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critiques et comptes rendus
Théâtre National de Chaillot (Paris)

30 septembre 2015 : Retour à Berratham (Angelin Preljocaj) au Théâtre de Chaillot



Retour à Berratham est la troisième collaboration d'Angelin Preljocaj avec l'écrivain Laurent Mauvignier. Elle fait suite à Ce que j'appelle oubli, conçu pour la Biennale de la danse de Lyon en 2012, et aux Nuits, créé à Aix-en-Provence l'année suivante. Au Festival d'Avignon 2015, le duo a récidivé avec Retour à Berratham, pièce pour laquelle Angelin Preljocaj ne s'est pas fondé sur un texte littéraire pré-existant, mais a passé commande d'un livret entièrement nouveau à Laurent Mauvignier. Le spectacle a, tout comme Nuits, reçu un accueil assez mitigé de la part de la critique institutionnelle. Sa programmation, deux mois après sa création, au Théâtre National de Chaillot, est l'occasion pour notre correspondante Lilacem Strademes de se faire une opinion "à froid" et de d'analyser les mérites et les faiblesses de ce 
Retour à Berratham.


retour à berratham
Jongmyo Jeryeak (National Gugak Center)


C’est avec un sentiment mitigé que l’on ressort de Chaillot après Retour à Berratham, la dernière création d’Angelin Preljocaj. La scénographie est simple mais efficace, avec des grilles qui sont déplacées et changent l'espace au fur et à mesure des scènes. Une grande étoile de néon en fond de scène : référence ambiguë à la Deuxième Guerre mondiale ou symbole du star-system? Des sacs-poubelle remplis, entassés ou jetés par dessus les grilles, évoquent de loin Rainforest de Merce Cunningham (1968), où Andy Warhol, en charge des décors, avait rempli l’espace de coussins argentés gonflés d’hélium. Une carcasse de voiture inscrit la pièce dans une atmosphère urbaine. Pourtant, l’ancrage référentiel de la pièce est flou. L’époque est incertaine. Des tenues en tee-shirts, jeans, baskets alternent avec des costumes de mariage qui semblent slaves, quand le nom de Berratham renverrait plutôt au Moyen-Orient. Le brouillage des repères spatio-temporels ancre l’histoire dans une forme de “partout et toujours” universel.

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Jongmyo Jeryeak (National Gugak Center)

Au niveau chorégraphique, les groupes de filles à l’unisson qui reviennent régulièrement évoquent un choeur de pleureuses antiques dans cette tragédie épique écrite pour l’occasion par Laurent Mauvignier. Il est dommage pourtant que l’unisson soit trop utilisé, détruisant la vie qu’il pourrait y avoir dans les pas. On pense aux trois trios d’inspiration salsa/rock qui auraient pu fonctionner, s’ils n’avaient pas tous fait exactement la même chose au même moment durant toute la scène. Cela en devient mécanique et on ne voit plus la danse. Il en va de même pour les tableaux où l’association d’un unisson frontal sur une musique technoïde avec un mouvement sur chaque temps fait vraiment ensemble de clips, de comédie musicale, voire de film d’action.

Il est dommage que les danseurs, beaux interprètes au demeurant, se retrouvent dans une chorégraphie bavarde, qui, bien qu’exécutée au millimètre, ne dit pas grand chose. La combinaison danse/texte sur scène est un peu trop littérale. Il n’y a pas la distance entre l’une et l’autre qui permettrait de les faire résonner mutuellement. La principale réussite chorégraphique est d’ailleurs le septuor de filles à l’unisson sur du chant lyrique. Pour une fois la danse parle d’elle- même sans faire illustration du texte. C’est bien là sa force, ce qui se dit en dansant n’a pas besoin de mots. Unique moment de la pièce, hélas, où la danse est vraiment sensible...

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Jongmyo Jeryeak (National Gugak Center)

Mention spéciale également pour la trouvaille de la robe de mariée faite de vestes amovibles qui fonctionne bien. La scène du mariage est d'ailleurs intéressante dans sa construction antithétique au regard du texte. A ce moment là, la relation texte / danse s'avère pertinente, l’action se faisant en contrepoint du texte. Là où la narration relate une fiancée que l’on pare, la danseuse l'incarnant sur scène se voit retirer successivement les couches qui composent son costume. Immobile veuve noire d’ailleurs, en opposition à la traditionnelle blancheur virginale. La fiancée est montrée passive, ce qui annonce déjà l'abus d’elle à venir. La clôture violente de la scène, où elle se trouve portée en figure christique nue, élevée les bras en croix, constitue un certain choc visuel. Dans ce mariage sacrificiel, la danse devance le texte, et l'annonce, ce dont on se rend compte rétrospectivement. La dissonance ainsi créée au moment même de l'énonciation simultanée est vraiment intéressante.

Il y a malgré tout quelque chose de perturbant dans ce corps rendu chétif dans l'apparence et la monstration de la maigreur. On est aussi sceptique face à la scène où Katja, l’héroïne, essaie d’éviter les assauts de son compagnon, issu du mariage forcé, qui finit en pole dance le long des grillages dans une certaine vulgarité, voire une vulgarité certaine... C’est d’autant plus dérangeant que la troupe de danseurs fait assez jeune sur scène, surtout les filles, qui ressemblent dans la pièce bien plus à des adolescentes qu’à des femmes, les costumes de tuniques/nuisettes légères n’aidant pas. On regrette l’image cliché de la femme-enfant, objet, victime, manipulée à merci.
  

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Jongmyo Jeryeak (National Gugak Center)

La jeunesse sur scène ramène l’histoire à des amours adolescentes, sorte de Roméo et Juliette version migrants, ou de West Side Story épicé Moyen-Orient, ce qui dessert la gravité et le poids intentionné de la pièce. Il faut avouer enfin que, de manière générale, en regardant la danse, on perd le texte, étonnamment récité, entre langage guindé et familier, crié parfois un peu gratuitement, et que l’on finit par entendre de loin. Inversement, quand on se raccroche au texte, la danse apparaît vraiment illustrative et passe au second plan de façon anecdotique.

En somme, Retour à Berratham est une pièce inégale qui ne parvient pas vraiment, malgré quelques fulgurances, à emporter pleinement la salle. Dommage que ce qui aurait pu entrer en résonance avec une actualité politique chargée, notamment autour des déplacements de populations et des conflits, sonne en fin de compte creux et nous laisse un peu bredouilles.



Lilacem Strademes © 2015, Dansomanie


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Retour à Berratham

Chorégraphie et mise en scène : Angelin Preljocaj
Livret : Laurent Mauvignier
Scénographie : Adel Abdessemed
Lumières : Cécile Giovansili-Vissière
Création sonore : 79D assisté de Didier Muntaner
Musiques additionnelles : Georg Friedrich Haendel, Fatima Miranda, Abigail Mead
Costumes : Sophie Ghellert


Ballet Preljocaj

Mercredi 30 septembre 2015,  Théâtre National de Chaillot, Paris


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