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Hamburg Ballett
11 juin 2015 : Shakespeare Dances (John Neumeier) au Ballet de Hambourg
Silvia Azzoni (Rosalinde) et Alexander Riabko dans Wie es Euch gefällt
Shakespeare est un vieux compagnon de route de Neumeier. De Roméo et Juliette à Othello, en passant par Le Songe d'une nuit d'été,
son théâtre semble avoir été une source d'inspiration inépuisable pour
lui, au même titre que, dans le domaine musical, les partitions de
Mahler ou de Bach. En 2013, pour célébrer ses quarante ans à la tête du
Ballet de Hambourg, le chorégraphe se tourne à nouveau vers cet ami très
cher et lui rend un ultime hommage avec une création – une série de
recréations en réalité – arrangées en forme de triptyque. Shakespeare Dances réunit ainsi trois ballets figurant déjà au répertoire de la compagnie – Comme il vous plaira (1985), Hamlet (1997) et VIVALDI ou La Nuit des rois
(1996) – et en propose des versions à la fois retravaillées et
condensées. Il résulte de ce nouvel arrangement une soirée dense et
généreuse, de près de quatre heures, une soirée à la Neumeier, où la
compagnie au complet, et notamment toutes ses merveilleuses étoiles,
peut partager la scène dans une grande fête théâtrale et chorégraphique -
sorte de prélude au gala Nijinsky. Dans ce spectacle, du reste, l'œuvre
isolée importe peut-être moins que l'ensemble, composite, avec ses
mille et une diaprures dramatiques et musicales. Alternant sans heurt la
comédie et la tragédie, la plaisanterie et la gravité, Shakespeare Dances
est un florilège rêvé, qui semble avant tout vouloir consacrer le
triomphe du théâtre dans le théâtre, au cœur de la dramaturgie
shakespearienne comme du travail chorégraphique de Neumeier. Le vers
célèbre emprunté à Comme il vous plaira
- « Le monde entier est un théâtre »
- en constitue dès lors l'emblème naturel, le sous-titre
obligé.
La mise en abyme cueille le spectateur dès qu'il
pénètre dans la salle, avant même le début
de la représentation. Le décor de Comme il vous plaira,
lumineux, épuré, porte la marque des scénographies neumeieriennes : un
papier peint monochrome, qui glissera plus tard du rose saumon au bleu
nuit, une série de panneaux représentant une forêt verdoyante aux
contours naïfs – le tout ancré dans une esthétique familière, où le
minimalisme de bon aloi est contrebalancé par la luxuriance des costumes
et la vivacité de la chorégraphie. Dans ce cadre de pastorale
revisitée, vient s'immiscer, détail ouvertement anachronique, une
bicyclette rutilante. Un jeune homme bien d'aujourd'hui, en jeans et
tee-shirt blanc, interprété par Carsten Jung, est allongé par terre et
plongé dans un livre. Jaques – tel est son prénom, emprunté directement
au personnel de la pièce – tantôt déclame quelques vers, tantôt commente
la progression de l'action. Il est l'image, à la fois ludique et
légère, du chorégraphe, flâneur émerveillé devant le monde, tour à tour
maître de cérémonie, narrateur, guide et fil conducteur dans le
labyrinthe des passions shakespeariennes. Si le procédé de la prise de
parole est plutôt déroutant pour le balletomane, coutumier du silence de
la danse, il imprime néanmoins un ton distancié à l'ensemble : Shakespeare Dances
raconte bien moins des pièces fidèlement qu'il ne les réinterprète
librement, en tentant d'en restituer les atmosphères, notamment par les
choix musicaux.
Comme il vous plaira est un
petite comédie de situation, accompagnée par un choix de pièces
divertissantes de Mozart, un brin prévisibles sans doute, mais
diablement entraînantes. Elle décline en cinq scènes, jusqu'au happy end
final, à peu près tous les poncifs du genre : les amours galantes, les
travestissements et les quiproquos, les jeunes premiers charmants et les
barbons aigris... A la danse sur pointes des personnages nobles fait
écho une amusante - quoiqu'un peu longuette - idylle paysanne, revisitée
à la sauce néo-classique et exécutée pieds nus, conduite par un Aleix
Martinez au souffle burlesque et bucolique. Dans cet univers frivole de
marivaudages ininterrompus, brillent, en Rosalinde et Orlando, Silvia
Azzoni et Alexandre Riabko, couple en or, délicieux mélange de grâce
aérienne et de verve comique.
En plein cœur de ce Shakespeare Dances, dominé par la gaieté et la sensualité, Neumeier choisit de placer la tragédie, Hamlet.
La pièce – ou sa figure centrale – semble, du reste, n'avoir jamais
cessé de tarauder le chorégraphe, qui en a réglé pas moins de quatre
versions au cours de sa carrière. Si l'on comprend bien la nécessité
esthétique d'adjoindre un contrepoint austère au florilège, ce n'est
pourtant pas le ballet qui, des trois, se digère le mieux – son
découpage en deux volets, séparés par un entracte, laisse à cet égard
quelque peu circonspect. L'un des aspects intéressants réside néanmoins
dans l'utilisation du Divertimento «Sellinger’s Round»
de Sir Michael Tippett, véritable pastiche de musique
élisabéthaine, qui permet notamment d'assurer la jointure
avec Comme il vous plaira
sur un bref défilé de figures shakespeariennes, comme Roméo et
Juliette, sorties tout droit du chapeau de maître Jaques. Très libre,
l'adaptation de la pièce présente un premier volet qui réoriente
clairement l'intrigue en direction du couple Ophélie-Hamlet. On en
retient surtout, avant le retour d'Hamlet au Danemark, le long et
magnifique pas de deux initial, interprété par Anna Laudere et Edvin
Revazov, pendant grave et tourmenté à la paire solaire Azzoni-Riabko.
VIVALDI ou La Nuit des rois conclut le ballet dans l'exaltation des sens. Ce dernier acte nous ramène in fine,
par son ton et par ses situations, à la comédie, mais à une comédie
relevée d'une pointe d'onirisme, sinon de féerie. Réduite à une épure,
l'intrigue pousse à son paroxysme les thèmes du travestissement et de la
confusion des genres, déjà présents à l'acte I. Sons, couleurs, formes
ou personnages, tout donne ici au spectateur l'impression de s'emballer.
Avec une remarquable économie de moyens, par la seule force des
images, Neumeier réveille une tempête, donne vie à un naufrage, fait
surgir une cour de quelque royaume imaginaire... A la prouesse du
chorégraphe répond, il est vrai aussi, celle du quatuor d'interprètes,
sidérant d'intensité ou de virtuosité, formé d'Otto Bubeníček, immense
duc rouge malade d'amour dont on pleure déjà le départ, d'Hélène
Bouchet, longue liane mélancolique, de Carolina Agüero et de Konstantin
Tselikov, jeunes elfes rivalisant de vivacité et d'espièglerie dans les
rôles de Viola et Sebastian. L'apothéose finale est, de son côté,
attendue – presque trop même : l'ensemble des comédiens, métamorphosés
en clowns à gros nez rouge et chapeau claque, se retrouve réuni sur la
scène du grand théâtre du monde pour une ultime démonstration,
trépidante comme il se doit, qui semble vouloir tracer un lignage,
peut-être un peu facile, entre le monde de Shakespeare et celui de la
comédie musicale.
Bénédicte Jarrasse © 2015, Dansomanie
Anna Laudere (Ophélie) et Edvin Revazov (Hamlet) dans Hamlet
Cette "trilogie shakespearienne" de John Neumeier
peut, au premier regard, être perçue comme une compilation de trois
ouvrages du chorégraphe qui figuraient déjà depuis belle lurette au
répertoire de la compagnie. Le dramaturge élisabéthain fait d'ailleurs
partie des "marottes" de Neumeier, tout comme Chopin ou Nijinsky.
Contrairement aux apparences, Shakespeare Dances
ne se limite pas à un simple collage, histoire de remplir une soirée -
de ce point de vue d'ailleurs, les balletomanes hambourgeois en ont pour
leur argent, car il est rare, du côté du Gänsemarkt, qu'un spectacle
dure moins de trois heures.
Shakespeare Dances se présente
un peu comme un "vademecum" de l'apprenti comédien. Jaques (Carsten
Jung) campe un personnage dont on ne sait exactement s'il s'agit d'un
étudiant "avancé" ou d'un prof "proche du peuple" - à la manière de
Keating dans Le Cercle des poètes disparus
-, qui se charge de dévoiler aux acteurs en herbe les ficelles du
métier, et de leur expliquer la logique architecturale, les ressorts
dramatiques d'une pièce de théâtre.
Le cours ainsi improvisé débute par la chose d'apparence la plus facile : la comédie, illustrée par Comme il vous plaira. Mais la simplicité n'est qu'apparente... Neumeier exploite habilement La Plaisanterie musicale (Ein musikalischer Spaß)
de Mozart - le Salzbourgeois y caricaturait férocement ses rivaux moins
doués, notamment Florian Leopold Gassmann, qui lui avait raflé le poste
de Hofmusikdirektor à Vienne - pour y faire trébucher les danseurs,
mettre en exergue les fautes de débutants cherchant à se pousser du col.
Le tout est d'une verve inhabituelle chez un chorégraphe davantage
porté à une grandiloquence toute wagnérienne... Les dames sont ici
particulièrement à la fête, avec évidemment Silvia Azzoni en Rosalinde,
mais aussi Leslie Heylmann (Celia), et les deux délicieuses campagnardes
incarnées par Ekaterina Mamrenko (Audrey) et Miljana Vračarić (Eva).
Neumeier, pour donner une unité au spectacle, a soigné les transitions.
Le personnage de Jaques sert de lien entre les diverses parties. Certes,
Neumeier est obligé de lui faire donner de la voix, ce qui peut, dans
un ballet être considéré comme un expédient destiné à pallier plus ou
moins bien les insuffisances de la chorégraphie, intrinsèquement inapte à
rendre intelligible une narration un tant soit peu complexe. Mais ici,
l'écueil est (partiellement) contourné grâce à l'excellente diction et
au sens théâtral de Carsten Jung. Le danseur-acteur maîtrise
parfaitement son sujet et, dans sa bouche, le texte déclamé n'apparait
fort heureusement pas comme une incongruité.
La musique est aussi astucieusement utilisée dans ce même but
d'unification. Pour introduire la version raccourcie - mais apparemment
présentée comme "définitive" - de son Hamlet, Neumeier ajoute, à la fin de Comme il vous plaira, quelques mesures du Divertimento on Selliger's round,
de Michael Tippett. Le célèbre compositeur britannique y paraphrase un
air élisabéthain traditionnel ("La Ronde de Sellinger") et multiplie les
emprunts à William Byrd et Orlando Gibbons. Atmosphère shakespearienne
assurée, tout en amenant "en douceur" les harmonies plus contemporaines
du Triple concerto pour violon, alto, violoncelle et orchestre, également de Michael Tippett.
Avec Hamlet, on passe du
registre de la pochade à celui de la tragédie. Neumeier s'attache
davantage aux relations personnelles entre les protagonistes - et bien
évidemment à l'amour désespéré que se vouent Ophélie et Hamlet - qu'aux
aspects politiques de la pièce. Les rôles principaux sont confiés à deux
stars du Ballet de Hambourg, Anna Laudere et Edvin Revazov, mais c'est
paradoxalement le "méchant" et sombre Fenge (frère de Hamlet), incarné
par Karen Azatyan, qui retient le plus l'attention.
Ce sont trois personnages secondaires, les jongleurs (Emanuel
Amuchásteguy, Aleix Martinez, Konstantin Tselikov), qui assurent la
continuité avec la dernière partie du programme, La Nuit des rois (Vivaldi oder Was ihr wollt). Les trois jongleurs se fondront en un personnage, le clown Feste (en fait, la jeune Viola travestie).
La Nuit des rois
constitue d'ailleurs aussi en soi une sorte de "fusion", de synthèse
des deux pièces précédentes : ni pure comédie, ni vraie tragédie, elle
nécessite, de la part des comédiens, les qualités indispensables aux
deux genres, et constitue la dernière marche de ce "Gradus ad Parnassum"
de l'acteur / danseur. Les différentes œuvres concertantes de Vivaldi
qui servent de support à la chorégraphie sont autant d'échos - du moins
sur le plan formel - du Triple concerto
de Tippett, mais les solistes instrumentaux ne se sont pas toujours
avérés à la hauteur de la tâche et les oreilles des balletomanes -
mélomanes auront ici ou là souffert de quelques approximations dans
l'intonation, notamment du côté des violons. La consolation sera venue
des yeux, avec un très beau plateau : Carolina Agüero excellait dans le
rôle de composition de Viola / Feste, et l'on avait par ailleurs le
privilège d'admirer Otto Bubeniček (Orsino, le Duc malade d'amour) dans
l'une de ses dernières apparitions, puisqu'il prendra sa retraite à la
fin de la saison 2014-2015.
Romain Feist © 2015, Dansomanie
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Hélène Bouchet (Olivia) et Carolina Aguero Viola) dans Vivaldi oder Was ihr wollt
Shakespeare Dances
I. Wie es Euch gefällt (Comme il vous plaira)
Musique : Wolfgang Amadeus Mozart
Chorégraphie : John Neumeier
Décors et costumes : Klaus Hellenstein
Jacques – Carsten Jung
Rosalinde – Silvia Azzoni
Célia – Leslie Heylmann
Orlando – Alexander Riabko
Oliver – Silvano Ballone
Touchstone – Konstantin Tselikov
Audrey – Ekaterina Mamrenko
Eva (Phébé) – Miljana Vračarič
William – Aleix Martinez
Le Vieux duc – Sasha Riva
Le Duc Frederick – Ivan Urban
Le Beau – Alexandr Trusch
Charles – Florian Pohl
Adam – Kiran West
Rosalinde enfant – Emilia Alcazar
Célia enfant – Jovana Kocić
Orlando enfant – Moritz Schulz
Oliver enfant – Caspar Sasse
II. Hamlet
Musique : Michael Tippett
Chorégraphie : John Neumeier
Décors et costumes : Klaus Hellenstein
Hamlet– Edvin Revazov
Ophélie – Anna Laudere
Fenge – Karen Azatyan
Horvendel – Florian Pohl
Geruth – Leslie Heylmann
Les Suivantes de Geruth – Kristina Borbélyová, Yun-Su Park, Miljana Vračarič
Polonius– Sasha Riva
Les Gardes du roi – Jacopo Bellussi, Christopher Evans
Marcellino Libao, Thomas Stuhrmann
Les Jongleurs – Emmanuel Amuchástegui, Aleix Martinez, Konstantin Tselikov
II. Vivaldi oder Was ihr wollt (Vivaldi ou La Nuit des rois)
Musique : Antonio Vivaldi
Chorégraphie : John Neumeier
Décors : Hans-Martin Scholder
Costumes : Christina Engstrand
Orsino– Otto Bubeniček
Olivia – Hélène Bouchet
Viola – Carolina Agüero
Sebastian – Konstantin Tselikov
Antonio – Thomas Stuhrmann
Hamburg Ballett
Philharmoniker Hamburg, dir. Simon Hewett
Jeudi 11 juin 2015, Staatsoper Hambourg
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