Il est des années où
l’on en vient à penser – par excès de productions sans âme -
que Giselle est un ballet en un acte (mais quel acte!), dont
les protagonistes les plus emblématiques sont Myrtha et Hilarion. La
Giselle de Natalia Osipova et de Carlos Acosta, vue début
2014 au ROH, a pourtant prouvé le contraire. La production
néerlandaise de Giselle, qui
comporte des chorégraphies additionnelles de Rachel Beaujean
et Ricardo Bustamante, s’inscrit elle aussi dans cette veine. Elle
rappelle, par son coté cinématographique – accentué par une
scène très large tout en « cinémascope » -, la Giselle
de Sylvie Guillem présentée au Théâtre du Châtelet en 2001. Ce
qui fait la force de la production du Het Nationale Ballet, qui date
de 2009, c’est à la fois sa cohérence, l'envie de bien faire et
le plaisir de raconter une histoire de vie, de mort et de rédemption
qu'elle traduit, et surtout l’engagement de tout un corps de ballet
dans un message fort. Même si Amsterdam n’est pas un temple
historique de la danse au même titre que d’autres villes
européennes, la capitale néerlandaise a su se faire une place au
fil des années dans des registres allant du classique au
contemporain.
Josef Varga (Albrecht) et Anna Tsygankova (Giselle)
La version
Beaujean-Bustamante de Giselle fait la part belle à une pantomime
élégante qui s’inscrit parfaitement dans la chorégraphie du
premier acte. Ces récitatifs, compréhensibles même par les
spectateurs les plus néophytes, permettent de replacer l’histoire
dans son contexte. Ils trouvent leur place naturellement dans la
narration. Si Giselle et sa mère instaurent un dialogue gestuel
extrêmement intelligible, le comte Albrecht (Graaf Albrecht dans la
version néerlandaise) et son ami Wilfried ont plus de mal à faire
vivre ce langage. Sont-ils de trop noble extraction pour communiquer
par gestes? Le travail de production et de chorégraphie est
principalement centré sur le premier acte au cours duquel Giselle
apparaît comme une jeune fille comme les autres. Tout ce qui
rappelle sa fragilité est traité sans insistance. Même la scène
de la folie est loin d’être abordée sur un mode hystérique :
Giselle est abattue, sans voix, sans geste, n’arrivant même plus à
effeuiller la marguerite. Elle ne court pas de l’un à l’autre,
elle est seule, préfigurant la Giselle du deuxième acte qu’Albrecht
n’arrive pas à saisir. A ce moment là, Giselle n’est plus une
jeune fille parmi les autres, elle est déjà une Wili.
Anna Tsygankova (Giselle) et Josef Varga (Albrecht)
Le Dutch National Ballet
a fait appel pour cette production à un unique concepteur des
costumes et des décors : Toer van Schayk, ancien danseur et
chorégraphe, qui travaille comme scénographe depuis la fin des
années 90. Le contraste entre les décors, champêtres, fouillés,
minutieux, hors du temps, du premier acte et ceux, résolument
modernes et épurés, du deuxième acte est calqué sur le décalage
chorégraphique entre ces deux « ballets » : l’un
donnant l’occasion à chaque soliste d’être mis en lumière,
l’autre privilégiant les ensembles. Les costumes sont tout en
détails, comme on peut le voir dans le foyer où l’une des robes
des paysannes est exposée. Le contraste entre les habits des paysans
et ceux des nobles n’est pas si marqué, mais il évite le recours
- un peu trop systématique – à des tissus trop brillants à
défaut d’être luxueux. Le Pas de quatre des Vendangeurs en
lederhose laissant apparaître leurs jambes nues est un moment
inattendu. L’éclairage conçu par James F. Ingalls rappelle le
travail photographique de William Egglestone, adepte des lumières
crépusculaires qui subliment les couleurs.
Deux Wilis dans Giselle
L’entrée en scène
d’Anna Tsygankova renvoie à une question récurrente : le
rôle de Giselle exige-t-il une maturité des danseuses ? Et si
c’est le cas, cette maturité – peut-être nécessaire pour la
scène de la folie ou pour le deuxième acte – ne fait-elle pas
perdre une certaine spontanéité à Giselle la jeune paysanne? Si
Natalia Ossipova a su incarner avec autant de naturel des deux
facettes de Giselle, est-ce parce qu’elle a pu s’approprier le
rôle très vite dans sa carrière? Anna Tsygankova, comme Svetlana
Zakharova, est plus une princesse qu’une paysanne. Il lui manque
cette espièglerie, cette malice. Mais la légèreté de sa danse et
son engagement font oublier ce défaut. Elle danse de façon très
précise avec un beau travail de pieds. Son manège de piqués est
réalisé avec une vitesse de rotation remarquable. Son sens
dramatique est évident, même si elle sait rester dans le retenue.
Jozef Varga est un prince et reste un prince. Jamais on ne voit en
lui le paysan qu’il prétend être. Sa pantomime n’est pas
aboutie et son jeu scénique est un peu limité même si les
expressions qu’il offre sont intenses. Il fait preuve d’un beau
ballon et a d’indéniables qualités de partenaire, mais on sent
qu’il ne se donne pas entièrement dans ce premier acte. James
Stout est un acteur autant qu’un danseur. Il donne à Hilarion une
personnalité très attachante, mais peut-être est-ce un
contre-sens? Avec cette approche du rôle, il nous offre un jeu de
scène intense, qui apporte au récit une richesse de narration très
moderne. Tout en élévation et en petite batterie, il instaure une
complicité avec la salle, prenant les spectateurs à témoin de
l’avancée de ses recherches sur la véritable identité
d’Albrecht. Du Pas de quatre des Paysans, on retient avant tout
Young Gyu Choi, soliste en devenir, qui se distingue par sa puissance
et sa justesse.
Josef Varga (Albrecht) et Anna Tsygankova (Giselle)
Le
corps de ballet est
tout à son avantage dans le deuxième acte. Les lignes
sont tenues,
les ensembles sont nets, les arabesques sont sûres, même
pendant
les croisements de lignes (qui ne sont pas applaudis à
Amsterdam),
et ce, dès le soir de la première, preuve que les
maîtres de
ballet – dont l’étoile néerlandaise Igone de
Jongh – ont su
insuffler un sentiment d’appartenance à la compagnie,
essentiel
aux danseuses de toutes origines qui forment le corps de ballet du Het
Nationale Ballet. Sasha Mukhamedov est une Myrtha autoritaire qui
sait se faire respecter de ses Willis. Ses grands jetés sont
très
puissants et ses petits pas stroboscopiques. Giselle apparaît
dans
cet acte comme une dame blanche irréelle et très
légère. Son
opposition à Myrtha n’est jamais frontale. Les entrechats
six
d’Albrecht étaient attendus après ceux que Serguei
Polounine
avait réalisés quatre jours avant, à
l’occasion de la
retransmission du Bolchoï. Il faut bien reconnaître que les
seize
entrechats de Jozef Varga sont un peu frustrants, même
s’ils sont
parfaitement réalisés. La mort d’Hilarion met mal
à l’aise le
public qui avait pris fait et cause pour lui. Albrecht, lui, semble
avoir été sauvé plus par la fin de nuit que par
ses efforts de
rédemption.
Cette belle production
s’achève par une standing ovation et une distribution de lys
blancs au couple vedette de la soirée, les mêmes que ceux
qu’Albrecht avait déposés sur la tombe de sa bien aimée.
Patrice Villalobos © 2015, Dansomanie