On
passe la porte et l’on pénètre immédiatement
– et sans recours – dans l’univers onirique de Sol
León et Paul Ligthfoot. On est accueilli par un impassible
danseur en soutane noire, au regard qui vous fixe et ne vous voit pas,
brûlant d’une force intérieure.
Ténébreux prêtre orthodoxe grec, officiant
illuminé d’un village au fin fond de la Sicile, ou strict
directeur de conscience espagnol attendant confession de tous vos
péchés. La salle baigne dans une demi-pénombre.
Des danseuses en robe sage et des garçons en tenue de
pensionnaire sont assis parmi les petits gradins vers lesquels les
spectateurs se dirigent. La scène ronde centrale est
traversée de danseurs qui soliloquent, chantonnent ou entament,
à deux, des dialogues qui pourraient être ceux
d’Alice face à son lapin. L’impression est
saisissante. La gestuelle est épurée et forte. Et
l’on est immédiatement entraîné,
séduit, pris par ce paysage étrange. L’oreille
retient certains sons, ceux qui lui parlent intimement, comme une
succession de fragments, des images, un chant lyrique, un bateleur de
foire, une jeune fille intimidée…
School of Thought ( chor. Sol León & Paul Lightfoot)
Suivent une série de tableaux qui semblent parfois perdre en
puissance, dont la logique semble plus diffuse. Notre ratio
lutte
pour rassembler une cohérence, s’entêtant à
vouloir comprendre, à chercher une linéarité,
alors que le langage gestuel aurait dû nous faire comprendre
qu’elle était absente. Notre raison oublie simplement
qu’il s’agit là d’une série
d’allégories, et que, comme dans un rêve, les
tableaux de
ce paysage onirique se succèdent sans lien apparent. Une chanson
de music-hall fait irruption, des bribes de conversation surgissent,
des flambées de désir retenues, bridées, se font
jour,
une folie sous-jacente fait surface, puis s’enfouit à
nouveau...
Tout
ceci se déroule dans un débordement éminemment
méditerranéen, latin, où la mystique, la
symbolique, la sensualité, sont définitivement
présentes - mais sont-elles encore accessibles à un
public marqué par la rationalité et le calvinisme? A un
moment donné, la troupe se réunit dans un angle pour
chanter un chant religieux, hésitant et pourtant fort. Un des
deux grands prêtres clame en espagnol que le monde est fou, alors que son
corps, torturé, agité, secoué, habité, seul
dans un halo de lumière au centre de cette scène, nous
l’avait dit juste avant.
School of Thought ( chor. Sol León & Paul Lightfoot)
School of Thought
2015, pièce dansée par les danseurs du NDT1, est une toute nouvelle
version d’une première pièce
chorégraphiée en 2013 par Sol León et Paul
Ligthfoot. Ce travail intimiste est fondé sur une
scénographie, des costumes, une musique, des lumières et
une occupation du lieu très particuliers : la
scène centrale et ronde est un plateau encadré de quatre
gradins de quelques rangées de fauteuils. Une
référence au Boléro de Béjart? Au cirque? Ou une simple arène?
Les
sièges – qui font partie intégrante de la
pièce – ont été utilisés pour la
première fois en 1958 à l’occasion de
l’Exposition Universelle de Bruxelles (celle de l’Atomium),
à une époque où l’on croyait encore aux
bienfaits de la liberté et du progrès. Doit-on y voir une
interrogation sur ces acquis? L’«Ecole de la
pensée» (School of Thought) s’inscrit-elle dans une mise en perspective
entre des idéaux du siècle passé et la
réalité de la vie?
Cette
«école» que nous proposent Sol León et Paul
Lightfoot veut éduquer la pensée en lui apprenant
à être libre, à se dégager de tout carcan,
mais aussi de toute linéarité, pour, aidée par ses
sens, arriver simplement à entendre sans que rien ne soit dit,
à savoir sans comprendre. Cette «école» s'interroge aussi sur la fonction du danseur :
doit-il seulement exécuter de parfaits pas de deux, ou est-il
celui qui doit aussi s’essayer au chant, aux arts du cirque, de
la comédie musicale, de la séduction?…
School of Thought ( chor. Sol León & Paul Lightfoot)
Et
qui sont ces deux prélats si sévères, qui ne
pourront cependant pas arrêter l’avancée du temps
que se sont appropriés les danseurs? Que dire aussi de ces deux
«Monsieur Loyal»
et de leur comparse chanteuse – et danseuse – qui semblent
avoir un malin plaisir à réinsuffler
régulièrement de l’énergie à la
troupe? La soirée oscille entre des chorégraphies
empruntées au music-hall, aux cours d’école, et au
style très propre de Sol León et Paul Lightfoot dans
lequel la troupe excelle.
Sur
le plan musical, une large place est faite à Vivaldi, revu ou
non par Richter. Mais le jazz de Louis Jordan, le swing des Four Lads
(avec un surprenant Istanbul not Constantinople
a capella) ou le rock éthéré de Björk, nous
guident aussi dans ce voyage, avant de céder, pour le finale,
à l' Ave verum corpus de Mozart et à la nuit amstellodamoise.
School of Thought ( chor. Sol León & Paul Lightfoot)
En
2015-2016, le NDT (NDT 1 et NDT 2 en l’occurrence), dont le port
d’attache est La Haye, est très présent sur les
scènes du Stadsschouwburg d’Amsterdam, où il
présente cinq programmes qui permettent d’apprécier
les grandes qualités de cette troupe. Il s’agit de
chorégraphies récentes – en majorité dues
à Sol León
et Paul Lightfoot – et de pièces plus anciennes de Hans
van Manen, qui, dans les années 1960, a contribué
à la fondation du NDT. Au mois de juin 2016, après des
étapes dans de nombreuses villes des Pays-Bas, puis au Danemark,
en Allemagne, au Royaume-Uni, en Suisse et en Italie, le NDT sera pour
un soir en France, à Perpignan.
Patrice Villalobos © 2015, Dansomanie