Le Théâtre des
Champs-Élysées accueille Saburo Teshigawara et sa compagnie Karas
pour trois soirs, dans le cadre de la programmation Transcendanses, où il
présente la pièce Mirror and Music, créée il y a six ans.
D'emblée, la scène
initiale plante le décor : une lumière stroboscopique qui se
déplace en rond ou en ligne donne l’illusion des fenêtres
défilant d’un TGV passant à toute allure dans la nuit.
L'éclairage devient alors difficile pour les yeux, tout comme la
bande-son bruitiste qui n’épargnera pas toujours les oreilles des
spectateurs. La pièce se construit
sur une alternance de différents tableaux et d'images fortes, dans
une continuité non narrative, marquée par des ruptures lumineuses
et musicales abruptes qui surprennent le spectateur, quand elle ne
le font pas sursauter. Les bruits rappellent la violence de la vie
urbaine et d’un monde industriel où l’humanité semble malmenée.
Ainsi, les tout premiers visages que l’on voit - deux personnes
accroupies se tenant par les bras - arborent de grands sourires
étranges, comme des clowns maléfiques.

Mirror and Music (chor. Saburo Teshigawara)
Angoisse encore
lorsqu'une fenêtre blanche, découpée dans l’espace par la
lumière, présente des visages éclairés à contre-jour, à la
manière d’un film d’horreur ou d’un mime d’épouvante, entre
le butôh et l’expressionisme en noir et blanc. En ce mois de
novembre, où Halloween n’est pas loin, plusieurs moments de
surprise ou d’effroi viennent secouer le spectateur qui commençait
à s’installer dans une atmosphère. Pas de pitié pour le
confort!
Dans cette scénographie
parfois futuriste, aux figures de vortex par exemple, la lumière est
un personnage à part entière et structure la trame de la
chorégraphie. A des mouvements désordonnés s’oppose la
simplicité de certains solos, dont le premier dansé par Teshigawara
lui même, simplement vêtu d’un pantalon et d’un tee-shirt
noirs. Première fois que l’on voit la peau, rappel de
l’incarnation humaine, par opposition aux évocations de mannequins
en plastique. Ainsi, les danseurs, dans des vêtements de ville
quotidiens, se retrouvent parfois derrière des masques blancs ou
cachés sous des capuches - autant de façons d’illustrer
l’impersonnel, la masse, ou le sort commun. On les retrouve
d’ailleurs plus tard allongés sur des pans inclinés de bois,
comme foudroyés au sol dans une immobilité d’apocalypse.
La danse elle-même est
plutôt verticale, presque tout le temps en transformation. La
fluidité continue évoque la manière dont un pinceau dessinerait
dans l’espace des caractères de calligraphie. Une gestuelle très
articulée joue à se désarticuler dans tous les sens, oscillant
entre une esthétique qui se rapprocherait du smurf ou du boogaloo en
hip-hop et un taï-chi accéléré. Certains jeux de jambes et
combinaisons de pas rappellent les danses irlandaises, quand des
passages plus ancrés dans le sol seraient une forme de Gaga
asiatique. Le visage n’est presque pas affecté par la danse qui
traverse le corps, ce qui donne l’impression d’un mouvement qui
se produit malgré le danseur, simple vecteur d’une énergie qui
passe. Cela crée autrement une forme de distance, comme si le
mouvement avait été reproduit mille et une fois, et au fond se
faisait automatique, indépendamment de la conscience du danseur à
l’instant présent.

Mirror and Music (chor. Saburo Teshigawara)
Les courses virevoltantes
dans l’espace sur de la musique baroque sont de grandes bouffées d’air frais. Les bottines de
cuir glissent sur le sol et les imperméables flottent en l’air,
parallèlement à de grands ports de bras dirigés vers le ciel,
comme si une bourrasque de vent emportait le bras. Les parcours
lyriques à petits pas très rapides effleurant le sol semblent y
dessiner des motifs baroques, en écho à la musique qui défile et
brode. Rapidement cependant, les danseurs s’agitent dans toutes les
directions, et marquent la lutte et la débâcle comme pour échapper
à une certaine souffrance.
La chorégraphie, qui
fait se succéder solos, duos, trios et mouvements de groupe, est
très prolixe et parfois s’exprime comme quelqu’un qui parle très
vite, sans jamais s’arrêter, sans virgule ni point. Il est dommage
que certaines répétitions ou certains tableaux soient un peu trop
longs. Le moment devient un peu bavard, et l’esprit divague, là où
la concision ferait sans doute mieux ressortir la poésie
sous-jacente. Ce n’est pas le cas de l’avant-dernière scène,
répétitive, où les danseurs sautillent d’un pied sur l’autre
de manière hypnotique, et qui fonctionne vraiment bien au niveau de
l’illusion visuelle. Changeant subrepticement de place, ils tombent
et se relèvent, avant de disparaître les uns après les autres pour
laisser place au dernier tableau, à la manière d’un portrait de
famille. Sur la galerie des visages, un son monte de plus en plus
haut, que, par jeu visuel, la main de Teshigawara attrape en l’air,
achevant ainsi la pièce.
Proposant une vision
abstraite et dichotomique du monde, il faut saluer le travail du
chorégraphe, qui danse aussi dans sa pièce et en règle la
scénographie, les lumières, les costumes et la musique.
Lilacem Strademes © 2015, Dansomanie