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Mats Ek - Ana Laguna - Semperoper Ballett Dresden
06 janvier 2016 : «From Black to Blue» au Théâtre des Champs-Élysées (Paris)
Le Semperoper Ballett Dresden dans She was black
Après
Sylvie Guillem, c’est au tour de Mats Ek et de sa compagne, Ana
Laguna, de venir tirer leur dernière révérence sur
la scène du Théâtre des
Champs-Élysées. La célèbre institution de
l’avenue Montaigne semble ainsi devenir l’ultime lieu de
rendez-vous français des monstres sacrés de la danse
internationale, pour qui l’heure est venue de raccrocher les
chaussons. Pour Mats Ek et Ana Laguna, on ne sait en fait pas vraiment
s’il s’agit, irrévocablement, de la «der des
der», mais qu’importe, compte-tenu de la qualité du
spectacle qui nous est proposé.
Le triptyque qui compose le programme est
représentatif de l’activité créatrice de Mats Ek après son départ de la
direction du Ballet Cullberg – compagnie fondée par sa propre mère – en
1993. «From Black to Blue» nous emmène ainsi de 1994/95 (She was Black) à 2015 (Hache), avec une escale en 1996 (Solo for two).
Les pièces ne s’enchaînent fort heureusement pas dans une logique
exclusivement chronologique, mais constituent un ensemble qu’on aurait
pu intituler «Les Trois âges de l’amour» (ou plus crûment / cyniquement,
c’est selon, «Les Trois âges de la sexualité», de la découverte des
plaisirs intimes aux affres de la vieillesse, en passant par les aléas
de la vie d’un couple embourgeoisé).
Le Semperoper Ballett Dresden dans She was black
She was Black
fait, selon Mats Ek, allusion à une plaisanterie de l’écrivain et
acteur suédois Beppe Wolgers (1928-1986), qui aurait rapporté ainsi l’un
de ses songes :
«J’ai rêvé de Dieu la nuit dernière.»
«Et à quoi ressemblait-il?»
«Elle était noire!»
Et Dieu dans tout
cela, justement? «Il n’est pas le sujet de cette
œuvre», dixit le chorégraphe. De fait, She was Black
semble plutôt tenir d’un catalogue libertin de tous les jeux – ou
perversions – qu’offre l’amour, de la sodomie au travestissement
(incarné par l’extraordinaire «homme sur pointes», Clément Haenen).
Clément Haenen (L'Homme sur pointes) dans She was black
L’écriture chorégraphique de Mats Ek est leste, drôle, piquante, mais
laisse planer un doute sur les intentions réelles de l’auteur :
s’agit-il d’une pure farce, ou au contraire, d’une vision désabusée,
sinon critique, de la vie intime de nos contemporains? Le choix de la
musique intrique lui aussi : le second Quatuor à cordes,
op. 64 «Quasi una fantasia» (allusion à la Sonate au clair de lune de
Beethoven) d’Henryk Górecki. La piété ostentatoire et l’académisme
pompeux du compositeur polonais sont a priori très éloignés de l’univers
déjanté et grinçant d’Ek. Pourtant, le choc de ces deux mondes
transcende la partition de Górecki, et la rend presque supportable, en
tous cas lisible. L’habileté de Mats Ek et la musicalité des artistes du
Semperoper Ballett – rompus à ce type de danse, c’est évident – font
merveille. Ek aime manier l’oxymoron : «She», incarnée par une
multiplicité de figures féminines, est toute de rouge vêtue, tandis que
ce sont les hommes qui se montrent en noir. Seule incongruité, la
Madone, qui fait une brève apparition en s’extirpant d’un sac informe,
et qui vient expliciter le titre (on peut lire ici ou là : [https://www.semperoper.de/en/whats-on/schedule/stid/she-was-black/56984.html] que le second Quatuor de Górecki aurait été lui-même dédié à la
Vierge noire, ce qui semble erroné – c’est la Méditation pour soprano et
orgue O Domina Nostra op. 55
qui est en réalité dévolue à célèbre icône de Częstochowa). Quoi qu’il
en soit, méprise ou non, ce n’en est pas moins révélateur du «double
jeu», pas forcément innocent, auquel se livre Mats Ek dans She was
black.

Elena Vostrotina (La Madonne noire) dans She was black (chor. Mats Ek)
Oxymoron à nouveau, mais cette fois annoncé d’emblée dans le titre, avec Solo for 2,
une pièce écrite originellement pour Sylvie Guillem (tiens donc!) et
Niklas Ek, frère de Mats. Après les marivaudages aigres-doux de She was
black, la routine très Biedermeier s’installe dans la vie du couple
incarné par Dorothée Delabie – soliste au Ballet de l’Opéra de Lyon – et
Oscar Salomonsson, venu du Ballet Royal de Suède. Dans ce «double
solo», où les protagonistes ne parviennent jamais réellement à se
retrouver, c’est M. Salomonsson, danseur âpre et nerveux, qui tire le
mieux son épingle du jeu. Face à lui, Mlle Delabie semble presque trop
jolie, trop parfaite, alors qu’on attend un corps noueux, désarticulé –
Sylvie Guillem, évidemment –, même si là, les dés sont pipés et la
comparaison un peu malhonnête.
Comme dans She was black,
la virtuosité d’écriture d’Ek parvient
à dépasser la vacuité «new age» de la
musique d’Arvo Pärt – Górecki, en pire.
Paradoxalement, c’est la chorégraphie qui impose la
partition et lui donne une épaisseur, un sens. Solo for 2,
c’est un peu la quintessence de Mats Ek, et on y mesure à
quel point il a pu influencer un Alexander Ekman, un Paul Lightfoot ou
même un Jiří Kylián.
Yvan Auzely et Ana Laguna dans She was black (chor. Mats Ek)
Musicalement, c’est la dernière partie de la
soirée qui s’est avérée la plus réjouissante, avec le dynamitage, par le
Fleshquartett – dommage qu’il ait fallu se contenter d’un
enregistrement – du célébrissime Adagio
d’Albinoni – qui n’est d’ailleurs pas
d’Albinoni, mais de Remo Giazotto, musicologue italien que
l’histoire a déjà oublié. Axe (Hache)
a été écrit pour Ana Laguna et Yvan Auzely – fidèle compagnon de route
d’Ek depuis les Ballets Cullberg – mais créé «officiellement» au Jacob’s
Pillow Festival en août 2015 par PeiJu Chien-Pott et Ben Schultz de la
Martha Graham Dance Company.
Laguna et Auzely sont les interprètes idéaux de cette allégorie de la
vieillesse, où les tâches du quotidien (ici, fendre du bois de chauffage
à la cognée, d’où le titre) sont brusquement interrompues par des accès
irrépressibles de désir. Ceux-ci font naître un certain sentiment de
malaise chez le spectateur, transformé, à son corps défendant, en une
sorte de voyeur, qui s’introduit inopinément dans l’intimité d’un couple
de vieillards.
La soirée s’est achevée, comme on pouvait s’y attendre, par une ovation
debout, et sur le secret espoir que cette soirée d’adieux n’en ait pas
vraiment été une.
Romain Feist © 2016, Dansomanie
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Mats Ek
She was black
Musique : Henryk Górecki, musiques tratditonnelles mongoles
Chorégraphie : Mats Ek
Décors et costumes : Peder Freij
Lumières : Ellen Ruge
1er Pas de deux – Svetlana Gileva, Christian Bauch
2ème Pas de deux – Alice Mariani, Claudio Cangialosi
L'Homme sur pointes – Clément Haenen
La Madonne noire – Elena Vostrotina
Deux Jeunes hommes – István Simon, Skyler Maxey-Wert
Un Homme – Francesco Pio Ricci
Deux Femmes – Jenny Laudadio, Mónica Tardáguila
Solo for 2
Musique : Arvo Pärt
Chorégraphie : Mats Ek
Décors et costumes : Peder Freij
Lumières : Erik Berglund
Avec : Dorothée Delabie (Ballet de l'Opéra de Lyon), Oscar Salomonsson (Ballet Royal de Suède)
Hache
Musique : Tomaso Albinoni, arrangement Fleshquartet
Chorégraphie : Mats Ek
Décors et costumes : Katrin Brännström
Lumières : Jörgen Jansson
Avec : Ana Laguna, Yvan Auzely
Semperoper Ballett Dresden
Musique enregistrée
Mercredi 6 janvier 2016, Théâtre des Champs-Élysées, Paris
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