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Wiener Staatsballett (Autriche)
20 mars 2016 : Le Corsaire (Manuel Legris) au Wiener Staatsballett
Alice Firenze (Zulmée), Davide Dato (Birbanto)
Les
pirates d’opérette sont décidément à
la mode, et après Alexeï Ratmansky (Bolchoï), Kader
Belarbi (Capitole de Toulouse) et Anne-Marie Holmes (adaptation pour
l’English National Ballet de la version dansée à
l’American Ballet Theater), c’est Manuel Legris qui se
lance dans l’aventure, avec une nouvelle production du Corsaire
pour sa troupe, le Ballet de la Wiener Staatsoper. La démarche
de Manuel Legris se situe à mi-chemin de celle
d’Alexeï Ratmansky (une quasi-reconstitution historique) et
de celle de Kader Belarbi (une relecture moderne et beaucoup plus
radicale d’un ballet du dix-neuvième siècle).
Pour Manuel Legris, le
défi était de taille. Même si l’ancien
danseur étoile de l’Opéra National de Paris peut
aujourd’hui faire valoir une expérience solide de
directeur de compagnie, et si son Corsaire s’appuie pour plus de
la moitié sur la tradition, il s’agissait là de sa
première tentative pour monter un grand ballet en trois actes.
M. Legris n’avait jusqu’à présent à
son actif, en tant que chorégraphe, qu’un bref duo, Donizetti Pas de Deux, qui date de 2007.

Robert Gabdullin (Conrad), Maria Yakovleva (Médora)
La
principale originalité de la version du Corsaire que Manuel
Legris vient de signer pour Vienne est l’introduction de deux
passages musicaux empruntés à un autre ballet
composé par Adam, L’Ecumeur de mer, créé
à Saint-Pétersbourg le 21 février 1840 sous le
titre russe de Morskoï rasbonick
(Морской разбойник). L’ouvrage était destiné
à Marie Taglioni et s’inspirait du roman éponyme de
James Fenimore Cooper (titre original anglais : The Water Witch,
dont la traduction française venait tout juste de paraître
(1839). L’Ecumeur de mer avait, lors de sa création,
remporté un succès considérable, et
bénéficié d’une scénographie
fastueuse, pour laquelle le Tsar Nicolas Ier n’avait pas
hésité à octroyer une subvention
supplémentaire de 100 000 roubles prélevée sur sa
cassette personnelle. Belle revanche en tous cas pour Adam, qui
s’était déjà intéressé
à Fenimore Cooper avec Les Mohicans,
ballet écrit pour l’Opéra de Paris en 1837, qui
s’était soldé par un fiasco retentissant.

Natascha Mair, Prisca Zeisel, Nina Tonoli (Les Odalisques)
La musique de L’Ecumeur de mer,
que Manuel Legris a utilisée pour la «Danse des
esclaves» de l’acte I, et surtout, pour le grand pas de
trois des Odalisques au dernier acte, s’intègre
parfaitement au Corsaire, et
l’on en vient presque à regretter que le
chorégraphe n’en n’ait pas profité aussi pour
nous débarrasser des scories dues à Drigo, Gerber,
Oldenburg et autres Zabel qui encombrent la partition d’Adam et
agressent l’oreille. Parmi les ajouts plus ou moins heureux de la
seconde moitié du dix-neuvième siècle et du
début du vingtième siècle, il n’y a
guère que la magnifique scène du «Jardin
animé», due à Léo Delibes, qui mérite
d’être préservée.

Liudmila Konovalova (Gulnare), Kirill Kourlaev (Lanquedem)
Sur le plan de la dramaturgie, Manuel Legris innove en transformant le
rôle mimé d’Isaac Lanquedem, le marchand d’esclaves, en véritable rôle
dansé. Le rôle d’Ali, de toute façon bien postérieur à la création du
Corsaire, est quant à lui purement et simplement supprimé. On ne le
regrettera pas, l’argument du Corsaire étant déjà suffisamment
embrouillé. La version Legris n’échappe d’ailleurs pas à cet écueil :
si l’acte I est parfaitement intelligible, le II brouille les pistes,
et le III, hors la scène du naufrage, n’offre aucun intérêt du point de
vue théâtral (Ratmansky s’y était aussi un peu embourbé, et avait été
obligé, pour combler le manque d’action scénique, de créer un
personnage masculin sans nom ni rôle véritable, et cantonné à une sorte
de «figuration dansée»).

Corps de ballet
C’est
d’ailleurs par la figuration que la réalisation de Manuel
Legris pêche un peu. Du fait de sa solide expérience de
danseur classique, même s’il s’agit de son premier
vrai grand ballet, M. Legris maitrise l’écriture des pas,
et tout ce qui relève de la danse pure est bien mené. Il
est en revanche moins à l’aise quand il s’agit
d’ordonner les mouvements de la figuration et les
déplacements relevant du théâtre. On relève
quelques maladresses par exemple dans la «Danse des esclaves»,
où les geôliers, le fouet à la main, arpentent la
scène du lointain à la face et de la face au lointain
sans réelle justification. De même, la gestuelle des
Suivantes de Zulmée n’est pas toujours suffisamment
contrôlée, et évoque par trop celle de paysannes
tout droit sorties de Giselle (encore qu’Adam ait prévu
dans son Corsaire des danses
«lituaniennes» d’un rapport assez
éloigné avec l’univers de la piraterie du Levant).
Mais il s’agit là de détails, et des corrections
interviendront certainement au fil des représentations.

Liudmila Konovalova (Gulnare)
La scénographie
de Luisa Spinatelli, initialement pensée pour un projet
avorté à la Scala de Milan, est plutôt
réussie et agréable sur le plan visuel. Le plateau
n’est pas encombré d’accessoires inutiles, et la
danse peut s’épanouir à son aise. Les costumes sont
jolis et seyants. Seul regret, la réalisation du décor
aurait mérité davantage de profondeur, de faste, mais les
budgets ne sont pas extensibles, et même l’Opéra de
Paris n’investirait sans doute plus aujourd’hui les sommes
qui ont permis, il y a trente ans, les créations fastueuses
d’un Rudolf Nouréev.
Il ne serait
évidemment pas pertinent d’oser une comparaison avec une
formation telle que le Bolchoï, Manuel Legris dispose,
après six ans passés à la direction du Wiener
Staatsballett, d’un bel outil, et on louera la qualité du
travail accompli, tout particulièrement en ce qui concerne
l’effectif féminin, stylé et discipliné.
Nina Tonoli, Liudmila Konovalova (Gulnare), Prisca Zeisel, Xi Qu
Chez
les solistes principaux, Robert Gabdullin incarnait un Conrad
énergique et fougueux, passant les double-assemblés
introduits avec malice par Manuel Legris dans la chorégraphie
avec un brio certain. On en a vu de moins réussis ailleurs.
Néanmoins, le vrai héros masculin de la soirée du
20 mars 2016 fut incontestablement le magnifique Birbanto de Davide
Dato, Italien de naissance mais pur produit de l’école de
danse du Wiener Staatsballett. Il a fait preuve d’un engagement
physique impressionnant, et d’aptitudes techniques dignes des
solistes des meilleures compagnies internationales. Parfait dans le
rôle du traître, il a également
démontré de vraies affinités
théâtrales avec le personnage dont on lui avait
confié l’incarnation.
Kirill Kourlaev
campait un Lanquedem de belle facture, veule avec le Pacha, hautain et
méprisant avec les autres. Son rôle n’a toutefois
plus aucun rapport avec la caricature de Juif cupide, plus conforme
à l’esprit du dix-neuvième siècle, et
qu’Alexeï Ratmansky (par ailleurs exempt de toute suspicion
de complaisance antisémite) n’avait pas
hésité à préserver (on trouve un
caractère analogue, le cabaretier, dans Benvenuto Cellini, de
Berlioz).

Kirill Kourlaev (Lanquedem)
Les emplois
féminins principaux étaient tenus par un duo de Russes,
Maria Yakovleva (Medora) et Liudmila Konovalova (Gulnare), la
première ayant été formée à
Saint-Pétersbourg (Académie Vaganova) et la seconde
à Moscou (Ecole du Bolchoï). Leurs tempéraments sont
bien contrastés et correspondent à leurs personnages
respectifs : plus hiératique, presque noble, pour Médora
(pupille de Lanquedem, certes, mais censée devenir
l’épouse du Pacha, avant que Conrad ne s’en
mêle), plus pétillant, narquois, pour Gulnare,
l’esclave impertinente et rebelle.
Zulmée est un
peu la sacrifiée de l’affaire, et elle doit se contenter
d’une variation et d’un bref duo avec Birbanto à
l’acte I. Le rôle existait pourtant déjà lors
de la création du Corsaire à Paris en 1856 :
Zulmée incarnait alors l’épouse favorite du Pacha,
en passe d’être détrônée par
Médora. La jeune soliste génoise Alice Firenze
s’est néanmoins acquittée avec les honneurs de son
bref numéro de virtuosité.

Alice Firenze (Zulmée)
Enfin, last but not
least, il faut souligner la qualité et
l’homogénéité du trio d’Odalisques
composé de Natascha Mair, Nina Tonoli et Prisca Zeisel. Si
aucune des protagonistes ne dominait ou ne rejetait ses comparses dans
l’ombre, la vivacité et la précision de la Belge
Nina Tonoli, passée par la Royal Ballet School, dans la seconde
variation méritent plus particulièrement d'être
louées.
Manuel Legris aura
donc réussi son pari de se lancer dans une création
chorégraphique à grande échelle, et son Corsaire
devrait sans doute s’inscrire de manière durable au
répertoire de la compagnie nationale autrichienne, et pourquoi
pas, être présenté en tournée au public
étranger.
Romain Feist © 2016, Dansomanie
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Mihail Sosnovschi (Saïd Pacha), Liudmila Konovalova (Gulnare), Corps de ballet
Le Corsaire
Musique : Adolphe Adam, Cesare Pugni, Ricardo Drigo, Boris Fitingof-Schel, Juli Gerber
Evguéni Kornbilt, Peter von Oldenburg, Ivan Troubetskoï, Albert Heinrich Zabel,
Chorégraphie : Manuel Legris, d'après Marius Petipa
Argument : Manuel Legris et Jean-François Vazelle d'après Lord Byron
Jules-Henri Vernoy de Saint-Georges et Joseph Mazilier
Décors et costumes : Luisa Spinatelli
Lumières : Marion Hewlett
Médora – Maria Yakovleva
Conrad – Robert Gabdullin
Gulnare – Liudmila Konovalova
Lanquedem – Kirill Kourlaev
Birbanto – Davide Dato
Zulmée – Alice Firenze
Saïd Pacha – Mihail Sosnovschi
Odalisque I – Natascha Mair
Odalisque II – Nina Tonoli
Odalisque III – Prisca Zeisel
Wiener Staatsballett
Orchestre de la Wiener Staatsoper, dir. Valery Ovsianikov
Dimanche 20 mars 2016, Staatsoper, Vienne
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