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critiques et comptes rendus
Tenir le temps (Rachid Ouramdane) au Théâtre de la Ville

15 février 2016 : Tenir le temps, de Rachid Ouramdane, au Théâtre de la Ville (Paris)


Tenir le temps
Tenir le temps (chor. Rachid Ouramdane)


Au moment même de sa prise de fonction au CCN Grenoble conjointement avec Yoann Bourgeois, Rachid Ouramdane nous invite à venir Tenir Le Temps au Théâtre de la Ville où il était jusqu'à présent artiste en résidence. Ironie du calendrier, il succède à Jean-Claude Gallotta qui nous proposera lui sa dernière création à partir de la semaine prochaine au Théâtre des Abbesses.

Ce chorégraphe s'est fait connaître principalement par des œuvres pluridisciplinaires, mêlant créations vivantes et installation vidéo, de quasi documentaires reposant sur de minutieux témoignages d'histoires ou de souffrances humaines. Il a aussi longtemps instauré un partage de la scène entre artistes professionnels et amateurs, pour mieux transcrire en scène différents débats de société, autour des sentiments d'urgence, de violence, de différences de cultures, mais aussi de remise en perspective historique ou géographique. Une forme de quête d'identité(s) via la danse. Depuis quelques pièces, il s'est orienté vers des chorégraphies plus dansantes, au travers notamment d'une œuvre pour le Ballet de l'Opéra de Lyon de 2014, Tout Autour, pour 24 danseurs, ou une pièce intimiste et pudique pour deux danseuses cette fois, Tordre.

Tenir le temps
Tenir le temps (chor. Rachid Ouramdane)


Avec Tenir Le Temps il renoue avec un grand ensemble de 16 danseurs professionnels pour présenter une œuvre créée au festival de Montpellier en 2015, toujours en collaboration avec le compositeur Jean-Baptiste Julien, fondée sur la vigueur et la continuité du mouvement, et le rapport de l'individu au groupe, par la mise en scène de réactions entraînées par une action initiale. Une mise en abyme des conséquences sur le ou les auteurs des causes, plus qu'une simple nouvelle étude de la théorie du chaos.

La scénographie est particulièrement épurée : la scène vierge est constituée par trois murs blancs tout juste percés côté cour et jardin d'accès des danseurs, et l'éclairage est également uniformément blanc, malgré quelques variations en jeux de clairs/obscurs ou de balayage de la balance des blancs. Les danseurs sont uniformément habillés de kaki, par des tenues de ville dépareillées.

Tenir le temps
Tenir le temps (chor. Rachid Ouramdane)

La partition, signée Jean-Baptiste Julien, rappelle la dimension percussive du piano, et est basée sur une multitude de motifs répétés, parfois en canon, dont les ruptures incessantes en brouillent chaque figure ou chaque progression. Ces nouvelles séquences ainsi obtenues, finissent elles-mêmes par devenir des boucles qui constituent la base répétitive et hypnotique de la chorégraphie. Cette nouvelle collaboration entre les deux créateurs semble marquer une volonté de poursuivre dans une veine associant beaucoup plus intimement la danse avec la musique, et réussit parfois à nous troubler sur l'antériorité de l'une par rapport à l'autre.

La pièce est découpée en une dizaine de tableaux dont le premier s'ouvre sur un solo rappelant Exposition Universelle du même chorégraphe, et qui commence par la présentation d'un corps immobile que viennent troubler quelques convulsions des pieds, puis des jambes, et qui finissent par s'étendre progressivement à tout le corps, de plus en plus frénétiquement, comme un condensé du propos général : quelle conséquence du mouvement d'un seul membre sur le reste du corps?

Tenir le temps
Tenir le temps (chor. Rachid Ouramdane)

L'intensité du premier tableau ne se démentira pas dans le suivant, porté cette fois par l'ensemble des seize danseurs, hallucinant de rythme et de courses infinies sans aucun moment de pause. Mécanique fluide de heurts, suite de mouvements presque furtifs et insaisissables dans leur exhaustivité, qui évoquent immanquablement la cinématique des vagues, répétitive, continue, mais que vient sans cesse perturber un élément extérieur pour un renouvellement constant. Des lignes de danseurs se tendent et se tordent, des courses se croisent autant qu'elles ne se fuient, des corps se jettent en sol ou s'enjambent. Toutes les directions sont passées en revue des plus basiques (cour à jardin, fond de scène à avant-scène) jusqu'au plus évoluées (centripètes, ruban de Möbius) et ce qui frappe d'emblée est la sensation d'ordre qui émerge du chaos proposé : la virtuosité de l'écriture n'y est pas pour rien, l'analogie avec les dominos est évidente dans le rendu tant chaque mouvement semble en précipiter trois nouveaux, et c'est un vrai plaisir de se laisser porter par ces lignes qui se structurent et se déstructurent au fil des propositions gestuelles d'une conductrice ou d'un perturbateur. En vision plus académique, le style du chorégraphe reste minimaliste mais s'enrichit d'une grande gestuelle des bras utilisés en moulinets verticaux ou rotatifs, de quelques renversements de bustes presque néoclassiques ou des nombreux portés, dont la vitesse et l'engagement laissent à peine le temps aux interprètes d'en finaliser le geste.


Tenir le temps
Tenir le temps (chor. Rachid Ouramdane)

Les tableaux suivants seront à l'avenant en terme de densité, pour présenter globalement des images liées aux pouvoirs, à leurs abus et leurs violences, à leurs conséquences d'exclusion ou de marginalisation, même s'ils démontrent par l'utilisation constante de l'effet de masse de la dilution de la personnalité au sein du groupe. Cela renvoie aux contradicteurs du paradigme de "l'effet papillon" qui théorisent que les petites actions sont relativement inopérantes dans la course de la globalité. Pour assurer la précision de l'ensemble la sollicitation des danseurs est maximale, dont très rapidement les corps deviennent écarlates, les souffles courts, les mouvements saccadés et on s'attend à leur épuisement avant la fin du spectacle. Tenir le Temps prend ainsi le sens de tenir le tempo, le rythme ou la durée.


Mais, par une main posée sur un ventre, une caresse sur une nuque, ou un simple ralentissement du pas, la deuxième partie offre une nouvelle vision de ce rapport à l'ensemble. Basée sur le ralentissement, voire le ralenti, comme celui qui s'empare de la troupe pendant qu'un danseur se lance dans une virtuose danse des sabots, de Ruben Sanchez, qui ferait passer celle de la Fille Mal Gardée d'Ashton pour une aimable marelle. Le contraste ainsi offert permet cette fois de faire ressortir la singularité, ici celle d'un artiste par opposition à la foule indéfinie. Singularité encore d'une interprète, Lora Juodkaite, figure de l'amoureuse rejetée, promenant sa solitude au milieu des autres qui eux se rencontrent, se trouvent et s'enlacent, et en renforcent ainsi le sentiment de nostalgie. La distance trouvera écho dans une danse d'apprivoisement, rencontre à la mort plus qu'à l'amour, entre deux danseuses, comme deux cultures qui se découvrent, se jaugent, et finissent par se relier. Ces scènes intimistes, qui laissent place à quelques soli, dont celui final de Yu Otagaki, entre transe et néoclassicisme, apportent un contrepoint intéressant à la fureur du début, car si le groupe et les ensembles dominent la première partie, les individus parviennent à s'en échapper dans la seconde. Partie moins violente, aux sentiments mieux incarnés, qui parle de rencontres, mais paradoxalement plus triste, comme marquée par un vécu ou un traumatisme initial.

Tenir le temps
Tenir le temps (chor. Rachid Ouramdane)

Tenir le Temps prend finalement le sens d'en tenir le fil, de le parcourir, afin de saisir l'Histoire, du moins le sens, sinon la maîtrise de son cours.
Au final la progression de la pièce évoque continuellement la place de chacun dans la globalité. Mais elle passe du flou de la masse vers une mise au point sur des individualités, qui racontent dès lors une histoire plus attachante car plus personnalisable, même si la construction à contre-courant des standards peut surprendre (commencer vite et finir plus lentement au risque de perdre l'intensité initiale). Rachid Ouramdane développe l'élargissement de son champ de composition, par un langage chorégraphique plus construit, et démontre ici que l'apport de la force du mouvement ou du nombre n'obère en rien la profondeur du propos, malgré quelques maladresses ou références un peu trop évidentes aux maîtres américains ou israéliens du genre. Mais cette œuvre, à la croisée des chemins entre Nouvelle Danse Française et Gaga Dance, basée sur la force du nombre et le mouvement perpétuel, offre finalement une vision très personnelle du travail du chorégraphe, peut-être celle où il met le plus en scène sa propre histoire, même si camouflée derrière la prestation demandée à ses danseurs, dont la fenêtre d'interprétation est finalement très réduite, ballotés entre tempo musical, exécution de leur partition et attention portée à l'autre, dans un qui-vive constant qui est à l'image de la pièce : haletante.




Xavier Troisille © 2016, Dansomanie

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Tenir le temps
Tenir le temps (chor. Rachid Ouramdane)


Tenir le temps
Musique : Jean-Baptiste Julien
Chorégraphie : Rachid Ouramdane
Costumes : La Bourette
Décor : Sylvain Giraudeau
Lumières : Stéphane Graillot

Avec : Fernando Carrion, Jacquelyn Elder, Annie Hanauer, Alexis Jestin, Lora Juodkaite
Arina Lannoo, Sébastien Ledig, Lucille Mansas, Yu Otagaki, Mayalen Otond, Saïef Remmide
Alexandra Rogovska, Ruben Sanchez, Sandra Savin, Leandro Villavicencio, Aure Watcher



Centre Chorégraphique National de Grenoble
Musique enregistrée

Lundii 15 février 2016 , Théâtre de la Ville, Paris


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