les dernières scènes dans lesquelles
Iseult sera vêtue de blanc achèveront de donner l'impression de
magnifiques photographies sur papier baryté. Le mur au loin restera
toujours dans le noir complet grâce aux éclairages indirects ou
verticaux, ce qui accentuera d'autant l'impression d'immatérialité des
scènes présentées. Cela donne un résultat moderne et novateur, qui offre
une image totalement en phase avec le propos et l'idéalisation
souhaitée, et renvoie aux images des rêves, aussi réalistes
qu'inaccessibles. Un aspect d'iconographie sur papier glacé, dont le
froid métallique est compensé par la chaleur des couleurs. Le soin du
détail est également à souligner, jusque dans les planches utilisées
pour figurer la cabane refuge des amants dans la forêt, qui revêtiront
l'aspect, loin d'un vulgaire contreplaqué, d'un érable ondé du plus bel
effet.
La scène est occupée d'un imposant dispositif mobile en forme d'escalier
métallique à double révolution, qui figurera tantôt un mat de vigie,
tantôt le trône du Roi Marc, mais sera également très intelligemment
utilisé pour suggérer la descente, ce qui est assez rare, celle vers la
souffrance de Tristan, ce qui est assez rare. Hors les planches
évoquées, d'autres accessoires seront utilisés, comme de longs bâtons en
bois pour représenter l'arme au sens universel, mais aussi la puissance
et la virilité, car manipulés principalement par les hommes, et seule
Iseult aura droit de tenir une épée. Des lés de draperies violines
seront utilisés pour onduler quelques vagues pendant l'acte de la
traversée. Quant aux costumes ils n'ancrent pas le ballet dans une
époque précise, entre des robes d'esprit romantique, des tabliers de
sapeurs pour les guerriers, une tenue de ville pour Tristan et une toge
biblique pour Marc. Peu importe car leurs couleurs et leurs aspects
leur confèrent l'homogénéité réclamée par cette scénographie si
judicieuse.
Tristan et Isolde (chor. Joëlle Bouvier)
Cet aspect d'idées mises en scène est magnifiée
par son introduction, reprenant celle de l'Opéra et présentant par
quelques images figées les différentes étapes de l'histoire avant l'acte
I de la traversée en bateau dans lequel Tristan conduit Iseult à Marke
en Cornouailles. On retrouve le combat de Tristan contre le Morholt,
seigneur d'Irlande et fiancé d'Iseult, au cours duquel il sera blessé,
son voyage en barque en quête de guérison, la rencontre avec Iseult et
le moment où après avoir reconnu en lui le meurtrier de son fiancé, elle
tentera de le passer au fil de son épée avant d'y renoncer, vaincue par
le sentiment amoureux. Cette "salle aux images" s'estompera dès lors
que raisonneront les premiers airs chantés faisant entrer le ballet dans
une autre dimension, celle du drame qui se noue au travers du philtre
d'amour que vont partager les deux protagonistes. Et parler de
changement de dimension est resté loin du compte, car la chorégraphe a
remplacé la symbolique du vin d'herbé par un dispositif d'une corde
pendant des cintres et portée en son milieu par une poulie, avec
laquelle Iseult s'élèvera dans les airs à plusieurs mètres d'altitude
simplement par la vitesse d'un élan circulaire. Cette scène totalement
circassienne est très étonnante. Mais la symbolique de la corde qui
prend Iseult puis Tristan (même si ce dernier fera prudemment office de
contrepoids sans prendre beaucoup de hauteur), et les réunit dans un
même élan, autant que la grâce d'Iseult s'abandonnant ainsi aux vertiges
de l'altitude et au tourbillon de l'amour, valident totalement le choix
de cet effet ébouriffant.
La deuxième scène la plus marquante sera la découverte par Marc des
amants réfugiés dans leur cabane en bois : après un pas de deux figurant
une étreinte intense, même si peu charnelle pour rester fidèle au
contexte, les planches de la cabane s'ouvriront pour laisser paraître le
monarque trompé juché sur son trône. Moment de grâce où la scénographie
entre en osmose avec l'acmé de l'Opéra. La danse elle trouvera sa place
entre pas de deux d'Iseult et Tristan ou de Tristan et Marc, traités
avec beaucoup de similitude d'ailleurs, et des scènes d'ensemble dans
lesquelles la troupe du ballet s'épanouira à son habitude dans une
gestuelle fluide et harmonieuse, et une sorte de mouvement de l'essence.
Ces scènes regrouperont souvent les hommes et les femmes, mêmes si les
deux groupes danseront chacun une chorégraphie différente donnant un
effet plaisant à ces pseudo-ensembles. A noter quelques combats
chorégraphiés, qui par le jeu des bâtons en bois, évoquent plus les arts
martiaux que les danses butō. Sinon le style est typique de la
chorégraphe, avec un accent mis sur les bras, amples et vifs, mais aussi
sur une volonté de gommer tout excès de sensibilité : les étreintes
sont puissantes, les expressions et regards durs, les pas souvent
ralentis, tout va dans le sens de la dramaturgie, comme le souligne le
rôle du "Témoin", le quatrième rôle principal, rappelant Brangäne la
servante d'Iseult, quasiment non dansant, qui se contentera de
mouvements minimalistes comme lorsqu'elle arpentera lentement en
équilibre la corde abandonnée au sol par les deux amants.
Tristan et Isolde (chor. Joëlle Bouvier)
Au niveau de l'interprétation justement, on
commencera par regretter que ce "Témoin" interprété par Sara Shigenari
ne soit pas plus dansant pour mieux mettre en valeur ses qualités. Mais
l'intérêt majeur de la pièce est évidemment le rôle principal tenu par
Sarawanee Tanatanit, puissante, lyrique, majestueuse et maîtresse femme.
Le rôle est à la mesure de l'interprète, dans lequel elle s'investit
totalement, jusque dans le risque de ses évolutions aériennes, et le
qualificatif "wagnérienne" a rarement aussi bien été adapté. Ce qui est
remarquable c'est qu'à elle seule elle donne une lecture différente de
l'histoire et nous renvoie aux origines celtiques du mythe qui nous
provient du haut moyen âge picte, à l'image d'autre légendes ancestrales
comme le conte sœur Diarmaid et Grainne.
Sa force d'interprétation nous fait croire qu'elle est l'instigatrice
du sortilège qui va unir les deux amants, en invoquant une Geis,
magie invoquée par la femme afin de prendre en charge sa destinée et
d'influer sur la marche des hommes. On sort ici de la lecture
romantique, dans laquelle la femme subit autant que l'homme la destinée
écrite pour eux, et on revient à une vision plus incarnée et volontaire,
comme lorsqu'elle se saisit du fil (plus que du philtre), pour
engendrer cet amour dramatique et refuser sa destinée de victime d'un
commerce masculin. Cette double relecture est permise par l'absence d'un
texte lige qui serait venu fixer le mythe des Amants de Cornouailles à
la différence de celui des Amants de Vérone immortalisé par Shakespeare.
Tristan, interprété par Geoffrey Van Dick, est impeccable en guerrier
farouche qui va très vite subir sa destinée (peu importe qui la lui
inflige), et ses effusions ou combats avec ses deux partenaires portent
toute la dimension sensible du poème initial de Wagner, qualifié de
semi-autobiographique. Enfin Armando Gonzalez Besa incarne un Roi Marc
impressionnant et juste, parfait en généreuse mais implacable statue du
commandeur. Dans les scènes d'ensemble, quelques danseurs imposent leur
personnalité comme Nathanaël Marie ou Simone Repele. Mais celle qui se
distinguera sera Lysandra Van Heesewijk dans la seule scène dont le
"grain" tranchera avec le reste du ballet : vestale portant un plateau
de terre ocre sur la tête, elle se déhanchera jusqu'à donner une
impulsion tournante à son plateau, dont la terre répandra dans une chute
circulaire à ses pieds. Poussière, chaleur, couleur, le tout brise la
froideur des idées, et survient juste avant l'agonie de Tristan, comme
pour mieux rappeler la dimension charnelle de la douleur, une fois
l'effet du philtre rompu.
Quelques défauts émaillent néanmoins cette création, en premier lieu
desquels un certain manque de rythme. Ce défaut est dû à une certaine
lenteur d'ensemble, au découpage de l'opéra très resserré qui parfois
brise les enchaînements au profit de la place accordée à la dramaturgie,
et au faible nombre de scènes d'ensembles dansées, aux mouvements qui
finissent par se répéter et qui n'offre pas la possibilité aux danseurs
de s'exprimer totalement. En effet la compagnie apparaît globalement
sous-utilisée dans cette œuvre, qui repose sur trois seuls rôles
principaux dansants, et qui réduit souvent les autres danseurs à de
simple rôle de figuration, de pantomimes ou de support technique (porter
des planches, agiter des étoffes...), dans lesquels leurs qualités sont
moins exposées, et leur théâtralité reste en deçà de ce qu'ils peuvent
offrir dans un autre registre. Les scènes circassiennes contribuent
également à casser le rythme comme lorsqu'Iseult prend le temps de
sécuriser le nœud de la corde qui va la porter dans les airs (et on la
comprend !), ou à s'en défaire ensuite, même si intrinsèquement ces
scènes ne se discutent pas. L'acte de la mort, rallongé par des instants
de silence, peut-être superflus vu les coupes franches déjà faites dans
l'opéra, s'éternisera quelque peu, à l'image d'une scène finale où les
danseurs rouleront sur toute la dimension du plateau finissant par
emporter les deux amants qui tenteront vainement de rester debout et
d'échapper à leur sort funeste. Le résultat final donne le sentiment
qu'il s'agit plus d'une mise en scène d'un opéra en train d'être donné,
plus que d'une œuvre chorégraphique à part entière sur un mythe
littéraire accompagné par des airs d'opéra. Il serait intéressant de
revoir ce ballet dans un contexte enrichi par la présence d'un orchestre
et d'interprètes vocaux afin de mieux cerner sa capacité à en être
sublimé ou non.
On peut cependant balayer ce reproche car il s'agissait du parti-pris de
la commande initiale passée par Philippe Cohen à Joëlle Bouvier, à
savoir chorégraphier un opéra, et c'est bien ce qu'elle propose de
manière très cohérente avec ce ballet et ces amants de Cornouailles si
joliment fixés par le révélateur de la danse.
Xavier Troisille © 2016, Dansomanie
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Tristan et Isolde - «Salue pour moi le monde!»
Musique : Richard Wagner
Chorégraphie : Joëlle Bouvier
Dramaturgie : Daniel Dollé
Scénographie : Emilie Roy
Costumes : Sophie Hampe
Lumières : Renaud Lagier
Isolde – Sarawanee Tanatanit
Tristan – Geoffrey Van Dyck
Le Roi Marc – Armando Gonzalez Besa
Le Témoin – Sara Shigerani
Ballet du Grand Théâtre de Genève
Musique enregistrée
Vendredi 25 mars 2016 , Théâtre National de Chaillot, Paris
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