Les lignes de Perceforest
posent déjà au Moyen-Âge les bases d’un conte qui sera
retravaillé successivement par Charles Perrault et les frères Grimm
pour donner naissance à La Belle au bois dormant telle que nous la
connaissons aujourd’hui. Eveillant l’imaginaire et laissant place
aux interprétations les plus variées, la belle endormie inspirera
les plus grands chorégraphes : d’abord solaire pour Marius Petitpa
puis psychologique pour Jean-Christophe Maillot ou anxiogène pour
Mats Ek. En 2000, Charles Jude reprend la trame des frères Grimm et
s’inscrit dans la lignée directe de Petitpa en proposant au Ballet
de l’Opéra National de Bordeaux un grand ballet symphonique. Bien
connue du public bordelais, cette nouvelle reprise se doit d’innover
après une récente programmation en décembre 2012.
Alors que Roman Mikhalev
est associé à Sara Renda et Oleg Rogachev à deux étoiles invitées
- Liudmila Konovalova (Staatsoper de Vienne) et Natalia de
Froberville (Ballet de Perm) - ce renouveau passe par une
distribution qui fait place à deux jeunes espoirs du ballet : Diane
Le Floc’h, tout juste nommée soliste l’an dernier dans
Casse-Noisette et Neven Ritmanic encore dans le corps de Ballet. Ce
pari s’avère gagnant ; cette série a vu la promotion de Diane Le
Floc’h et Oleg Rogachev au rang de premiers danseurs et la
nomination de Sara Renda comme nouvelle Etoile bordelaise. Cette
recrudescence de talents au sein de la compagnie interroge sur la
nécessité de recourir à des artistes invités pour sept
représentations sur les quatorze données…

La Belle au bois dormant (chor. Charles Jude)
Monter un ballet de plus
de deux heures où le faste du Grand Siècle est souvent source de
longueurs et lourdeurs scéniques devient chaque année plus
difficile. Les décors de Giulio Achilli et les costumes de Philippe
Binot ont su éviter le surencombrement pompier en refusant perruques
et tapisseries malgré quelques choix parfois douteux (une cour vêtue
tout de rose et coiffée de tulle…). La Fée Lilas de Marie-Lys
Navarro est une bonne illustration de cette épuration. Avec une
danse tout en légèreté, elle a su exprimer avec justesse la
bienveillance de son personnage, rendant ainsi un caractère très
lisible à ce véritable fil conducteur de la narration. Elle tisse
habilement le prologue avec un corps de ballet qui présente de très
beaux ensembles, en particulier le corps de ballet masculin toujours
très homogène. Seule l’intervention de la Fée Carabosse vient
interrompre cette harmonie. L’interprétation de Stéphanie Roublot
fait oublier la stature imposante que requiert ce rôle généralement
travesti en envoûtant l’auditoire par des pas aussi assurés que
dangereusement séducteurs, le magnifique costume de ce personnage
aidant.
Les ensembles du premier
acte sont plus aléatoires avec des valses pas toujours très bien
réglées. C’est assurément Diane Le Floc’h qui domine cet acte
au travers d’une Aurore des plus verveuse. Avec une amplitude de
mouvement modérée mais juste, elle a montré une technique sûre
dans un adage à la rose aux équilibres infaillibles (ostentation
que pourraient presque reprocher certains). Cette aisance dans un
adage aussi complexe justifie et confirme ce statut de soliste dans
un rôle noble qui ne lui était pas forcement dévolu. Bravo!

Stéphanie Roublot (Carabosse)
La scène des chasseurs
permet au corps de ballet d’occuper pleinement la scène et
introduit de manière dynamique l’entrée du Prince Désiré. Ce
dernier est campé par Neven Ritmanic, remarqué par la fougue de son
Oiseau Bleu lors de la dernière série. Bien qu’il présente une
variation d’entrée réussie, le manque de précision dénote une
technique non aboutie pour ce rôle exigeant. L’envie de ce
danseur, sa prestance baroque et l’efficacité dans ses portés
permettent au couple de fonctionner et laissent présager une belle
évolution pour ce jeune danseur. Aurore reste toujours aussi
convaincante dans l’adage de la vision en présentant de belles
attitudes et une descente de pointes tout en finesse.
L’ouverture de l’acte
III sous le rythme d’un bâton de direction donne immédiatement la
majesté de l’ancien régime à ce mariage royal. Les
divertissements de cet acte sont toujours un régal en permettant la
mise en avant de nombreux rôles secondaires. Les pierres précieuses
donnent la note avec un ensemble léger et homogène bien que le
rubis de Mika Yoneyama se distingue quelque peu avec des extensions
plus abouties. Le Diamant de Take Okuda est bien facetté mais manque
tant soit peu d’éclat en restant trop timide dans la prise de
risque. Vient ensuite la Chatte Blanche avec un costume et une
chorégraphie qui fonctionnent toujours. Cependant, qu’en est-il de
la félinité gershwinienne tant attendue ? Malheureusement
l’alchimie n’aura pas fonctionné ce soir-là avec une Alice
Leloup trop en retenue. Parmi toutes ces variations, s’il y en a
une qui attise l’impatience d’un public averti, c’est bien
celle de l’Oiseau bleu. Celle-ci tend à éclipser le reste du pas
de deux malgré une Princesse Florine (Marina Kudryashova)
convaincante. Cette variation, particulièrement ardue, fut confiée
à Austin Lui qui a eu du mal à relever le défi technique de
l’oiseau bondissant et aérien en achevant difficilement ses
batteries. Le Grand méchant loup tout droit venu de la MGM fait
rapidement passer le public à une traque cartoonesque en poursuivant
un Chaperon Rouge incarné par une Marina Guizien pétillante.

Marie-Lys Navarro (La Fée des lilas)
Les interprétations
d’Aurore et de son prince dans le pas de deux final restent dans la
continuité du deuxième acte bien que la fatigue semble quelque peu
laisser ses marques. L’apothéose voit le couple royal s’élever
sur un piédestal (qui remplace avantageusement le nuage utilisé
dans les précédentes séries) pendant que résonne un Vive le Roi
magnifiant ce tableau final sous la baguette de Nathan Fifield.
Les saluts sont couverts
par l’acclamation d’un public conquis par une féérie toujours
bienvenue en cette fin d’année. En coulisse, la promotion de Diane
Le Floc’h au rang de première danseuse fait écho à la volonté
de la direction de faire émerger une nouvelle génération de
danseurs à laquelle on a permis de s’exprimer au travers de prises
de rôles majeures. Sa maturité technique a été démontrée lors
de cette représentation. Il reste désormais à présenter un
travail dramatique plus profond, ce que permet idéalement la
programmation de Giselle en mai prochain.
Fabien Soulié © 2016, Dansomanie
Représentation du 26 décembre 2015
L'écrin de l'Opéra national de
Bordeaux, théâtre à l'italienne bleu et or de taille raisonnable,
est particulièrement propice à une production comme celle de La
Belle au bois dormant ; la proximité avec la scène vient rompre la
distance que l'on peut ressentir envers un récit et des personnages
trop connus, en inscrivant le spectateur, bien plus que sur la scène
d'un Opéra Bastille démesuré, dans l'histoire.
Si la
difficile chorégraphie de Charles Jude, qui ne dévie que très peu
de celle de Petipa (et Noureev), met bien en valeur les danseurs, les
décors et costumes ne sont pas des plus réussis. Du rose un peu
trop marqué sur les tutus, des décors un peu trop kitschs, comme ce
nuage sur lequel prennent place le roi et la reine au 3e acte et qui
s'élève vers les cintres, accrochent parfois trop le regard et font
retomber le propos. Il faut dire que, dans le registre fastueux, la
version de l'Opéra de Paris est d'une harmonie exemplaire.
Marc-Emmanuel Zanoli (Carabosse)
Au
prologue, les variations solo des fées sont supprimées à
l'exception de celle de la fée Lilas, interprétée ce soir-là par
Marie-Lys Navarro, à l'assurance douce et calme. Marc-Emmanuel
Zanoli campe une Carabosse (sur pointes !) sournoise et dominatrice -
une très belle performance d'acteur.
Princesse toujours radieuse et
d'une grande fraîcheur, Diane Le Floc'h est aussi une redoutable
technicienne ; elle "passe" aisément les trois pirouettes
et possède une belle élévation dans les sauts. Elle gagnerait
toutefois à faire évoluer davantage son personnage au fil des actes
et à lui donner plus de nuances - Aurore reste quelque peu figée
dans l'état de la jeune fille émerveillée.
Neven Ritmanic est
à ses côtés un prince crédible, touchant, dont la jeunesse et la
sincérité contrebalancent une danse très virile et énergique. Dès
son entrée pendant la scène de la chasse, sa distance avec ses
pairs est sensible, et prépare la scène de la vision qui suit. Sa
longue et terrible variation lente du 2e acte n'est peut-être pas
irréprochable, mais il y fait preuve de beaucoup de douceur et de
mélancolie. Dans les pas de deux, son assurance est surprenante ;
chose rare, on ne frémit pas un instant lors des portés-poisson et
autres difficultés, et surtout l'on ressent avec lui le plaisir de
danser à deux.

Diane Le Floc'h (Aurore) et Neven Ritmanic (Désiré)
L'aplomb et la qualité de la danse des
hommes de la compagnie en général laisse deviner le travail
exemplaire que fournit Charles Jude en coulisses. Les ensembles
féminins n'avaient - ce soir-là - pas le même éclat.
Au
chapitre des jolies découvertes toutefois, citons d'abord Claire
Teysseire qui, en fée comme en pierre précieuse au 3e acte, rayonne
d'une aura toute particulière. Confondante de naturel, elle possède
une danse ciselée et donne à ses immenses jambes une très belle
amplitude. Alice Leloup est quant à elle un adorable et idéal
Chaperon rouge, qui réussit à n'être ni niaise ni fade.
Ni trop, ni trop peu : c'est cette
satisfaction qui domine à l'issue du spectacle, qui ne manque pas
d'afficher avec éclat le grand professionnalisme, le sens du jeu et
la richesse des personnalités de la troupe.
Gabrielle Tallon © 2016, Dansomanie