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Le Ballet de l'Opéra de Lyon au Théâtre de la Ville
21 février 2016 : Carvalho / Gat / Guerin / Forsythe au Théâtre de la Ville (Paris)
Xylographie (chor. Tânia Carvalho)
Le Ballet de Lyon est à l'affiche du Théâtre de
la Ville pour une série de représentations d'un quadriptyque
contemporain associant à un classique de son répertoire de William
Forsythe One Flat Thing, Reproduced, un triptyque de créations propres, récentes, reprises de Black Box (2013) de l'australienne Lucy Guerin et de Sunshine (2014) de l'israélien Emanuel Gat, ou toute dernière en date comme Xylographie (2016) de la portugaise Tânia Carvalho.
Jolie prise de risque pour une compagnie au répertoire contemporain
impressionnant et possédant surtout un taux très élevé de créations
propres (près d'une sur deux) - témoignage de son apport dans ce domaine,
dans la ligne tracée par son directeur de la danse, Yorgos Loukos, en
poste depuis 1991 - mais habituée à présenter des programmes plus
attendus lors de ses venues à Paris (Forsythe/Millepied la saison
dernière par exemple).
Xylographie (chor. Tânia Carvalho)
Cette matinée
dominicale au Théâtre de la Ville, placée sous la
présidence conjointe d'Aurélie Dupont et de Didier
Deschamps (qui ont encadré Gat à l'entracte d'ailleurs),
faisait donc figure de parcours de découverte de la danse contemporaine
étrangère actuelle et ouvrait son triptyque par la création de Tânia
Carvalho. Cette chorégraphe portugaise, connue principalement pour Weaving Chaos,
pièce basée sur le thème de l'Odyssée mais au parti-pris figuratif,
présenté en première mondiale à la Biennale de la Danse de Lyon (déjà),
propose cette fois-ci une première création pour la compagnie au nom
évocateur de Xylographie,
autrement dit "gravure sur bois". Du "bois" il est question dans la
scénographie mais plutôt au sens de "forêt", et l'attirance sémantique vers
le xylophone n'est pas hors de propos, car les plus jolies scènes
semblent directement inspirées de la conception en lamelles progressives
de l'instrument. Accentuée par le peu de musique à part quelques
touches de piano, les nombreux silences et les bruits évoquant la chasse
ou la déforestation, la scène suggère les ombres et reflets d'une
sombre forêt, peuplée de créatures sauvages, incarnés par 18 danseurs
divisés en trois groupes par les costumes (rouges/bruns/noirs). Les
hommes figurent des fauves, les femmes des oiseaux, tous souvent
inquiétants, malgré quelques touches de légèreté bienvenues, et le tout
montre l'éveil d'une forêt sauvage, ses rituels, la recherche de la
protection du groupe ou l'effroi de la nuit.
Xylographie (chor. Tânia Carvalho)
L'imagerie qui s'en dégage est intéressante car
assez différente de l'habituelle iconographie des contes traditionnels,
plus picturale que photographique d'ailleurs, et ces faunes exotiques
nous emmènent bien plus loin que le Portugal, vers des contrées où l'on
danse autour d'un cercle de lumière et où les maquillages sont tribaux.
La danse est découpée en trois parties, une première qui interpelle
basée sur une multitude de mouvements qui se figent, là un saut, là une
pirouette, danseur par danseur, selon une occupation disparate du
plateau, et ces propositions unitaires et très statiques ont pour mérite
principal d'installer l'environnement. La deuxième, la plus réussie,
présente des suites de lignes de danseurs, figés encore une fois, mais
constituant globalement des plans de décomposition d'un mouvement image
par image, telle des photogravures aux temps de pose infiniment longs.
La dernière partie plus néo-classique est basée sur des mouvements
ondulants des danseurs par groupes, pendant lesquels les hommes se
figeront parfois en poses suggérant l'agressivité autant que l'effroi,
par des expressions de visages très accentuées. Basé sur l'allégorie de
l'empreinte et la question de sa durabilité, cette première pièce
apporte son lot de propositions différentes et s'avèrera par la suite
être la plus réussie des trois nouveautés. Les danseurs sont à leur
aise, investis théâtralement, dans lesquels on retrouve Dorothée Delabie
notamment vue lors des adieux de Mats Ek, et leur nécessaire attention
les uns aux autres pour danser synchrones dans le silence s'articule
intelligemment avec le propos.
Xylographie (chor. Tânia Carvalho)
Le spectacle se poursuit avec Sunshine
d'Emmanuel Gat, composition marqué par une divergence entre le visuel
orienté urbain et l'auditif basée sur une répétition d'orchestre (celui
de l'Opéra de Lyon lors de la création) avant une résolution
synchronisée entre quelques mouvements fluides sur (enfin) quelques
mesures de Georg Friedrich Haendel. La scène ressemble à une cour de
récréation de 12 danseurs, en tenue de "surfeurs" (choisies par leur
soin), aux magnifiques chaussettes multicolores favorisant les
nombreuses glissades, et nous rappelle ses rites tout aussi païens :
courses poursuites, force des groupes, domination, exclusion, ou amours
naissantes fatalement mal vues par les autres.
Sunshine (chor. Emanuel Gat)
La chorégraphie est
fondée sur une grande part d'improvisation des danseurs, à base de
mouvements simples et principalement alimentés par l'énergie, certes
généreusement dispensée par les interprètes : glissades donc, lancés et
rattrapages acrobatiques, beaucoup de courses, mais assez inutiles, et
globalement le tout sonne assez creux. Les sourires des danseurs sont
les bienvenus et leur amusement apparent convient bien à l'aspect
garnement de la pièce, qui n'est pas désagréable et propose même
quelques idées validant la démarche, mais le plaisir peine à diffuser,
la faute à l'incompréhension générée par la bande-son et son manque
total de lien avec la danse, à part une allégorie du parcours vers la
maturation artistique?
Sunshine (chor. Emanuel Gat)
La troisième pièce, attendue comme le sommet des découvertes du jour,
fera malheureusement figure d'archétype de la fausse bonne idée. L'idée
de la création repose sur une scénographie décrite dans le titre : une
boîte noire, qui par séquences va s'élever vers les cintres pour
projeter un puits de lumière révélant ainsi la scène des danseurs, de 1 à
12 habillés de combi-short de toutes les nuances de gris, pour ensuite
les engloutir en redescendant sur eux, et remonter pour laisser
apparaître une nouvelle scène constituée différemment dans les limites
de ce halo carré renouvelé, et ainsi de suite. Jouant sur le plaisir
régressif de la découverte répétée, cette boîte sensée être magique se
transformera rapidement en piège à l'élan chorégraphique qu'elle aurait
pu susciter. La faute principalement aux trop longues secondes pendant
lesquelles la boîte reste figée au sol, imposant le noir complet, pour
permettre aux danseurs de quitter le dispositif scénique et laisser leur
place aux suivants. Sans compter que les mouvements descendants puis
ascendants de l'appareil captant l'attention et écrasant les saynètes
proposées, à chaque itération plus de 30 secondes s'écoulent entre
chaque proposition de danse.
Blac Box (chor. Lucy Guerin)
Et comme la composition musicale qui
accompagne la pièce, combinaison d'une vibration vaguement évolutive et
d'un batteur obnubilé par son charleston, s'écoule inexorablement au
même rythme, le manque de rupture proposé ne permet pas à l'intensité de
rebondir, ou à l'imaginaire d'être sollicité pour deviner la scène à
venir. A noter que cette absence de découpage musical est nécessaire
pour laisser la liberté au machiniste de manœuvrer son dispositif une
fois tous les danseurs à l'intérieur de la boîte, la fin de la pièce
étant d'ailleurs marquée par un simple diminuendo de la bande-son. Après
un premier solo désarticulé de la danseuse la plus immaculée, puis les
scènes d'ensemble, dont une figée et une jolie course carrée en miroir
de deux danseurs, le danseur en noir restera enfin prisonnier de
l'extérieur de la boîte, tournera hagard tout autour, se fera avaler
lors du prochain mouvement, et une dernière élévation révélera une scène
vide. La progression est intéressante, la gestuelle également,
accentuant la précision du travail des jambes et pieds nus qui restent
de fait les parties les plus longtemps visibles.
Blac Box (chor. Lucy Guerin)
Le dispositif finit par
évoquer une pièce très froide, de par son agressive blancheur
intérieure, une cellule, d'hôpital éventuellement psychiatrique
(l'infirmière initiale et le prisonnier final). L'idée était alléchante,
mais les contraintes de réalisation technique, entre difficultés de
répétition (le dispositif exige une cage de scène imposante) qui
n'aident pas au réglage des entrées/sorties des danseurs (renouvelés
depuis la création) et allongent les temps de transition, sans compter
les entractes avant et après pour la mise en place, semblent
disproportionnés pour la qualité du résultat final, auquel on aurait pu
adhérer si les scènes s'étaient juste enchaînées de façon plus
captivante. Car l'univers finalement très kafkaïen est prenant, malgré
une idée de départ évoquant le jeu, et finit par nous offrir une
réflexion sur le "je" : notre propre intérieur, qu'on voile et et que
d'autres dévoilent suivant un certain voyeurisme, ou sur l'abstraction
de l'inconnu au-delà de notre spectre de connaissance, sombre mais à
explorer. L'albanais Edi Blloshmi porte ce ballet avec la canadienne
Jacqueline Bâby, comme les deux premiers d'ailleurs (en compagnie de
l'américaine Kristina Bentz et du cubain Leoannis Pupo-Guillen
principalement).
One flat thing, reproduced (chor. William Forsythe)
Après le dernier entracte, place au plat de résistance du programme, One Flat Thing, Reproduced
de William Forsythe donc, qui inflige toujours la même claque.
Parfaitement interprété par les 14 danseurs au sommet de leur
investissement, ce chef d'œuvre construit autour de 20 tables
métalliques créant un deuxième niveau de plateau scintillant, mais aussi
des espaces vides à emplir, par la circulation, les bonds ou les
étirements des danseurs multicolores, promène sa force d'impact sur
toute sa durée sans la moindre pause, porté par une musique signée par
Thom Willems, urbaine et déflagratoire. La virtuosité de l'écriture, des
placements, de la stimulation constante des sens laisse pantois, et si
on prend le temps de s'attarder sur un danseur et suivre ses
cheminements dans le dédale des tables entre deux scènes, l'inventivité
de l'occupation des différents espaces dévoile une intelligence
remarquable.
One flat thing, reproduced (chor. William Forsythe)
Au delà de la question du talent du chorégraphe, c'est
celle du travail en particulier de l'écriture qui impressionne, y
compris dans les détails : pourquoi avoir choisi seulement 14 danseurs
pour 20 tables par exemple alors qu'il aurait été si simple de proposer
du un pour un ? Cette question renvoie évidemment aux trois premières
pièces vues en hors d'œuvre : si les idées sont bien présentes à chaque
fois, on les voit constamment, et éventuellement on devine ce que cela
aurait pu donner si seulement... Pas chez Forsythe : la vague du rendu
final submerge immédiatement aussi surement que les tables sont
brutalement propulsées en scène, et chercher à remonter aux idées ou au
propos n'est finalement même pas nécessaire tant la proposition
travaillée, vive, acérée, aiguisée, suffit au plaisir.
One flat thing, reproduced (chor. William Forsythe)
D'ailleurs qui se
souvient que l'éclat métallique des tables est sensé représenter
l'horizon d'une banquise? Fluidité des chocs, manifeste du désordre
rangé, gymnastique des articulations entre les danseurs, labyrinthe dans
lequel on se perd, rencontres hasardeuses maîtrisées, tout concourt
à transmettre une extrême sensation de vitalité.
En plus des incontournables Bâby et Pupo-Guillen (2h30 à cette intensité
tout de même pour la première...), Chiara Paperini, Tyler Galster ou
Marco Merenda se remarquent dans le registre de l'élégance malgré
l'engagement.
En résumé ce programme offre trois découvertes intéressantes, même si de
peu de poids face au chef d'œuvre final, qui suffit d'ailleurs à lui
seul à rendre réussie cette soirée, en forme de voyages dans l'actualité
chorégraphique, qui prouvent aussi qu'on est finalement plutôt bien à
la maison (celle de Forsythe évidemment, mais aussi celle des jeunes
chorégraphes français). Programme contrasté donc, mais au riche sens du
terme.
Xavier Troisille © 2016, Dansomanie
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One flat thing, reproduced (chor. William Forsythe)
Xylographie (Création)
Musique : Ulrich Estreich, Tânia Carvalho
Chorégraphie : Tânia Carvalho
Costumes : Aleksandar Protic
Décor : Sylvain Giraudeau
Lumières : Zeca Iglésia
Avec : Jacqueline Bâby, Kristina Bentz, Edi Blloshmi, Julia Carnicer, Dorolhée Delabie
Adrien Delépine, Marie-Laetitia Diederichs, Tyler Galster, Simon Galvani, Tadayoshi Kokeguchi
Coralie Levieux, Graziella Lorriaux, Marco Merenda, Chaery Moon, Leoannis Pupo Guillen,
Amandine Roque de la Cruz, Raúl Serrano Nuñez, Pavel Trush
Sunshine
Musique : Georg Friedrich Haende (Water Music, Suite n°2 en ré majeur, HWV 349)
Chorégraphie : Emanuel Gat
Lumières : Emanuel Gat
Avec : Jacqueline Bâby, Kristina Bentz, Edi Blloshmi, Adrien Delépine, Tyler Galster
Tadayoshi Kokeguchi, Franck Lalzei, Ludovick Le Floc’h, Graziella Lorriaux,
Marco Merenda, Leoannis Pupo Guillen, Raúl Serrano Nuñez
Black box
Musique : Oren Ambarchi
Chorégraphie : Lucy Guerin
Costumes : Ralph Myers
Scénographie : Ralph Myers, Lucy Guerin
Lumières : Benjamin Cisterne
Avec : Jacqueline Bâby, Edi Blloshmi, Noëllie Conjeaud. Marie-Laelilia Diederichs
Tyler Galster, Simon Galvani, Tadayoshi Kokeguchi, Graziella Lorriaux, Marco Merenda
Leoannis Pupo Guillen. Amandine Roque de la Cruz
One flat thing, reproduced
Musique : Thom Willems
Chorégraphie : William Forsythe
Costumes, scénographie, lumières : William Forsythe
Avec : Coralie Levieux, Amandine Roque de la Cruz, Chiara Paperini, Marie-Laetitia Diederichs
Kristina Bentz, Jacqueline Bâby, Raúl Serrano Nuñez, Leoannis Pupo Guillen, Roylan Ramos
Adrien Delépine, Tadayoshi Kokeguchi, Simon Galvani. Tyler Galster, Marco Merenda
Ballet de l'Opéra National de Lyon
Musique enregistrée
Dimanche 21 février 2016 , Théâtre National de Chaillot, Paris
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