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Théâtre de Cornouaille (Quimper)
12 janvier 2016 : Les Mémoires d'un seigneur (Olivier Dubois) à Quimper
Les Mémoires d'un seigneur ( chor. Olivier Dubois)
Escale
à Quimper le mardi 12 Janvier 2016, au Théâtre de
Cornouaille, pour y découvrir la nouvelle création
d'Olivier Dubois, directeur du Ballet du Nord/CCN Roubaix, danseur
atypique et chorégraphe à grand succès depuis le
choc Tragédie du
Festival d'Avignon en 2012. Cette pièce a d'ailleurs
été présentée l'année
dernière dans ce même lieu, dans le cadre de la saison
anniversaire des 20 ans du label "Scène nationale" (et Centre de
Création Musicale), avec entre autres programmations : le Ballet
du Grand Théâtre de Genève pour une soirée
Millepied, la Batsheva Dance Company, Rosas (on se croirait cette
saison à l'Opéra National de Paris), ou encore la Hofesh
Shechter Company.
Le théâtre moderne comprend 700 places, quasiment toutes
occupées ce soir-là comme souvent, les sièges sont
rouges, le cadre de scène noir, et les ouvreuses en
marinières bleues apportent la touche de chic différent.
L'accueil est chaleureux, d'autant que la façade est
ornée d'une monumentale étoile végétale de
centaines de tulipes rouges pour faire plaisir aux amateurs de danse
(il s'agit en réalité de l'emblème du festival de
cirque "Circonova" qui ouvre bientôt, avec, à la
lisière de la danse, Belle d'hier de Phia Ménard ou la compagnie XY, mais le balletomane est très pavlovien quand il voit une étoile!).
Cette dernière pièce d'Olivier Dubois repose sur un
projet humain et artistique ambitieux : mettre en scène un
chœur d'interprètes amateurs, en résonance au Gala
de Jérôme Bel mais sans prétention de danse
technique, jusqu'à soixante, chaque soir différents au
gré du voyage de la création. Des hommes uniquement, de
tous âges et tous physiques, recrutés pour l'occasion
donc, qui accompagneront après quelques jours de
répétitions un unique, dans tous les sens du terme,
danseur professionnel. Depuis Tragédie
les corps se sont (à moitié) rhabillés, comme pour
mieux déshabiller les âmes, et le collectif laisse place
à un homme seul, car ce décor vivant profus qui l'entoure
n'est qu'une mise en situation, par contraste ou par émanation,
de l'isolement de l'interprète principal. Celui-ci incarne une
figure mythologique, mi-héros, mi-tyran, dont la destinée
tragique apparaît d'emblée tant il semble isolé sur
le rocher de sa propre folie et en décalage total avec
l'humanité incarnée qui l'entoure parfois et qui figurera
son châtiment. Cette création se veut un cheminement dans
l'esprit plus que dans la mémoire de ce Seigneur, symbole d'un
temps perdu, mais qui provoque l'empathie, à force d'exposition
de ses tourments, et atteint ainsi une portée universelle de
souffrance et d'errance, qui peut être propre à chacun.

Les Mémoires d'un seigneur ( chor. Olivier Dubois)
L'interprétation qui en résulte est évidemment
clivée : d'une part la solitude de l'homme, Seigneur de l'effroi
et de l'oubli, magistralement incarné par Sébastien
Perrault, danseur, chez Pietragalla notamment ou remarqué dans Tragédie,
mais aussi chorégraphe ou directeur de compagnie, bref un
explorateur de la danse. Arborant une barbe de Robinson, torse nu,
hirsute, hagard, subissant son sort tantôt exilé dans sa
thébaïde, tantôt assailli par le monde, luttant
vainement contre cette foule qui finira par lui ravir sa vie, il
donnera à merveille sens à son personnage et son
inéluctable issue. D'autre part les 52 (!) interprètes
masculins du soir, apportant vaillamment leur corps, mais aussi leur
souffle et leur engagement à cette création, et dont
l'extravagante force du nombre ce soir-là (habituellement ils
sont plutôt une trentaine) en drainera la moindre parcelle de
substance afin d'offrir un spectacle immense.
Scène vide, lumières obscurcies, et en guise de premier
accessoire une vaste table aux multiples usages : jouée
comme une simulation de Thérémine, transformée en
pavois du chef ou en calvaire (culture locale oblige, mais ici
païen), figurant l'obstacle ou le mur, et qui fera même
office de projectile offensif ou d'oppidum défensif. Second
accessoire : une épée, arme que la chorégraphie
transformera en sceptre ou en canne, voire en rame qu'un improbable
passeur du Styx utilisera pour ratisser les corps autant que les
âmes. Sébastien Perrault la détournera même,
au gré de son interprétation baroque, en guitare
électrique, sans doute en réminiscence de sa
période d'accompagnement d'un groupe de rock britannique.
La composition musicale électronique de François Caffenne
est abstraite, tantôt doucereuse, tantôt vrombissante,
pulsations sans rythme ou cadencées en
accélérations progressives, très souvent dans les
graves, au volume sonore voulu élevé (de type concert
amplifié). Musique tribale, qui s'écoute par le ventre
pour aller toucher l'intime. Parfois l'Homme verbalisera en plusieurs
langues des bribes de phrases incompréhensibles.
Les tableaux seront à l'unisson, portés par la dichotomie
entre la solitude et le nombre. La première sera toujours lente,
comme la longue entrée en scène silencieuse, telle une
urgence à se poser dans la fuite du temps et troubler
d'emblée le spectateur, puis quasi immobile, figure de la
vanité vis-à-vis de l'Histoire, et dont la
quiétude apparente n'est qu'un masque à la folie. La
foule, elle, sera vivace, tumultueuse, fracassante, pour mettre en
scène le combat, la fuite éperdue, les voix, la vie, donc
la mort.
La force de cette oeuvre réside dans les scènes
d'ensemble, simplement dantesques, comme celle du combat
épuisant du Héros contre le flux perpétuel des
hommes ordinaires, qui courent inlassablement de cour à jardin,
mais sans jamais les atteindre, comme si l'espace, l'existence ou le
temps n'était décidément pas les mêmes.
Deuxième scène tout aussi grandiose : le siège
oppressant d'insurgés contre le Tyran juché sur sa table
et vainqueur à la Pyrrhus. Puis une scène figée,
mi-radeau de la méduse, mi-charnier des illusions vaincues, dans
lequel viendra se perdre le Tyran une première fois, avant qu'il
ne rompe cette pyramide, lame brandie, soudain étincelante. Il
guidera ensuite ces âmes perdues, qui s'écoulent comme du
sable à ses pieds, pour qu'elles reprennent forme un peu plus
loin en une Porte de l'enfer de Rodin, qui à son tour lui ravira
son attribut et l'engloutira définitivement. Enfin
l'allégorie de la mort sera mise en scène par la vision
du calvaire évoqué, l'exilé immobile,
déjà lointain et étranger, debout derrière
la table, dont les pieds, le plateau et le sol en délimitent le
socle : une cage emplie de corps grouillants, qui finira par se vider
dans l'obscurité grandissante, comme s'écoule et
s'éteint peu à peu la vie.

Les Mémoires d'un seigneur ( chor. Olivier Dubois)
On y verra Caligula d'Albert Camus, Dante et ses neufs enfers, du
théâtre élisabéthain ou antique, mais aussi
Pasolini et son Œdipe-Roi
pour le rythme, la folie, la tragédie. Point de danse au sens
classique du terme, l'interprète principal sera souvent avare de
geste dans les passages solitaires, sauf dans une transe initiale
désincarnée, et seuls les virulents tableaux de masse
laisseront place au mouvement, ce qui ne leur donnera que plus
d'intensité.
Au final deux facettes, le moi et les autres, d'une même
angoisse, laissant estimer qu'autrui n'est que simple projection de
l'esprit d'un seul homme. Le pessimisme surprend, car la
communauté si souvent transcendée par le
chorégraphe, et imaginée salvatrice de la destinée
de l'homme, l'accompagnera finalement dans son châtiment. C'est
d'ailleurs l'idée du texte final nihiliste, lu par un narrateur
absent, le Seigneur fixant le public, qui reprend l'incantation de
Caligula face à son miroir juste avant sa mort, sauf qu'ici
l'humanité s'est éteinte avant l'Homme. Subsisterait la
Femme, absente majeure, mais qui par contraste se verrait
renforcée en figure de la vie et du sens?
Apre, puissante et exigeante, alternant temps cérébral et
instants de tumulte, n'accordant aucun moment de répit au
spectateur, cette pièce qui fait tant appel aux autres pour
mieux parler à soi, poursuit la quête de son
créateur, bien qu'abordée sous un autre angle, du trouble
obsessionnel par le mouvement et d'une nécessaire conscience de
la communauté humaine. Intègre.
Xavier Troisille © 2016, Dansomanie
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Les Mémoires d'un seigneur ( chor. Olivier Dubois)
Les Mémoires d'un seigneur
Musique : François Caffenne
Chorégraphie : Olivier Dubois, assisté de Cyril Accorsi
Costumes : Chrystel Zingiro
Lumières : Emmanuel Gary
Avec : Sébastien Perrault
Youenn Amice, Bernard André, Adrien Binet, Stéphane Blondin, Pierre Bourbour, François Chevet
Nicolas Clément, Etienne Courouve, Elouan Cousin, Philippe Cribier, Jean-Paul Dangouin
Igor Davidoff, Régis Debliqui, Jean-Michel Depond, Frantz Desbureaux, Michel Descombes
Gwendal Deshayes, Frédéric Fonseca, Cyril Fortin, Benoît Gautier, Ronan Gourlaouen, Pierre Goumot
Romain Husson, Grégory Katz, Igor Kleinhans, Franck Kuntz, Tony Labbé, Gaëtan Laville
Yannick Le Bitter, Ronan Le Berre, René Le Faucheur, Brieuc Le Guern, Georges Le Moigne
François Léonard, Romald Marie, Loïc Martin, Carmelo Miraglia, Stéphan Nauleau, David Nedelec
Sébastien Nicolas, Hakim Ould-Adi, Thibault Rival, Olivier Rondard, Damien Rouxel, Cyrille Squividant,
Pascal Thibault, Pierre Thierry, Patrick Vavasseur
Musique enregistrée
Mardi 12 janvier 2016, Théâtre de Cornouaille, Quimper
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