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critiques et comptes rendus
Ballet du Mariinsky

26 juillet 2015 : Raymonda (Petipa / Sergueïev) au Mariinsky (Saint-Pétersbourg)


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Ouliana Lopatkina (Raymonda) et Danila Korsuntsev (Jean de Brienne)


Raymonda est un ballet rare et mal aimé. Aujourd'hui, peu de compagnies se risquent à donner l'ouvrage dans son intégralité, se contentant, au mieux, de son divertissement final, facile à insérer dans un gala ou une soirée mixte. L'American Ballet Theater possédait le ballet à son répertoire, mais n'en donne plus de nouvelles depuis longtemps, l'Opéra de Paris s'est débarrassée de la production Noureev après avoir en avoir dansé peut-être la série de trop en 2008, et sans doute ne reste-t-il plus aujourd'hui que le Bolchoï, avec la production de Grigorovitch, et le Mariinsky, avec celle de Konstantin Sergueïev, à le programmer encore, de temps en temps, autrement dit le moins souvent possible*. Raymonda connut, certes, une forme de renaissance en 2011 grâce à la reconstruction fastueuse, d'après les notations Stepanov, de Serguei Vikharev pour la Scala, mais si elle a le mérite d'exister, l'avenir d'une telle production, montée en quelque sorte par accident à Milan, n'en demeure pas moins incertain.


raymondaOuliana Lopatkina (Raymonda) et Danila Korsuntsev (Jean de Brienne)

Pourquoi un tel ostracisme? Œuvre de la fin d'une vie, Raymonda a parfois passé pour une redite – une compilation maladroite des ingrédients ou des motifs ayant fait le succès de La Bayadère, de La Belle au bois dormant et du Lac des cygnes. Si la partition de Glazounov est une symphonie fabuleuse aux couleurs variées, qui parvient à s'élever au niveau de celles de Tchaïkovsky, le livret de Lydia Pashkova, au pittoresque très éclectique, ne brille certes pas par sa subtilité dramatique ou sa profondeur psychologique. Dans son château provençal, Raymonda, nièce de la Comtesse Sybille de Doris, attend le retour des croisades de son bien-aimé, Jean de Brienne, fils du roi André III de Hongrie. La belle se prend à rêver devant son portrait, quand surgit, entouré de sa suite, un chef Sarrasin, Abderrahmane, prêt, pour la conquérir, à lui offrir toutes les richesses du monde. Le suspense est minime : la vertueuse Raymonda résiste sans trop de difficultés à ses avances, matérialisées par des danses étrangères, sarrazine et espagnole (Panaderos). De retour de la croisade, le valeureux Jean se débarrasse à temps de son rival. Dans une harmonie retrouvée, reflétée par de nouvelles danses de caractère (cette fois polonaise et magyare) et un grand pas classique, les noces des deux jeunes gens peuvent enfin être célébrées. Gentes demoiselles, preux chevaliers ou farouches Sarrasins – et même l'ombre d'une féerique Dame blanche -, Raymonda déploie, sur une carte imaginaire qui nous promène de la Provence des cours d'amour à l'Orient des croisades (avec en prime quelques escales du côté de l'Espagne et de la Hongrie), toutes les figures obligées d'un Moyen-Age fantasmatique.

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Youri Smekalov (Abderakhman)


Le souci de cohérence et d'unité n'a jamais été la vertu principale du ballet du XIXe siècle. Que Raymonda soit si peu goûté tient évidemment à d'autres raisons que ses incongruités ou ses anachronismes. L'absence totale de tension dramatique (Abderrahmane a-t-il une chance? Raymonda va-t-elle lui céder? sont des questions que le spectateur n'est guère amené à se poser), jointe à un imposant décorum – que peu de compagnies peuvent en réalité se permettre -, serait, bien plus que son caractère rocambolesque, à mettre en cause. Les personnages, pures apparences, restent lointains, comme privés de chair. Le ballet, dans ses tableaux successifs, ne semble finalement viser qu'une seule chose : exhiber la virtuosité des interprètes, exalter la pure beauté de la danse. Tout le plaisir de Raymonda est là – et nulle part ailleurs. La virtuosité est d'ailleurs littéralement portée à son paroxysme avec Raymonda, rôle aux innombrables variations créé à l'origine pour Pierina Legnani, qui, incidemment, «inventa» les trente-deux fouettés du Cygne noir. Raymonda ne peut, dès lors, se satisfaire de la moindre médiocrité, fût-elle charmante. La grandeur est son air, son parfum, sa substance même – la raison première et ultime de sa rareté.  


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Ouliana Lopatkina (Raymonda) et Youri Smekalov (Abderakhman)

C'est à ce titre un privilège immense de croiser la route de Raymonda au Théâtre Mariinsky, sur la scène même où le ballet fut créé. C'en est encore plus un de pouvoir assister à ce spectacle grandiose avec Ouliana Lopatkina, ballerine rare, ballerine d'un autre temps, qui a su miraculeusement préserver la majesté et le mystère qui font tout le prix (le seul?) de ce ballet d'apparat. La production de Konstantin Sergueiev (1948) offre, à l'instar de son Lac des cygnes, un mélange unique de faste et de simplicité, qui permet de donner, à défaut de sens, toute sa place à la danse. Les décors de Simon Virsaladze n'ont ni la sophistication de ceux de Nicholas Georgiadis pour la production Noureev, ni le charme pittoresque des toiles peintes dans le style troubadour de la reconstruction de Vikharev, ni leur photogénie commune, mais ils en imposent à la vue, avec un naturel et une élégance qu'il faut sans doute éprouver en direct, sans pour autant écraser. Très littérale, cette production ne se préoccupe pas, par ailleurs, d'étoffer la narration et notamment de pimenter le ballet en approfondissant le dilemme de Raymonda et en accordant une plus grande importance chorégraphique et scénique à la figure, mi-fascinante mi-inquiétante, du Sarrasin, comme ont pu le faire plus tard Youri Grigorovitch ou Rudolf Noureev dans leurs propres versions. Abderrahmane a sans doute droit à quelques pas de bravoure en plus, qui renvoient à l'esthétique soviétique de la production, mais demeure en grande partie un rôle de pantomime, ce qu'il était à l'origine. Jean de Brienne, apparition tardive et jusqu'au bout fantomatique, est une figure plus fade et conventionnelle encore. On perçoit que la grande affaire ici, dans la fidélité totale à l'esprit du ballet impérial, est de préserver la prééminence, sinon le statut sacré, de la ballerine en tant que magicienne de la scène et virtuose de la danse. Fort logiquement du reste, les rôles des «amies», Henriette et Clémence, sont largement minorés par rapport à celui de Raymonda. Les variations qui leur sont dévolues ailleurs sont ainsi distribuées à d'autres solistes féminines dans le Tableau du Rêve et dans le Grand pas hongrois.

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Youri Smekalov (Abderakhman) et Ouliana Lopatkina (Raymonda)

On peut faire confiance à Lopatkina pour interpréter le rôle-titre avec une noblesse dépourvue d'afféterie et d'arrogance déplacée. L'âge n'y fait pas grand-chose, elle paraît toujours aussi lumineuse et intemporelle – présence rêveuse et rêvée dans le rôle de la jeune châtelaine à sa fenêtre. Par-delà le ballet lui-même, il y a certainement quelque chose du rituel ou de la cérémonie religieuse dans ses désormais (trop) rares apparitions scéniques, réunissant le public local dans une ferveur discrète, immanquablement conclues par des rappels interminables et des brassées de fleurs. Formellement, rien de spectaculaire ni de démonstratif dans sa technique – qui n'est pas celle de Tereshkina ou de Novikova –, mais une leçon de style et de présence toute classique, qui brille plus particulièrement dans les adages : celui du Rêve, au sublime phrasé, dont les renversés n'en finissent pas de chanter vers les cieux, ou celui du Grand pas, où la réserve aristocratique semble exhaler, au milieu de la joie, un soupçon de mélancolie. Pour cette représentation de fin de saison, Lopatkina retrouvait son vieux partenaire, Danila Korsuntsev, revenu depuis peu à la scène après un long arrêt. S'il a pu montrer par le passé une danse plus souple et puissante dans les manèges, il s'inscrit toujours dignement dans la grande tradition du cavalier et «portefaix» impérial. Même s'il est des danseurs plus enthousiasmants au Mariinsky, que demander de plus, à vrai dire, à cette pâle figure, authentique point faible du ballet, toutes versions confondues? On s'attache paradoxalement davantage à Abderrahmane, interprété par un Youri Smekalov à la théâtralité aiguisée, quoiqu'un peu caricaturale, même si celui-ci ne possède pas la séduction sauvage et le caractère presque tragique du personnage tel que le mettent en scène les versions Grigorovitch et Noureev.

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Danila Korsuntsev (Jean de Brienne) et Youri Smekalov (Abderakhman)

Raymonda offre à nombre de solistes l'occasion de participer, de manière éphémère, à cette célébration collective et soigneusement hiérarchisée que consacre le ballet de Petipa : Kristina Shapran, ballerine en devenir, brille dans la variation de Clémence dans l'attente de plus hautes destinées, Ekaterina Ivannikova conjugue vivacité et précision dans la variation du Rêve, Valeria Martynyuk révèle une danse ciselée, riche d'accents et d'épaulements dans la variation du Grand Pas, tandis que Filipp Steppin déploie une virtuosité enthousiasmante dans la variation de Béranger, le troubadour d'Aquitaine – soudain propulsé étoile masculine du ballet. Festival de variations pour les solistes, Raymonda exalte aussi la beauté impressionnante du corps de ballet du Mariinsky, qui séduit tout particulièrement dans le divertissement final, incomparable morceau d'éloquence, où s'entremêlent à égalité danses de caractère et danse académique - ces deux pôles du grand ballet symphonique à la russe. Loin d'être ces pensums un peu plats qu'elles sont le plus souvent ailleurs, la Mazurka et surtout la Danse Hongroise, menée par la merveilleuse Olga Belik, sont des modèles d'élégance et de vivacité joyeuse, à la flamme toujours bien tempérée. On comprend là que la danse de caractère n'est pas le parent pauvre – et un peu rustre - de la danse académique, mais qu'elle en est, dans l'architecture rigoureuse du ballet impérial, le pendant nécessaire, également raffiné et digne d'admiration.


*Un bémol tout de même : la Raymonda du Bolchoï a eu les honneurs d'une retransmission de Pathé Live, et celle du Mariinsky, après avoir été donnée en décembre dernier à Baden-Baden, sera de la tournée américaine la saison prochaine – sans doute une première.





Bénédicte Jarrasse © 2015, Dansomanie



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Ouliana Lopatkina (Raymonda) et Danila Korsuntsev (Jean de Brienne)



Raymonda
Musique : Alexandre Glazounov
Chorégraphie
: Konstantin Sergueïev d'après Marius Petipa
Argument : Lidia Pashkova, Marius Petipa
Décors et costumes : Simon Virsaladze

Raymonda – Ouliana Lopatkina   
La Comtesse Sybille – Elena Bazhenova
René de Brienne – Soslan Kulaev
Jean de BrienneDanila Korsuntsev
Abderakhman – Yuri Smekalov
Ali – Islom Baimuradov
Clémence – Kristina Shapran
Henriette – Nadejda Gonchar
Béranger – Filipp Stepin
Bernard – Andreï Solovyov
Le Sénéchal – Andreï Yakovlev

Le Rêve (acte I) – Diana Smirnova, Ekaterina Ivannikova
Danse sarrazine (acte II) – Alisa Petrenko, Oleg Demchenko
Danse espagnole (acte II) – Anastasia Petushkova, Alexeï Kuzmin
Mazurka (acte III) – Xenia Dubrovina, Dmitry Pykhachov
Danse hongroise (acte III) – Olga Belik, Boris Zhurilov
Grand pas (variation, acte III) – Olga Belik, Boris Zhurilov
Grand pas (pas de quatre, acte III) – Konstantin Ivkin, Vasily Tkachenko
Fuad Mamedov, Alexeï Popov



Ballet du Marrinsky

Orchestre du Mariinsky, dir. Gavriel Heine

Dimanche 26 juillet 2015,  Théâtre du Mariinsky (scène historique)


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