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Ballet National de Bordeaux
11 mars 2016 : La Reine morte (Kader Berlarbi) au Grand Théâtre de Bordeaux
La Reine morte, chor. Kader Belarbi
C’est
principalement autour
de trois axes que se sont développés les grands ballets
du répertoire : le romantisme exacerbé de la morte
amoureuse, un
cadre spatio-temporel marquant et le faste d’une cour royale.
Kader
Belarbi a réuni tous ces éléments au travers de
l’histoire
apocryphe de Doña Inès de Castro, reine après la
mort et parfaite
héroïne romantique. Ce mythe constitue une source
intarissable dans
laquelle ont déjà puisé de nombreux dramaturges.
Au XIVème
siècle, Don Pedro, prince héritier de la couronne du Portugal,
s’est épris d’une dame d’honneur - et qui plus est galicienne
- contre toute raison d’Etat. Il ne pouvait s’en suivre que
tragédie : Inès de Castro fut assassinée, réveillant la
folie d’un amant qui décida de l’asseoir sur le trône pour
revendiquer son amour éternel.
La Reine morte, chor. Kader Belarbi
La trame narrative du ballet a quelque peu pris ses
distances avec la réalité historique qui tend à se confondre avec
la légende alimentée par l’imaginaire collectif. C’est en se
rapprochant de la pièce de Henry de Montherlant et de sa dimension
psychologique que Kader Belarbi a exploité le destin tragique des
amants de Coimbra. Chorégraphiée en 2011 pour le ballet du Capitole,
cette œuvre tient une place particulière dans le répertoire
toulousain. Elle a permis à Kader Belarbi de s’affirmer comme
futur directeur de la compagnie. L’œuvre est maintenant proposée
à Bordeaux dans le cadre de l’échange de la Reine morte
toulousaine contre la Coppélia bordelaise de Charles Jude.
Cette première au Grand Théâtre voit le retour à
la scène d’Oksana Kucheruk après une longue absence. Elle est
accompagnée d’Oleg Rogachev, fraîchement nommé premier danseur
en décembre dernier. Le retour de l’Etoile est impressionnant
d’aisance et de technique. Les bras sont légers, la tête sûre et
les pointes précises. Toutefois, cette assurance en vient à
desservir l’interprétation d’un personnage qui devrait vivre
dans la peur au regard de l’opprobre provoqué par cet amour.
L’interprétation d’Oksana Kucheruk se retrouve trop éloignée
de la fragile Inès «Colo de Garça» (cou d’aigrette)
pour toucher entièrement. Mais, contrairement aux canons du genre,
l’héroïne romantique s’avère n’être qu’un élan servant à
pousser la narration vers son paroxysme. C’est bien autour du lien
parento-filial que se développe toute la dramaturgie. La Reine morte
ne conte pas un amour impossible mais une passation de pouvoir dans
le sang et la douleur. La dualité Don Pedro / roi Ferrante se révèle
être le centre de l’intrigue.
La Reine morte, chor. Kader Belarbi
Le roi Ferrante, interprété par Igor Yebra,
incarne à lui seul l’esprit si particulier de ce ballet. Son
monologue est une expression puissante de la saudade, ce sentiment
lusitanien qui confond mélancolie et nostalgie. Cette scène est
assurément le moment fort du ballet : l’âge vient à peser
sur les épaules du roi qui ne peut concevoir le legs de son pouvoir
à un infant encore trop fougueux. Cette décrépitude est
particulièrement appuyée par le travail pictural réalisé. En effet, le chorégraphe se positionne en véritable
peintre du ballet. L’influence est nette et assumée. Kader
Belarbi, accompagné de Bruno de Lavenère aux décors et de Sylvain
Chevallot aux lumières s’est inspiré des clairs-obscurs de
Vélasquez et d’éléments graphiques portugais pour donner force
et caractère à son ballet. Les parois, d’un métal froid qui sied
si bien à la tragédie, rappellent des azulejos. L’agencement des
lampes à huile semble fleurir les lignes verticales du fond de scène
évoquant alors un chita de Alcobaça. Mais plus qu’illustratifs,
ces coups de pinceaux sont le reflet d’une intériorité. Le roi
Ferrante croule sous une cape de rouille quand Don Pedro glisse de la
sérénité du bleu nuit vers la mélancolie du violet.
La Reine morte, chor. Kader Belarbi
L’influence du peintre espagnol se retrouve
également dans les costumes très réussis d’Olivier Bériot. A la
fois d’époque et modernes, la fraise se porte avec sobriété et
les larges parures se coiffent avec légèreté. Il en est tout
autrement avec l’infante qui revêt la contrainte des codes royaux
représentée par une impressionnante robe à panier tout droit
sortie des Ménines. Plus qu’un symbole, cette robe permet à
Stéphanie Roublot de se détacher de ses carcans en s’évadant de
cette cage dorée pour extérioriser la fureur d’une promise
rejetée. La scène marque par son intensité. Toutefois sa danse
manque de lyrisme pour exprimer sans réserve le choc de
l’humiliation. Et sa furtivité ne permet ni au personnage, ni à
l’interprète, de s’exprimer pleinement. Ce jeu avec les accessoires et le décor est présent
tout au long du ballet. Les trouvailles scénographiques sont
nombreuses : un roi perdu entre les lampes à huile délaissées
par un plafond devenu trop bas, des séides menaçants du haut de
leurs sièges imposants ou un rideau drapant l’amante d’un
mauvais rêve. L’influence de Jiří Kylián ne semble jamais loin.
Dépassant la simple utilisation d’un accessoire elle vient
s’insinuer jusque dans la nature du mouvement pour raconter une
histoire au travers de corps qui deviennent l’expression d’une
âme tourmentée. La chorégraphie est précise et évocatrice.
La Reine morte, chor. Kader Belarbi
La tension dramatique redescend quand le corps de
ballet intervient. Les danses de couples proposées dans le premier
acte sont très enjouées avec un port de bras et d’épaulement
toujours vif. Le pas d’action des bouffons occupe quant à lui une
place trop importante. Même en occultant l’anachronisme de leurs
costumes que l’ajout d’éléments bouffants ne parvient pas à
masquer, le tableau s’intègre mal et ne convainc pas. Cela malgré
l’intervention de danseurs parmi les plus fulgurants de la
compagnie : Diane Le Floc’h, Alice Leloup, Neven Ritmanic et
Austin Lui. L’erreur n’est pas imputable à des danses manquant
de vivacité, loin s’en faut, mais à un anachronisme persistant
au-delà de l’esthétique pour s’inscrire dans une impasse
narrative. Les ensembles masculins, habituellement si bien réglés
dans la compagnie bordelaise, se montrent décevants en raison d’un
manque de rigueur et de pugnacité. Ils gagnent en profondeur au fur
et à mesure des sombres agissements du proche conseiller du roi
auquel Kase Craig a su donner toute son autorité. C’est au travers
d’une rêverie nocturne de Don Pedro que le corps de ballet
féminin, tout de blanc vêtu, envahit la scène. L’ajout de ces
mi-sylphides mi-wilis semble incongru mais donne naissance à un
ensemble homogène et gracieux qui mène le couple macabre vers son
infortune. Malheureusement, les ensembles qui font la force de la
compagnie, se montrent trop rares. Ce ballet, taillé pour les
individualités toulousaines, peine à mettre en valeur l’unité
bordelaise.
La
scène finale ne s’en montre pas moins
grandiose. La mort donnée à son père de ses
propres mains porte
Oleg Rogachev vers une plainte élégiaque d’une
grande justesse.
Cette transmission de pouvoir confère à Don Pedro le
titre de «Cruel» dont il fut affublé et rompt avec
l’insouciance d’un
fils protégé. La cruauté se confirme en
érigeant le corps sans
regard de sa bien-aimée sur le trône morbide de la
reconnaissance
royale.
La Reine morte, chor. Kader Belarbi
Ce
profond travail sur le caractère de l’œuvre
au travers d’une forte picturalité et de
l’expression d’une
mélancolie qui a tout du fado est entaché d’un
choix musical
guidé par la facilité. Kader Belarbi a
déclaré avoir un temps
cherché l’inspiration dans les chants mozarabes et autres
musiques
du Moyen-Age espagnol. Cette piste de recherche n’aurait-elle pas
permis d’affirmer la singularité de ce ballet? Les
musiques
de Tchaïkovski, bien que toujours très adaptées
à la danse, parviennent difficilement à donner une
identité
propre à cette création qui se heurte alors aux chefs
d’œuvre du
Répertoire. De plus, l’absence d'orchestre dans la fosse
ne
permet pas de faire vivre les multiples partitions utilisées et
s'avère pénalisante durant les nombreuses transitions.
En mêlant la structure académique à un
vocabulaire chorégraphique plus large, Kader Belarbi signe une œuvre
forte qui reste une réussite en de nombreux points. Le public
bordelais a répondu présent et a réservé une ovation aux
artistes. Ce partage du répertoire se montre bénéfique autant pour
les œuvres que pour les deux théâtres. La Reine morte est une
production qui mérite de vivre au travers de nouvelles compagnies
pour poursuivre son évolution et, peut-être un jour, figurer dans
un nouveau répertoire de grands ballets narratifs.
Fabien Soulié © 2016, Dansomanie
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La Reine morte, chor. Kader Belarbi
La Reine morte
Musique : Piotr Ilitch Tchaïkovski
Chorégraphie : Kader Belarbi
Décors : Bruno de Lavenère
Costumes : Olivier Bériot
Lumières : Sylvain Chevallot
Doña Inès de Castro – Oksana Kucheruk
L’Infante de Navarre – Stéphanie Roublot
Dame d’honneur de L’infante – Aline Bellardi
Le Roi Ferrante – Igor Yebra
Don Pedro – Oleg Rogachev
Le Conseiller du roi – Kase Craig
Le Lieutenant des gardes – Felice Barra
Le Prêtre – Germano Trovato
Les Bouffons – Diane Le Floc’h, Alice Leloup
Austin Lui, Neven Ritmanic
Les Courtisanes – Claire Teisseyre Mika Yoneyama, Coralie Aulas
Natalia Butragueño, Emilie Cerruti, Nicole Muratov
Les Courtisans – Samuele Ninci, Take Okuda, Pierre Devaux
Guillaume Debut, Marc-Emmanuel Zanoli, Jéremie Neveu
Les Exécuteurs – Felice Barra, Germano Trovato
Ballet de l'Opéra National de Bordeaux
Musique enregistrée
Vendredi 11 mars 2016, Grand Théâtre, Bordeaux
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