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critiques et comptes rendus
Ballet du Mariinsky

20 & 23 octobre 2015 : Sylvia (F. Ashton) au Mariinsky (Saint-Pétersbourg)


Sylvia
Sylvia (chor. Frederick Ashton)


La première de la reconstruction de Sylvia de Frédérick Ashton au Mariinsky a ouvert la XIVème édition du festival de ballet éponyme. Ce fut le 3 avril 2014. L'entrée de ce ballet au répertoire du Mariinsky est devenue l'événement le plus retentissant dans la vie artistique de cette compagnie légendaire, non seulement pour la saison 2013/2014, mais aussi pour la saison suivante, privée de grandes premières, et le reste encore à ce jour. Après un siècle d'absence, le grand titre classique est revenu enfin sur la scène du théâtre.

Certes, si l'histoire de Sylvia ne commence pas le 3 septembre 1952, lorsque le ballet de Fredrick Ashton a vu le jour au Royal Ballet, elle ne s'arrête pas là non plus. Mais cette version a su perdurer dans le temps et, à ce jour, reste probablement encore la plus célèbre dans le monde. La création mondiale de cette œuvre de Léo Delibes sur le livret de Jules Barbier et Jacques de Reinach, intitulée alors Sylvia ou la Nymphe de Diane est entrée dans l'histoire de l'Opéra Garnier depuis le 14 juin 1876 comme le premier ballet représenté dans cette salle. Louis Mérante a eu l'honneur d'être le premier chorégraphe à travailler avec la partition de Léo Delibes que le compositeur a été obligé de remanier à plusieurs reprises suite aux demandes du maître de ballet. Si seulement le chorégraphe pouvait exercer son autorité sur les auteurs du livret - celui-ci, bien que comique mais pesant, avait vraiment besoin qu'on lui porte un regard plus critique - l'histoire de la vie scénique de Sylvia aurait été peut-être plus heureuse. Mais Louis Mérante a suivi le livret à la lettre, en créant ainsi un ballet surchargé de pantomime.

Sylvia
Sylvia (chor. Frederick Ashton)

La dissonance entre la partition novatrice - n'oublions pas que Delibes fut le premier à composer les ballets symphonique -, variée et riche en mélodies, considérée comme une des meilleures œuvres de son genre, et un livret médiocre, a valu à Sylvia la réputation d'un ballet où seule la musique avait de l'intérêt. Qui ne s'e souvient du jugement de Tchaïkovski qui en a fait part dans une lettre adressée à son ami Sergueï Taneïev : "... à Vienne, j'ai entendu le ballet Sylvia de Léo Delibes, justement entendu, parce que c'est le premier ballet dans lequel la musique constitue non seulement le principal mais le seul intérêt. Quel charme, quelle élégance, quelle richesse mélodique, rythmique et harmonique !" Le compositeur russe, qui à cette époque travaillait sur la partition de son premier ballet, a même déclaré : "Si je connaissais cette musique plus tôt je n'aurais pas bien sûr écrit Le Lac des cygnes." On ne peut que se féliciter du fait que Léo Delibes n'a pas écrit sa délicieuse Sylvia plus tôt et ne nous a pas privés involontairement du chef-d'œuvre de son confrère russe. Curieusement, lorsque la création de son premier ballet n'a pas été un franc succès, Tchaïkovski n'a pas su relativiser et dissocier l'impact de sa musique de celui de la chorégraphie sur le résultat final et a tout pris sur son compte, en mettant en cause la qualité de sa partition : "Pure saleté, je ne peux pas m'en rappeler sans le sentiment de honte". Mais si la partition du Lac des cygnes a dû attendre une vingtaine d'années avant de tomber entre les mains des chorégraphes capables de créer un chef-d'oeuvre immortel à la hauteur du génie musical du son auteur, le destin de Sylvia s'est avéré bien plus tourmenté.

Sylvia
Sylvia (chor. Frederick Ashton)

Les tentatives de remonter ce ballet se multipliaient en France et à travers le monde, sans qu'aucune n'aboutisse à une création capable de perdurer dans le temps. C'est probablement le fossé entre la musique brillante et le livret trop léger et compliqué à la fois, pourtant basé sur un sujet banal que Frederick Ashton a résumé en une phrase : "Un homme aime une femme, la femme est capturée par un méchant homme, la femme est rendue à l'homme par Dieu", qui en était la cause. En fait, "l'homme", c'est le berger Aminta, qui a commis l'imprudence de tomber amoureux de "la femme", la farouche nymphe Sylvia, "le méchant homme", c'est le chasseur noir Orion, lui aussi épris de Sylvia, tandis que "Dieu" n'est autre qu'Eros, détesté tout autant par Sylvia que par sa maîtresse Diane. Aminta trouve la mort, en prenant sur lui la flèche de Sylvia destinée à Eros (immortel autant que l'on sache). En remerciement, Eros ressuscite Aminta, arrange son mariage avec Sylvia et même le dispense de la nécessité de sauver sa nymphe bien-aimée lorsqu'elle se fait enlever par Orion, en se substituant au berger dans cette lourde tâche. Seulement, Eros omet de se débarrasser définitivement du méchant Orion (de toute façon, on ne peut s'attendre à un homicide de la part du dieu de l'amour - ses flèches servent à autre chose) et celui-ci ne tarde pas de se pointer au mariage pour le défaire. Orion affronte facilement le berger, mais, grâce à sa propre bêtise, se fait abattre par la féroce Diane, qui, transportée de colère, aurait volontiers liquidé tout le mariage si les efforts diplomatiques d'Eros n'étaient pas parvenus à la calmer. Soit dit en passant, ce n'était pas en 1876 que le sujet inspiré de la pastorale Aminta de Torquato Tasso (écrite en 1563) a été présenté sur la scène française pour la première fois. Dans les années 1760, Marie Allard et Jean Dauberval se produisaient déjà dans Sylvie, la pastorale héroïque en trois actes de Pierre-Montan Berton et Jean-Claude Trial, avec les ballets de MM. Laval et fils.

En Russie, Sylvia est arrivé avec les danseurs italiens en 1891. On ne peut que s'étonner pourquoi la partition n'est pas tombée entre les mains de Marius Petipa, qui avait déjà une grande expérience en matière de ballets symphoniques, y compris ceux de Delibes ("Le jardin animé" pour Le Corsaire en 1868 et Coppélia en 1884), et avait atteint des sommets de l'art chorégraphique dans ce domaine. Petipa, qui avait déjà sauvé plus d'un ballet au livret peu convaincant, aurait sûrement pu assurer un grand avenir à Sylvia. Mais l'histoire de ce ballet sur la scène russe a commencé par un scandale. En 1900-1901, Sergueï Diaghilev, chargé par la Direction des théâtres impériaux de superviser la nouvelle production de Sylvia, a entrepris une tentative de réformer le ballet et de monter un spectacle à l'instar de ce qu'il a réalisé plus tard avec ses "Ballets russes". La chorégraphie devait être assurée par les frères Legat, tandis que les amis de Diaghilev à Mir iskousstva (Le Monde de l'Art), Alexandre Benois - à qui appartenait l'idée de cette production de Sylvia -, Léon Bakst et Evguéni Lanceray, devaient créer les décors, les costumes étant confiés à Constantin Korovine. Les idées novatrices n'ayant pas été appréciées par tout le monde, Diaghilev fut remercié suite aux intrigues et aux protestations des fonctionnaires de la direction. La création russe de Sylvia a finalement vu le jour sur la scène du Théâtre Mariinsky le 2 décembre 1901 dans la chorégraphie de Lev Ivanov et Pavel Gerdt. Ce dernier a été appelé par la direction pour terminer le travail que Lev Ivanov, gravement malade, n'avait pas pu terminer (le chorégraphe est mort quelques jours seulement après la première). Le spectacle dans lequel brillait Olga Preobrajenskaïa a reçu des critiques pas très favorables (parmi les reproches figurait toujours la médiocrité du livret), mais, grâce au succès auprès du public, est resté à l'affiche pendant quelques saisons. Malheureusement, de ce spectacle il ne reste que des photos. En 1916, toujours au Mariinsky, Samouïl Andrianov a présenté sa version du ballet d'un acte, créée spécialement pour Tamara Karsavina. Les tentatives suivantes de remonter Sylvia en Russie sont liées, pour la plupart, avec l'Ecole Vaganova : la reprise assurée par Vladimir Ponomarev en 1924, et la version d'un acte de Gueorgui Aleksidze en 2003. En 1982, Aleksidzé a également signé la version de Sylvia en trois actes pour le Théâtre d'opéra et de ballet de Perm. Dans ce spectacle, parmi les interprètes du rôle-titre, brillait Ludmila Shipulina, la maman de l'étoile du Bolchoï. En 1934, toujours pour l'Ecole Vaganova, Leonid Lavrovski a créé le dramballet Fadetta sur la musique de Sylvia, mais avec un nouveau livret inspiré du roman de George Sand, La Petite Fadette. Fadetta s'est avéré plus viable que sa sœur aînée Sylvia et a connu de nombreuses reprises sur la scène russe, dont le Théâtre Mikhaïlovsky (appelé à l'époque le Petit Théâtre d'opéra) et le Bolchoï.

Sylvia
Sylvia (chor. Frederick Ashton)

Selon la légende, c'est Léo Delibes lui-même, un demi siècle après sa mort, qui a chargé Frederick Ashton de devenir le sauveur de son ballet, en lui annonçant sa décision par le biais d'un rêve prémonitoire. C'est comme ça que Sylvia a enfin retrouvé son "Petipa". Le Britannique Ashton a réussi là où les autres ont échoué avant lui. Il a créé un ballet frais, léger, pétillant, ironique, à la chorégraphie ingénieuse, qui s'est parfaitement inscrit dans l'esprit de la partition de Delibes.

Ashton a composé un ballet en apparence classique, tout en bousculant les codes du ballet classique. Ceci concerne autant la forme que le langage de son œuvre. Le ballet est structuré en trois actes traditionnels, mais, au troisième acte, on découvre un pas de deux à l'envers, qui commence par une variation féminine (la fameuse "polka pizzicato"), continue par une variation masculine et se termine pas un adage. Mi-hommage au ballet classique, mi-parodie du ballet anacréontique, c'est un clin d'œil du père-fondateur du style anglais à ses prédécesseurs et à Marius Petipa en particulier, ce qui offre un terrain de jeu aux amateurs de devinettes post-modernistes. Raymonda et La Belle au bois dormant sont les ballets qui viennent à l'esprit le plus souvent. Le premier par analogie avec le triangle amoureux : Raymonda - Jean de Brienne - Abderahmane pour l'un, Sylvia - Aminta - Orion pour l'autre. Mais, contrairement à Brienne, Aminta est incapable de combattre son rival lui-même et c'est à Eros d'agir à l'instar de la Fée des Lilas : sauver la vie de la belle et guider la barque qui transporte le jeune amoureux vers sa promise. Seulement, ici, les rôles basculent et c'est la vie d'Aminta qui a besoin d'être sauvée alors que sa belle doit venir le rejoindre en barque. Le défilé des personnages de la mythologie gréco-romaine lors de la procession bachique du troisième acte nous renvoie directement au défilé des personnages des contes de Charles Perrault du dernier acte de La Belle au bois dormant : le passage de Perséphone et Pluton est une citation directe de l'épisode avec le Petit Chaperon rouge et le Loup, alors que le couple de chèvres fait tout de suite penser au duo félin du Chat botté avec sa copine.

Sylvia
Sylvia (chor. Frederick Ashton)

Le chorégraphe n'a même pas eu besoin de changer radicalement le livret pour l'alléger. L'humour, le remède britannique par excellence, voici la clé qu'Ashton a trouvée pour réconcilier le livret avec la partition. Dans son ballet, Sylvia ne se balance pas sur un arbre au premier acte, Orion ne l'attrape pas à l'aide d'un lasso doré, tandis qu'Eros ne se déguise pas en corsaire au troisième acte, et ne fait pas passer les nymphes pour des esclaves afin d'éprouver la sincérité de l'amour d'Aminta pour Sylvia. Ashton a pris le livret au second degré et a traité le sujet avec une bonne dose d'ironie. Que vaut seulement le duo des Chèvres, animaux sacrés des pastorales, qui après être apparues au premier acte en tant qu'accessoires dans les bras du corps de ballet paysan, grandissent vers le troisième jusqu'à la taille humaine pour venir célébrer le mariage des personnages principaux en qualité d'invités VIP! De tout ce beau-monde qui se bouscule sur le plateau lors du troisième acte - parmi les personnages crédités on compte et Cérès avec Jason, et Perséphone avec Pluton, et même Terpsichore avec Apollon -, seul le couple de Chèvres a droit à une vraie variation. La présentation des personnages tourne en dérision : Eros n'est autre que sa propre statue, qui de temps en temps se ranime et quitte son piédestal pour faire du bien ; Diane se comporte comme une femme acariâtre, qui n'aime pas être dérangée par les voisins ; quant à Orion, qui physiquement ressemble drôlement à Farlaf dessiné par Constantin Korovine pour Rouslan et Ludmila, il est plus borné et têtu que méchant.

Sylvia
Sylvia (chor. Frederick Ashton)

En ce qui concerne le langage chorégraphique, basé sur la lexique classique, mais dans les combinaisons souvent inattendues, dépourvues des préparations et des liaisons habituelles, agrémentées des caprices balanchiniens, il fait douter que le chorégraphe ait vraiment monté ce ballet pour la reine Margot (Fonteyn) en partant de bons sentiments. En tout cas, la reine Viktoria (Tereshkina), qui a dansé la première du spectacle au Mariinsky, a déclaré qu'elle n'avait jamais dansé auparavant quelque chose d'aussi difficile techniquement, surtout la variation du premier acte. Selon ses propres aveux, elle s'est mise à pleurer après la première rien qu'à l'idée qu'on puisse la demander, pour une raison quelconque, de remplacer Alina Somova, qui devait assurer la deuxième représentation. Une chose est sûre, c'est que ce ballet a besoin, plus qu'un autre, d'une ballerine très virtuose, capable d'exécuter son texte chorégraphique fantasque, truffé de difficultés, éprouvant physiquement, avec beaucoup d'élégance et d'aisance pour donner au spectateur l'illusion d'une légèreté absolue. Si les imperfections se cumulent et l'effort de la danseuse devient visible, ça remet en cause la légitimité de cette chorégraphie, dont l'esprit pourrait être défini comme "l'insoutenable légèreté de la danse" (en paraphrasant le titre d'un roman célèbre).

Comme au Royal Ballet en 2004, c'est Christopher Newton qui a réalisé la reconstruction de la chorégraphie de Sylvia au Mariinsky. Il existe pourtant quelques nuances différentes par rapport à ce qui a été filmé au Royal Ballet il y a dix ans et que l'on peut distinguer à l'œil nu, sans connaître le texte chorégraphique par cœur. Par exemple, il y a des changements sur les pointes à la place des pas de bourrée à la fin de la première partie de la variation de Sylvia au premier acte. Au second, les "roues" que les esclaves tournaient en parallèle au fond du plateau sont réalisées ici en portés (au lieu de poser les mains par terre, les danseurs s'attrapent par la taille, un peu comme dans le combat entre Orion et Aminta au troisième acte), les deux danseurs forment ainsi une seule "roue".

Sylvia
Sylvia (chor. Frederick Ashton)

Au cours du premier acte, le chorégraphe nous habitue à des ensembles de corps de ballet plutôt compacts, mais efficaces. Tout change au troisième acte, au cours duquel le corps de ballet s'entasse sur le plateau déjà considérablement réduit par les décors. Il faut du temps pour s'y habituer et pouvoir y distinguer autre chose que le mouvement brownien, surtout au moment de l'arrivée des nymphes. Ceci étant dit, avec le corps de ballet de qualité, qui est capable de capturer l'attention du public et, en plus, sent bien le style du ballet, la situation s'arrange vite. A priori, pour le corps de ballet du Mariinsky, un des meilleurs, si ce n'est le meilleur du monde, ce n'est pas une tâche bien difficile. Les danseurs ont "raconté" le défilé du troisième acte d'une façon efficace, bien amusante. Grigori Popov (Pluton) et Svetlana Ivanova (Perséphone) ont joué un vrai mini-spectacle. Le personnage de Grigori Popov, avec ses sauts puissants, dégageait une vraie menace, tandis qu'Ilia Jivoï, qui dansait le même rôle trois jours plus tard, faisait tout pour faire peur, sans pourtant y arriver, et avait l'air plutôt drôle. Cependant, ça n'a pas empêché Svetlana Ivanova de trembler de peur d'une façon bien naturelle, en rendant ainsi la scène encore plus comique, ce qui correspondait bien à l'esprit du ballet. Aleksandra Iossifidi, en Terpsichore (le 23.10), se distinguait, par la douceur de ses réceptions, du corps de ballet bien bruyant. Le duo des Chèvres (dans lequel le chorégraphe Ashton s'est montré presqu'aussi "sadique" que dans les variations de Sylvia) est traditionnellement très bien réussi par les artistes du Mariinsky : léger, technique, espiègle, avec une bonne dose d'auto dérision. Néanmoins, le couple Anastasia Assaben et Vassili Tkatchenko (le 23.10) a été mieux synchronisé que Sofia Ivanova-Skoblikova avec Yaroslav Baïbordine (le 20.10). La jeune Sofia, très soucieuse de bien dessiner les petits ronds, commençait les sauts avec un peu de retard. On doit constater quand même que dans Sylvia, ballet issu d'une tradition encore peu familière à la compagnie, le corps de ballet du Mariinsky manque parfois du brio avec lequel il danse son répertoire habituel. Cette fois, les faunes et les nymphes du premier acte n'étaient pas toujours très bien organisés. De ce point de vue, la saison dernière, il y a eu des représentations bien plus performantes. La partie masculine du corps de ballet paysan, muni de râteaux, avait l'air trop sérieuse à côté des pastourelles aux sourires malicieux jouant en toute insouciance avec les chevreaux et les brouettes. En revanche, les danses de demi-caractère du second acte ont été bien maitrisées et par les danseurs et par les danseuses, qui visiblement s'amusent dans les rôles des esclaves et des concubines, quelle que soit la distribution. Lors de la représentation du 23 octobre, il y a eu un petit problème presque anecdotique là où on ne s'y attendait pas du tout : au début du troisième acte, les quatre gaillards en rouge, qui portaient la statue de Bacchus, n'arrivaient pas à marcher bien au pas, en la faisant chavirer. Mais bon, mettons cela sur le compte des effets secondaires qui auraient atteint les rangs du cortège du dieu du vin.

Sylvia
Sylvia (chor. Fredeick Ashton)

En un an et demi écoulé depuis la première, Sylvia a supporté quatorze représentations sur la scène historique du Mariinsky, quelques autres sont à l'affiche des mois à venir. La compagnie a déjà présenté cinq interprètes pour chaque rôle principal et à peu près autant pour les rôles secondaires. Mais si pour les autres rôles on peut discuter, en ce qui concerne celui de Sylvia, il n'y a pas de doute - Viktoria Tereshkina reste encore inégalable. Les autres ballerines, bien qu'elles maîtrisent plus ou moins bien les difficultés techniques, n'ont pas autant de liberté dans les mouvements. Ce n'est pas pour rien si on dit au Mariinsky : "Vika peut tout". Elle croque les problèmes chorégraphiques inventés par Ashton avec une légèreté désarmante, en nous laissant croire qu'elle a passé sa vie à enchaîner les grands jetés en alternant les jambes sans les préparations ou à faire ces espèces de renversés se terminant par une arabesque sans aucun pas intermédiaire entre deux. Viktoria est même capable de danser la variation pizzicato avec une semelle cassée sans que l'on se rende compte de ses difficultés comme ça a été lors de la première. Fort heureusement, le 20 octobre dernier, qui a réuni la même distribution que celle de la première, ça c'est passé sans ce genre d'incident. Une descente de pointe au début de l'adage du troisième acte est probablement la seule petite faiblesse que Viktoria puisse se permettre. Au premier acte, là où certaines danseuses peuvent se montrer trop lyriques avant l'heure, ce qui ne correspond pas tout à fait aux arguments, Tereshkina a le mérite d'avoir trouvé un équilibre juste entre la personnalité d'une nymphe-guerrière farouche, adressant les malédictions à la statue d'Eros, et la jeune fille insouciante, profitant de la douceur de la vie dans la forêt sacrée. Son héroïne reste crédible en toutes circonstances : en colère quand un mortel vient l'importuner, séductrice lorsqu'elle est obligée de ruser pour se sauver, humble face à Diane, heureuse aux côtés de son amoureux.

A priori, le personnage de la guerrière devait bien aller à la personnalité d'Oksana Skorik, qui a interprété Sylvia le 23 octobre, mais cette danseuse, bien que déjà propulsée au sommet de la hiérarchie du ballet, n'a pas encore atteint la maturité artistique qu'il serait légitime d'attendre de la part d'une prima ballerina du Mariinsky. Le programme technique a été accompli décemment, bien que non sans imperfections, mais la ballerine restait visiblement assez concentrée sur les difficultés techniques, souvent avec une expression d'absence sur le visage, ce qui a nuit à la crédibilité de son personnage. Lors de la variation du troisième acte, là où Tereshkina donne l'impression de se baigner dans la musique, Oksana Skorik, d'abord, menait un combat, non sans succès, contre les difficultés chorégraphiques, mais vers la fin, en réalisant que l'épreuve était bientôt finie, elle s'est décontractée un peu, le sourire a illuminé son visage, et elle a accéléré la cadence, en donnant l'impression de vouloir fuir la musique. L'adagio avec
Kimin Kim  n'a pas été très bien réussi, et, dans l'ensemble, a paru assez laborieux. Skorik et Kim ne forment pas un couple scénique bien assorti. Kim confère au personnage d'Aminta une dimension romantique hors norme, alors qu'Oksana Skorik a l'air assez renfermée. Si à cela on ajoute le manque de répétions, le résultat est forcément en-dessous de ce que l'on pourrait obtenir s'ils étaient distribués avec d'autres partenaires. Avec Alina Somova, qui était sa partenaire en mai 2014, lorsqu'il faisait ses débuts dans Sylvia, Kim formait un couple bien plus harmonieux. En même temps, Oksana Skorik, dont le début en Sylvia a eu lieu en juillet dernier, se portait bien mieux aux côtés de Timour Askerov. Kim a très bien réussi la variation du troisième acte pendant laquelle il survolait littéralement le plateau sous les applaudissements, mais s'est montré un peu négligent au premier (malheureusement, depuis quelque temps, il se permet de pécher dans le style Alu). Vladimir Shkliarov, qui fut l'Aminta de Tereshkina, manquait légèrement de son panache habituel - étant très sollicité ces temps-ci en dehors de Saint-Pétersbourg, il avait un planning intense à la géographie variable, ce qui devait être fort éprouvant -, mais ça n'a toutefois pas altéré la qualité de sa danse, technique, riche en nuances. Leur duo avec Viktoria Tereshkina ne date pas d'hier et fonctionne assez bien.

Sylvia
Sylvia (chor. Fredeick Ashton)

Le concours du meilleur Orion a été remporté par Youri Smekalov (le 20.10). Il a une stature plus avantageuse pour ce rôle que Konstantin Zverev (le 23.10) et un sens théâtral qui lui permet de créer des personnages inoubliables dans un registre très varié (de Spartacus au Chambellan du Petit Cheval Bossu, en passant par Abderahmane, le Maître de danse de Cendrillon ou le soliste du Parc). Son Orion, très émotionnel, interprété avec une bonne dose d'auto-dérision, semble sortir tout droit d'un dessin animé. Ceci étant dit, l'Orion de Konstantin Zverev, légèrement plus bcbg, plus fin, n'ayant pas autant de tempérament que le chasseur noir de Youri Smekalov, reste tout à fait convaincant. Alexeï Tutunnik, le nouveau chouchou de la moitié féminine du public balletomane pétersbourgeois, a un physique qui ne laisse pas de doute - il est fait pour le rôle d'un dieu antique. Beau, ironique, il s'inscrit parfaitement dans la trame du personnage d'Eros (le 20.10). Alexeï Popov, n'ayant pas un physique aussi avantageux, compense par ses qualités de danseur - les pas ciselés, les sauts parfaits aux réceptions félines. Les ballerines du Mariinsky ne sont pas habituées à jouer avec les biceps sur la scène, c'est probablement la raison pour laquelle elles ont, pour la plupart, du mal à être convaincantes dans le rôle de Diane. Certaines sont insipides, d'autres, au contraire, en font trop, au point de transformer le grotesque en thriller. Tatiana Tkatchenko, qui s'est produite en Diane lors des deux soirées, est, à ce jour, la seule qui a trouvé le bon équilibre pour rester naturelle dans ce rôle, petit, mais, de toute évidence, si dur à interpréter justement.

Les deux représentations étaient jouées à guichets fermés et sous la baguette de Gavriel Heine, le chef d'orchestre d'origine américaine, au nom qui intrigue les spectateurs. Amoureux des partitions de Tchaïkovski et Delibes, il a l'habitude d'aider l'orchestre à jouer mieux, en se mettant à chanter avec, mais cette fois-ci a fait il un gros effort pour que sa voix soit pratiquement inaudible et, tel un démiurge, avec la force de ses mains et son charisme, il faisait jaillir de la belle musique de la fosse d'orchestre. C'est tellement mieux comme ça.

Pour les danseurs pétersbourgeois, Sylvia fut la première expérience avec la chorégraphie de Frederick Ashton, une expérience certainement très enrichissante pour les danseurs, mais également pour les spectateurs. Il faut croire que c'était grâce à l'année croisée Russie-Grande- Bretagne que d'un coup, en 2014, les répertoires des deux plus grandes compagnies de la ville se sont enrichis de quelques ballets du célèbre chorégraphe britannique : le Mariinsky, en plus de Sylvia, a présenté vers la fin de la saison Marguerite et Armand qu'il n'a pas hésité à ramener aussitôt en tournée à Londres, tandis que le Théâtre Mikhaïlovsky a eu droit à La Fille mal gardée. Les trois spectacles sont appréciés par le public (plus pour les uns, un peu moins pour les autres) et se sont bien intégrés dans la vie artistique de Saint-Pétersbourg
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Elena Kushtyseva © 2015, Dansomanie



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Sylvia
Sylvia (chor. Fredeick Ashton)



Sylvia
Musique : Léo Delibes
Chorégraphie
: Frederick Ashton, révisée par Christopher Newton
Argument : Nicolaï Volkov d'après Alexandre Pouchkine
Décors et costumes : Christopher Ironside, Robin Ironside
Lumières : Mark Jonathan

Sylvia  – Viktoria Tereshkina (20/10), Oksana Skorik (23/10) 
Aminta – Vladimir Shkliarov (20/10), Kimin Kim (23/10)
Orion – Youri Smekalov (20/10), Konstantin Zverev (23/10)
Eros – Alexeï Tutunnik (20/10), Alexeï Popov (23/10)
Diane – Tatiana Tkatchenko
Les Esclaves – Oleg Demtchenko, Andreï Arseniev (20/10)
Nikita Liachtchenko, Denis Zaïnetdinov (23/10)
Les Concubines – Nadejda Dvouretchenskaïa, Tamara Guimadieva
Les Chèvres – Sofia Ivanova-Skoblikova, Yaroslav Baïbordine (20/10)
Anastasia Assaben, Vassili Tkatchenko (23/10)
Cérès – Viktoria Brileva (20/10), Ekaterina Tchebykina (23/10)
Jason – Aleksandre Beloborodov
Perséphone – Svetlana Ivanova
Pluton – Grigori Popov (20/10), Ilia Jivoï (23/10)
Terpsichore – Anastasia Petouchkova (20/10), Aleksandra Iossifidi (23/10)
Apollon – Alexeï Kouzmine



Ballet du Mariinsky

Orchestre du Mariinsky, dir. Gavriel Heine

Mardi 20 et vendredi  23 octobre 2015,  Théâtre du Mariinsky (scène historique)


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