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Ballet du Mariinsky
01 novembre 2015 : Sacre (S. Waltz) et Concerto DSCH (A. Ratmansky) au Mariinsky II
Concerto DSCH (chor. Alexeï Ratmansky)
Le 1er novembre 2015, Saint-Pétersbourg était en
deuil. Toute la Russie était en deuil pour les 224 victimes de la tragédie
du Sinaï. Pour cette raison, le Mariinsky a annulé la soirée de
l'opérette française, initialement prévue pour cette date, ce qui a
provoqué une petite bousculade devant les guichets. Le mot "annulation"
que l'on pouvait entendre ici et là a provoqué de la confusion, les gens
ne savaient plus si cela concernait tous les spectacles ou une partie
de programme seulement. L'administration a jugé bon de maintenir à
l'affiche La Forza del destino ainsi que les ballets Sacre et Concerto DSCH. C'était une décision juste.
Dans le hall, on pouvait entendre une question : "Vous avez regardé la
liste [des victimes], vos amis n'y sont pas?" Les habitants de la ville
nordique, où il y a moins de cent jours ensoleillés par an, sont
nombreux à être prêts à aller jusqu'à un autre continent pour trouver du
soleil et la mer chaude. Qui n'a pas dans son entourage des gens qui
passent leurs vacances en Égypte? Une minute de silence a précédé le
spectacle. Deux mille personnes debout dans la salle sombre craignaient
de bouger pour ne pas déranger ce silence si aigu que l'on pouvait
croire que le temps s'était arrêté. Mais la vie reprend et le spectacle
continue...
Sacre (chor. Sasha Waltz)
Sacre
commence par une scène presqu'idyllique : le miroir des eaux dans la
lumière tamisée, une motte de terre au milieu, une silhouette féminine
au fond, un couple se câline par terre à droite sous le chant du basson.
Un bref - peut-être dernier - instant de paix et de quiétude... Ça change
très vite. Comme Andreï Roublev dans le film éponyme d'Andreï Tarkovski,
on a l'impression de devenir les témoins fortuits des jeux païens
pendant la nuit d'Ivan Kupala que l'on découvre avec curiosité,
inconscients des conséquences possibles. Ce que l'on croyait être des
jeux entre les hommes et femmes se transforme vite en chaudron
bouillonnant des corps et des passions dans lequel se dénature tout ce
qui est humain. L'environnement change aussi (paradoxalement, malgré la
scénographie très sobre et les décors inexistants - boîte noire du cadre de la
scène privée même des coulisses - les auteurs du spectacle ont fourni
assez d'éléments pour que l'imagination des spectateurs puisse le
reconstruire). Le tas de terre, que les danseurs transportent avec leurs
pieds sur toute la surface du plateau miroitant au début, s'avère être
des cendres infertiles qui dévorent l'eau, le symbole de la vie. Les
scènes apocalyptiques d'une violence qui ne connaît pas de limites
défilent sous les yeux des spectateurs pris au dépourvu.
Sacre (chor. Sasha Waltz)
Ce ballet de Sasha Waltz a été créé au
Mariinsky en mai 2013 sous le titre original de la partition de
Stravinsky Le Sacre du printemps
pour célébrer son centenaire et continue à être présenté en russe avec
ce titre-là. Or, en français (ainsi qu'en anglais, en allemand etc...), le
titre est indiqué comme Sacre
et c'est sous ce titre que le ballet a été amené
à Paris au Théâtre des Champs-Elysées
où la création mondiale du Sacre du printemps
de Stravinsky-Roerich-Nijinski a eu lieu cent ans plus tôt. Cette
différence s'explique probablement par le fait que le titre
original en russe serait plutôt Le Printemps sacré, ce qui entraîne des difficultés pour la traduction de la version
abrégée. Ce détail, peu significatif au premier regard, crée pourtant une
certaine confusion pour le public russe, car le sujet du ballet de Sasha
Waltz correspond plutôt à son titre français qu'à son titre russe.
Contrairement au sacre, le printemps n'y a plus tellement d'importance.
Le sujet originel élaboré par Igor Stravinsky et Nicolas Roerich tourne
autour des rites païens d'une tribu slave, qui sacrifie une jeune fille
pour jouir des bonnes grâces des dieux et réveiller ainsi le printemps.
Stravinsky l'a résumé ainsi : "La résurrection radieuse de la nature,
qui renaît pour une nouvelle vie, la résurrection totale, la
résurrection spontanée de la conception universelle." Dans Sacre,
Sasha Waltz va au delà de ce sujet : "Dans ce spectacle, je voudrais
raconter les rapports entre l’homme et la société, surtout dans des
conditions inhabituelles, par exemple, quand un individu doit se
sacrifier pour que la société puisse continuer son existence... Je pense
que le personnage principal c’est un groupe de gens. Ensuite, en tant
qu'"effet secondaire", de ce groupe apparait le sacrifice. La
communauté s’oppose à l’individu. Plus exactement, elle n’est pas contre
cet individu, mais plutôt pour le dévouement collectif au dieu au nom
duquel il faut sacrifier son individualité." Il ne s'agit plus de la
"résurrection radieuse de la nature", mais plutôt de son sombre déclin.
Avec le Sacre
de Sasha Waltz, on a l'impression d'assister à l'agonie d'une
société qui fait tout pour se suicider. Pour
arrêter ce processus d'autodestruction, la société
ne se tourne pas vers le repentir, mais cherche à retrouver la
grâce du dieu en lui offrant en sacrifice un de ses membres.
Seulement, le dieu est-il présent? Est-ce ce glaive qui descend
inexorablement durant tout le spectacle? Lorsqu'il touchera le sol, la
victime sera morte, mais cela assurera-t-il la renaissance de la
société?
Sacre (chor. Sasha Waltz)
Sacre est un spectacle si riche
en détails que chaque fois qu'on le regarde on en découvre de nouveaux
et on ne retrouve plus les anciens. En outre, certains détails sont assez
ambigus. Par exemple, le cadre historique et religieux du ballet n'est
pas très précis. D'un côté, on y retrouve les éléments païens
impensables dans le monde chrétien, mais de l'autre, les symboles
chrétiens y sont bien présents : les crucifixions et même une allusion à
la montée au Golgotha. En même temps, on sait que les crucifixions ne
sont devenues les symboles chrétiens qu'après la résurrection du Christ.
Tout cela permet aux spectateurs, mais aussi aux danseurs, de recréer à
chaque fois une nouvelle histoire en fonction de leur état d'esprit en
ce moment-là. Encore faut-il que le spectateur ait envie de faire un
travail de réflexion.
Pour le public du Mariinsky, la rencontre avec le ballet, c'est avant
tout la rencontre avec la danse. Or, la chorégraphie de Sasha Waltz,
bien que très musicale, n'est pas vraiment dansante. C'est une sorte de
drame plastique, combinant l'expression corporelle avec les éléments
d'acrobatie et le jeu dramatique. C'est d'autant plus surprenant de
découvrir à quel point les danseurs du Mariinsky peuvent être crédibles
et absolument à l'aise dans ce genre de spectacle. Ce sont les mêmes
qui, la veille, ont été parfaits dans Le Songe d'une nuit d'été de Balanchine et, après-demain, excelleront dans Le Lac des cygnes
classique. Ceci concerne notamment Ekaterina Ivannikova, l'interprète
bouleversante de l'Elue, qui a su exprimer d'une façon encore plus aiguë
que Ekaterina Kondaurova, qui avait dansé la première et le spectacle
enregistré au Théâtre des Champs-Elysées en mai 2013, toute l'horreur,
tout le désespoir et toute la résignation de la victime. Une vraie sidération. Un
vrai hommage à toutes les victimes sacrifiées au nom des égarements et
des fausses idées de ceux qui, au lieu de faire le travail sur soi,
s'octroient le droit de disposer de la vie des autres. Les victimes
sacrifiées pour rien puisque l'on sait, avec ou sans, le printemps
arrivera quand-même.
Concerto DSCH (chor. Alexeï Ratmansky)
Après l'ambiance très lourde et très sombre de Sacre, Concerto DSCH
d'Alexeï Ratmansky sur la musique du deuxième concerto pour piano de
Dmitri Chostakovitch est une vraie bouffée d'oxygène. Léger, purement
dansant, plein d'espoir et de souvenirs heureux, c'est un spectacle véritalement aux
antipodes de celui de Sasha Waltz. Sa première au Mariinsky a eu lieu
en juillet 2013. Alexeï Ratmansky en disait à cette époque : "Je suis
très content que Concerto DSCH
entre au répertoire du Théâtre Mariinsky. Ce ballet n'a pas de sujet
littéraire ni de décors. C'est le portrait de la musique et en quelque
sorte le portrait de la troupe du New York City Ballet pour laquelle il a
été créé en 2008. Je ne change pas la chorégraphie mais le ballet va
bien sûr se transformer grâce aux nouveaux interprètes. Je connais bien
les artistes du Mariinsky, ce sera déjà mon septième ballet sur cette
scène glorieuse. Après de longs ballets narratifs, je prends plaisir à
travailler avec ces merveilleux artistes sur cette composition purement
dansante. J'attends avec impatience la première dans la ville natale de
Chostakovitch."
DSCH (Ré - Mi bémol - Do - Si), l'autographe musical de Chostakovitch,
n'a pas de lien direct avec le deuxième concerto pour piano. A cet
égard, le titre "Concerto DSCH" conviendrait plutôt au premier concerto
pour violon où ce monogramme a été utilisé par Chostakovitch pour la
première fois. C'est en hommage au compositeur que Ratmansky a pris ce
titre pour son ballet. Le deuxième concerto pour piano écrit en 1957, en
plein "dégel", sous Khrouchtchev, est consacré au fils du compositeur,
alors étudiant du Conservatoire de Moscou. Le dégel, c'est la période
qui est marquée par la fin de la répression stalinienne, une certaine
démocratisation de la société, l'ouverture vers le monde et la
libéralisation du domaine de l'art. En mai 1957, lorsque le concerto fut
créé, le pays vivait en attente du VIème festival mondial de la jeunesse
et des étudiants qu'il se préparait d'accueillir à Moscou en été.
L'optimisme et le pressentiment du bonheur, les signes caractérisant
l'état d'esprit de la société soviétique de cette époque ont trouvé
leur reflet dans la musique de Chostakovitch.
Alexeï Ratmansky a bien saisi et a transformé très finement en
chorégraphie ce caractère entraînant de la musique du concerto, pleine
de fougue juvénile, ainsi que son air du temps. Son ballet recrée
parfaitement l'atmosphère enivrante pleine d'énergie de l'époque, mais
les associations évoquées par le spectacle vont au-delà de cette
période. Le premier mouvement Allegro
nous renvoie à l'esthétique des défilés sportifs des années 30 avec
leurs pyramides humaines. Les danseurs forment des figures qui font
allusion à la célèbre fontaine "L'amitié des peuples" à VDNKh [Vystavka Dostizheniy Narodnogo Khozyaystva, célèbre champ de foire et parc d'attraction construit en 1935, ndlr] à Moscou.
Le deuxième mouvement Andante
rappelle les films soviétiques où les seules scènes d'amour très
pudiques étaient les ballades au clair de lune. Dans le troisième
mouvement, Allegro, on croit
reconnaître les personnages d'une comédie célèbre. A travers le ballet,
on découvre les allusions au festival international de la jeunesse à
Moscou avec la colombe de la paix et les nouvelles danses à la mode
amenées par les délégations occidentales. Pour les spectateurs russes, Concerto DSCH
abonde en détails parlants, offrant des associations si riches et si
nombreuses qu'il ne peut être considéré comme un ballet vraiment
abstrait, pas en Russie en tout cas. C'est en quelque sorte un portrait
de la jeunesse soviétique telle qu'on l'a connue grâce au cinéma et aux
arts plastiques. C'est d'autant plus étonnant que ce ballet a été créé à
l'étranger pour une compagnie américaine et, avant d'arriver en Russie,
a été repris par une autre compagnie étrangère, celle de la Scala où il
a été dansé par Svetlana Zakharova. Néanmoins, la chorégraphie
étincelante, délicieusement musicale et très saturée en éléments
techniques de Ratmansky est une valeur en soi et ne nécessite pas
forcement la compréhension de toutes les allusions et des symboles
historiques qu'elle comporte pour être admirée.
Concerto DSCH est un ballet
néoclassique pas très peuplé : un couple lyrique (Ekaterina Kondaurova
et Andreï Ermakov), un trio des solistes (Nadejda Batoeva, Kimin Kim et
Vassili Tkatchenko) et sept couples de corps de ballet, qui au gré du
chorégraphe occupent l'espace du plateau d'une façon très efficace.
Tandis que le corps de ballet dessine les figures géométriques, les
solistes rivalisent de virtuosité. Kimin Kim, qui au dernier moment a
remplacé Alexandre Sergueïev, s'est bien intégré dans cette distribution
qui, sinon, devait être la même que celle de la première. Son dialogue
chorégraphique avec Vassili Tkatchenko se passait d'égal à égal. C'est
en s'amusant que les deux danseurs enchaînaient les tours en l'air et
les assemblés en tournant combinés aux tours par terre, les portés,
petits et grands sauts et autres petites batteries - un vrai feu
d'artifice! Nadejda Batoeva, gracieuse, espiègle et légère, complétait
ce trio brillant de virtuosité, qui a très bien transmis le caractère
entraînant de cette chorégraphie. Ekaterina Kondaurova, apparemment en
grande forme depuis son retour sur scène, formait un couple magnifique
avec Andreï Ermakov : de nombreux portés bien exécutés, l'adage du
rendez-vous amoureux plein de lyrisme. La prestation du corps de ballet
était très enthousiasmante, à la hauteur des solistes. Les danseurs,
visiblement, prennent plaisir à interpréter cette chorégraphie dans
laquelle ils semblent être dans leur élément et la transforment en
véritable moment de bonheur, un peu trop court malheureusement. Vingt
minutes d'hymne à la danse, d'hymne à la jeunesse, hymne à la vie.
Elena Kushtyseva © 2015, Dansomanie
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par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la
propriété
intellectuelle.
Concerto DSCH (chor. Alexeï Ratmansky)
Sacre
Musique : Igor Stravinsky
Chorégraphie : Sasha Waltz
Décors : Pia Maier Schriever, Sasha Waltz
Costumes : Bernd Skodzig
Lumières : Thilo Reuther
Avec : Ekaterina Ivannikova, Daria Pavlenko, Maxim Petrov, Youri Smekalov
Youlia Kobzar, Anastassia Sogrina, Irina Toltchilchtchikova, Zlata Yalinitch
Anna Lavrinenko, Margarita Frolova, Maria Lebedeva, Tatiana Tiligouzova
Alina Krassovskaïa, Maria Cheviakova, Nadejda Dvouretchenskaïa
Evgueni Konovalov, Alexandre Neff, Alexandre Beloborodov, Oleg Demtchenko
Evgueni Deriabine, Boris Jourilov, Denis Zaïnetdinov, Trofim Malanov
Alexeï Kouzmine, Nikita Liachtchenko, Alexeï Nedviga
Concerto DSCH
Musique : Dimitri Chostakovitch
Chorégraphie : Alexeï Ratmansky
Costumes : Holly Hynes
Lumières : Mark Stanley
Avec : Ekaterina Kondaurova, Andreï Ermakov
Nadejda Batoeva, Kimin Kim, Vassili Tkatchenko
Elena Androssova, Viktoria Brileva, Viktoria Brileva, Viktoria Krasnokoutskaïa, Anna Lavrinenko
Tatiana Tiligouzova, Nadejda Dvouretchenskaïa, Margarita Frolova
Boris Jourilov, Andreï Soloviev, Yaroslav Pouchkov, Denis Zaïnetdinov, Kirill Leontiev
Konstantine Ivkine, Nikita Liachtchenko
Ballet du Mariinsky
Pavel Raïkerous, piano solo
Orchestre du Mariinsky, dir. Alexeï Repnikov
Dimanche 1er novembre 2015, Théâtre du Mariinsky II
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