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critiques et comptes rendus
Le Sacre du printemps /Mouvements (Marie Chouinard) à la MAC de Créteil

09 mars 2016 : Le Sacre du printemps et Mouvements de Marie Chouinard, à la MAC de Créteil (programmation Théâtre de la Ville, Paris)


Le Sacre du printemps
Carol Prieur et James Viveiros dans Le Sacre du printemps (chor. Marie Chouinard)


Jour de grève dans les transports en ce mercredi 9 mars, mais pas pour le public de danse qui trouve le moyen de garnir très convenablement la grande salle de la MAC Créteil qui présente en partenariat avec le Théâtre de la Ville la compagnie Marie Chouinard pour un programme mixte. L'accueil dans le théâtre est embelli d'une jolie exposition de photographies intitulée Tropiques du Grand Nord, tranches de vie quotidienne au Groenland et en Sibérie, histoire de mettre le spectateur en température canadienne. Au-delà de son partenariat avec le Théâtre de la Ville la MAC dispose également de sa propre programmation, dont dans les semaines à venir la dernière création du duo Adrien M/Claire B (les "animateurs" de Pixel), ou dans le cadre du festival Exit la reprise de Déesses & Démones ou la nouvelle création de David Wampach.

Deux pièces composent la présente soirée, toutes deux chorégraphiées par Marie Chouinard : sa version du Sacre du Printemps, un de ses classiques (1993), et Henri Michaux : Mouvements, plus récente et surtout composée à partir non pas d'une musique mais de l'essai éponyme, qui regroupe pages de dessins et long poème. Le choix de l'ordre inhabituel des deux pièces peut paraître surprenant, mais l'anticonformisme étant marque de fabrique de la chorégraphe, pourquoi pas, d'autant plus que la découverte du deuxième ballet au propos très étrange excite la curiosité.

Le Sacre du printemps
Dominique Porte dans Le Sacre du printemps (chor. Marie Chouinard)

Dès que résonnent les premières mesures de l'œuvre de Stravinsky, le rideau se lève sur la première scène, qui constituera le motif quasi unique de l'ensemble de la pièce : une danseuse vêtue d'une seule culotte noire, les cheveux tressés en cornes, les yeux maquillés de rouge, prise dans le faisceau d'un projecteur vertical statique aux tons ocres, qui se lancera dans un solo de plus en plus remuant, tout en restant confinée dans ce petit rond de lumière. Etirements des membres jusqu'au bout des doigts, passage d'une position fœtale à la station debout, pas saccadés hésitants, tout évoque l'éveil de la vie, et d'une vie qui rappelle étrangement celle du faune, tant par les attitudes marquées ou l'androgynie que les positions souvent de profil que l'on croirait tout droit sorties d'une amphore grecque. Ce solo va se prolonger, ou parfois se démultiplier, par les autres danseurs, tous dans le même appareil et chacun dans son propre espace de lumière. Ces successions de soli qui tendent à n'en faire qu'un se démarquent par la singularité des mouvements proposés, leur vivacité et leur amplitude malgré le peu d'espace accordé à chacun, et surtout par le sentiment d'unisson avec les accords musicaux qui en émane. La chorégraphe suit quasiment le principe "une note = un geste" et parvient à rendre en images organiques l'abstraction de la partition.

L'ensemble est sombre, du fait d'une scène obscure, uniquement zébrée d'au maximum seize spots de lumière très mate, conforté par cette musique enregistrée dont la diffusion gomme le brillant que pourrait transmettre un orchestre, mais la nudité des corps confère beaucoup de chaleur à l'ensemble. Parfois la scénographie brise sa continuité, une danseuse sort de son cercle pour pénétrer dans le suivant, une autre traverse le plateau dans une lumière plus conventionnelle, aux tons toujours profonds, verts ou bleus, évoquant quelque forêt primitive, ou un danseur se blottit dos au public immobile face aux autres danseurs ayant investi le plateau pour un unisson de plus en plus violent. L'aspect bestial prime sur l'aspect tribal, car si parfois les corps sont en rut, voire en position de coït, les rencontres sont des combats de centaures, poitrine contre poitrine, ou des face contre face, figurant le primate se découvrant dans un miroir plus qu'une révélation d'autrui. Une reine de la forêt, au corps ramifié de cornes, fera son apparition, et son effet sur ses congénères, mais les pas de deux ou de trois entrepris resteront dans le ton de la symbiose végétale. Quelques danseurs s'empareront à leur tour d'une ou deux cornes en guise d'appendices, posées sur le front ou le sexe, pour au final se regrouper, cornes sur les deux tempes, en une valse d'un troupeau de vikings, seule référence plus ou moins explicite à une conscience collective.

Le Sacre du printemps
Mathilde Monnard et Dominique Porte dans Le Sacre du printemps (chor. Marie Chouinard)

Le langage chorégraphique est très particulier, purement contemporain, assez éloigné des bases académiques malgré quelques jetés ou changements de pieds rapides, fait d'une multitude de gestes pour un minimum de déplacements. Le tout est très personnel, tout au plus on pense parfois à Béjart dans ses chorégraphies les plus tribales. L'écriture repose sur une diffusion sur le plateau constante et cohérente malgré son occupation par un danseur très souvent seul, des ensembles qui même lorsqu'ils s'harmonisent apparaissent malgré tout disjoints, et des danseurs qui enchaînent une partition continue mais restent tous singuliers. Mystère de l'oxymore permanent, le rendu est autant fluide que martelé, immobile qu'impulsé, la nudité n'est ni crue ni sensuelle, et il en résulte une impression de rupture continuelle, finalement très en phase avec la partition "classique avant-gardiste" de Stravinsky. Ici pas d'élue ou de sacrifice invoqué, pas de rite païen ou d'enjeu idéologique, le parti-pris de gommer toute référence narrative, cognitive ou collective pour la simple expressivité de la danse peut dérouter, mais est dans le ton de toutes les relectures du Sacre de l'ère du ballet contemporain, et à ce jeu-là la pulsion animale convoquée par Marie Chouinard y tient une place de choix.

Mouvements
Lucy May dans Mouvements (chor. Marie Chouinard)

En deuxième partie de programme, place à la découverte d'Henri Michaux : Mouvements, pièce imaginée par la chorégraphe comme l'illustration très littérale du contenu de ce recueil de centaines de dessins à l'encre de Chine et d'un poème d'Henri Michaux, poète des signes autant que peintre des mots. Tout commence par la couverture du livre projetée au loin, puis une page blanche apparaît, en même temps qu'entre en scène une danseuse, vêtue d'une combinaison noire, en haut à gauche d'un tapis de danse resserré et immaculé figurant en écho la page vierge. Un premier dessin est projeté, forme abstraite vaguement humanoïde, et l'interprète après l'avoir lentement regardé, va reproduire la forme immobile quelques secondes comme une tâche d'encre incarnée. Très vite un deuxième graphe est projeté et la danseuse le reproduira à son tour un peu plus à droite. A chaque nouveau signe, un déplacement et une nouvelle interprétation de la forme est proposée, en respectant sur le tapis la disposition de la page jusqu'à courir de cour à jardin pour figurer le retour à la ligne. Ce procédé se répète toute la première partie, avec un nouvel interprète pour chaque nouvelle page, sur un rythme très rapidement intense, porté par une composition musicale basée sur une vitupérante rythmique de metal, à tel point que le regard ne peut plus alterner entre la projection du nouveau dessin et sa reproduction vivante, pour ne plus suivre que l'interprète. Chaque dessin devient une pose, parfois dynamique (tressautement des jambes, ondulation des bras, ou figuration d'un élan), parfois statique, mais avec l'idée de laisser deviner un mouvement, par un bras qui s'étire, ou une position instable sur la pointe des pieds. Les représentations sont tantôt abstraites, de simples corps en mouvements, tantôt plus figuratives, ondulation d'une vague ou animal sagement représenté.

Mouvements
Gérard Reyes, Mariusz Ostrowski, James Viveiros, Lucy may, Lucie Mongrain
Leon Kupferschmid, Carol Prieur dans Mouvements (chor. Marie Chouinard)


Suivra une pause bienvenue, qui verra une danseuse s'arrêter net devant une page blanche, sur laquelle tarde à s'inscrire une nouvelle calligraphie, révélant l'angoisse du manque, de l'héroïne ou de la chorégraphe, instant suspendu, sans doute le moment le plus humain, dans ce déluge d'images à l'ambiance noire et blanche très clinique. Les figures du peintre sont plus un mélange entre Jérôme Bosch et Paul Klee, mais le jeu de l'interprétation confère à l'ensemble l'image d'un gigantesque test de Rorschach. La folie n'est jamais loin, les volutes de la drogue non plus, même si l'humour transparaît parfois, tous portés par la symbolique du cri, qui constitue l'une des bases des formes interprétées, via des bouches démesurément ouvertes, ou des cris d'animaux accompagnant les signes les figurant.

Dans cette frénésie du tout, la chorégraphe inclut le poème central de l'œuvre, déclamé avec fougue par une danseuse qui s'enroule sous le tapis de danse, tandis que ses partenaires continuent de dérouler les pages des graphies, cette fois par duo ou trio pour figurer des signes de plus en plus complexes.

Mouvements
Lucy May dans Mouvements (chor. Marie Chouinard)

Toujours dans cette course vers encore plus d'intensité, les dernières pages convoquent sur scène tous les danseurs simultanément pour animer chacun son signe. Et quand toutes les pages ont été consommées, tout recommence, encore plus vite! On revient à la scénographie du Sacre : un unique cercle lumineux mat, un danseur ou deux à l'intérieur, corps nu mais culotte chair, les dessins sont projetés inversés l'un chassant l'autre, et les danseurs qui se succèdent dans le spot sont pris d'une transe gestuelle, dont les poses sont marquées par l'effet stroboscopique du projecteur. La rythmique metal est exaltée, et un narrateur en voix-off lira par-dessus le tout la postface du livre qui révèle qu'il y avait en réalité 1200 pages calligraphiées par Henri Michaux, et que ce dernier a souvent le corps très loin de sa tête! Noir, silence, rideau, ouf ! mais quelle chevauchée conduite à partir de ces quelques traits ou tâches minimalistes!

Cette pièce est une création forcément stupéfiante, un pari fou de faire ressortir le mouvement contenu dans de simples calligraphies, au travers d'une succession de poses qui elles-mêmes figurent les mouvements plus qu'elles ne les dessinent, en jets de gestes plutôt que ballet. La choix musical heurte dans un premier temps, car on imaginerait une mélopée plus sensuelle et délicate, plus évocatrice également, mais il est justifié par le besoin d'une pulsation intense pour conduire les enchaînements et deux strates de lectures étant déjà proposées par le visuel, une troisième par la musique aurait été de trop. La succession d'effets impressionne, même si le manque de temps accordé à chaque dessin génère un vague sentiment d'oppression et s'il faut beaucoup d'acuité pour réussir à tous les saisir, mais ces trépidations qui s'effacent aussi vite qu'elles n'apparaissent incarnent finalement parfaitement le rapport au temps d'Henri Michaux, tout comme son refus de la postérité.

Mouvements
Carol Prieur dans Mouvements (chor. Marie Chouinard)

Ces deux pièces agencent au final une soirée très cohérente, non seulement parce que la conclusion de la seconde renvoie à l'atmosphère de la première, mais surtout par leurs bases communes : la vision rythmique des partitions, le solo en proposition principale, et le choix de figurer jusqu'à la quasi identité l'œuvre éponyme, musique ou livre. Il s'agit peut-être de leur principal défaut commun, de rester, malgré l'anti-conformisme du rendu, très "conforme" dans leur principe : le Sacre est un unisson permanent entre musique et danse, et mêmes les contrepoints suivent l'évolution de la partition. Quant à Mouvements, la chorégraphie suit à la lettre, fut-elle graphique, le livre d'Henri Michaux. Le deuxième défaut commun vient du rythme qui doit être toujours maintenu pour donner la tenue à l'ensemble, par la frénésie de la gestuelle pour faire vivre le solo conducteur dans la première et les enchaînements hâtifs dans la deuxième, et entraîne dans une course en avant qui oublie parfois de prendre le temps nécessaire pour s'élever vers du propos au delà du figuratif.

L'interprétation repose sur quelques caractères hautement trempés, et maîtrisant parfaitement le langage particulier de la chorégraphe, Carol Prieur en tête, partenaire de longue date et très à l'aise également micro en main, Valeria Galluccio, Megan Walbaum ou encore une Paige Culley très investie dans la scène finale. Si quelques pas mal assurés ou des placements hésitants trahissent un léger manque de répétition en commun, le charisme de chacun permet de balayer ces légères scories. Prise dans son entièreté la soirée reste saisissante, tant dans l'intensité continuelle des images proposées qui vous happe sans relâche, que pour la singularité de la gestuelle de Marie Chouinard, qui donne un sens très fort à la notion de graphie des corps.
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Xavier Troisille © 2016, Dansomanie

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Mouvements
Lucy May dans Mouvements (chor. Marie Chouinard)


Le Sacre du printemps
Musique : Igor Stravinsky
Chorégraphie : Marie Chouinard
Costumes : Liz Vandal
Lumières : Marie Chouinard

Avec :  Charles Cardin-Bourbeau, Sébastien Cossette-Masse, Paige Culley
Valeria Galluccio, Véronique Giasson, Leon Kupferschmid, Scott McCabe
Lucy M. May, Mariusz Ostrowski, Sacha Ouellette-Deguire, Carol Prieur
James Viveiros, Megan Walbaum

Mouvements
Musique : Louis Dufort
Chorégraphie : Marie Chouinard, d'après Henri Michaux
Scénographie, costumes et lumières :  Marie Chouinard
Récitant : Marcel Sabourin

Avec :  Charles Cardin-Bourbeau, Sébastien Cossette-Masse, Paige Culley
Valeria Galluccio, Véronique Giasson, Morgane Le Tiec, Lucy M. May, 
Scott McCabe
Sacha Ouellette-Deguire, Carol Prieur, James Viveiros, Megan Walbaum




Compagnie Marie Chouinard
Musique enregistrée

Mercredi 9 mars 2016 , Maison des Arts de Créteil


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