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critiques et comptes rendus
Tanztheater Wuppertal / Pina Bausch

12 mai 2015 : Nelken au Théâtre du Châtelet (programmation Théâtre de la Ville, Paris)


Nelken
Nelken, chor. Pina Bausch


Il est des œuvres chorégraphiques qui s'imposent d'abord par une image. Une image tellement forte qu'elle tend à éclipser ou à affadir tout le reste - un spectacle en soi. Nelken et son champ d’œillets à l'éclat aveuglant, imaginé par Peter Pabst en 1982, est de celles-ci, plus encore peut-être qu'une autre. En pénétrant dans la salle, on découvre les spectateurs déjà massés autour de la scène, s'approchant tour à tour de cet impressionnant parterre de fleurs sagement alignées, non pour en humer les parfums – factices -, mais pour le prendre en photo. Plan large sur le jardin, plan rapproché sur les fleurs ou vision en contre-plongée, Nelken est cette image pieuse que l'on aimera garder, révérer, partager et montrer à travers l'infini dédale des réseaux sociaux. Par là, on pourra signifier au monde virtuel que l'on était de cette grand-messe bauschienne, où les spectateurs sont invités à sortir de la salle au bras des interprètes ou à se lever et à répéter les gestes montrés par l'un d'entre eux. Gestes de communion fraternelle, gestes de célébration du génie de Pina Bausch et de l’œuvre consacrée culte, gestes rituels propres à composer une liturgie des temps modernes, à laquelle il semblerait bien mal venu de ne pas adhérer. A ce stade de la pièce, les quelques récalcitrants - ces hommes de peu de foi - ont, à vrai dire, déjà quitté les lieux.  

Nelken
Nelken, chor. Pina Bausch

Rétrospectivement, ce plateau pointilliste, piqueté de taches roses en camaïeu, apparaît comme le tableau d'un paradis perdu, l'image d'un monde d'ordre, tout de douceur et de beauté, sur lequel viennent s'agiter les créatures étranges du Tantheater Wuppertal, avec leurs longues robes de soie, leurs costumes d'un autre temps, leurs cravates sombres. On enjambe les fleurs délicatement, puis on les piétine et l'on finit par les écraser sans aucun égard. Le jardin est ainsi d'abord l'écrin printanier du repos et de la quiétude, vécus au rythme de Wie schön ist die Welt, mélodie suave au charme désuet tirée d'une opérette de Franz Lehar. Elle se fait par la suite champ de bataille, ou plutôt champ d'incohérence, de travestissement et de folie, auquel font écho les accords tragiques du quatuor de Schubert, La Jeune Fille et la Mort. Les objets, démultipliés, sont ici comme le prolongement naturel du chaos humain : on déplace des chaises, on remue des tables, on empile des cartons au pied d'échafaudages... avant que tout s'écroule dans un fracas de fin des temps. Nelken est ce ballet d'images insolites, sur fond d'airs nostalgiques, où une longue fille rêveuse et presque nue à l'accordéon plaqué sur le torse peut croiser, sans même le savoir, une géante hystérique en cheveux ou un homme cravaté mimant en langage des signes The Man I Love de Gershwin.

Nelken
Nelken, chor. Pina Bausch

Il est difficile de raconter Nelken qui, conformément au principe du Tanztheater, se construit autour de séquences, où l'on circule sans jamais savoir où elles vont, chacune, nous mener : autant de petites tranches de vie bizarres, un brin surréalistes, un brin absurdes, tiraillées entre le rire et les larmes, le grotesque et la mélancolie, et d'où naît tantôt une émotion indescriptible, tantôt une incompréhension résolue, tantôt... un incommensurable ennui – que celui qui ne l'a à nul moment ressenti lève le doigt! Certaines vous happent, comme le monologue gerschwinesque en langue des signes, véritable leitmotiv de l’œuvre, ou le final durant lequel chaque interprète vient confesser l'origine de sa vocation de danseur (« j'ai vu à sept ans un couple danser la polka et j'ai eu l'impression qu'ils volaient » - n'est-il pas plus belle raison?). Certaines vous font rire, comme la démonstration de vaine virtuosité (« vous en voulez des grands jetés ? Et des déboulés? ») ou le passage burlesque – un peu longuet certes - de « 1-2-3 Soleil » avec sa cacophonie de voix venues de tous les coins du monde. D'autres, au contraire, comme échappées de quelque spectacle de fin d'année raté, achoppent et peinent à susciter autre chose qu'une gêne ou un bâillement furtif : au hasard, les épluchages d'oignons (ou pommes de terre) et autres séances de chatouille, associée à la récitation d'un « Notre Père ».

Nelken
Nelken, chor. Pina Bausch

Quoi qu'il en soit, il n'y a pas lieu de clore le sens en cherchant à tout prix à interpréter ces figures ou ces saynètes en fonction de l'actualité, que ce soit celle du présent ou celle du passé plus lointain. Nelken n'est pas – dieu merci - une pièce à message, et dans ces contes de la folie ordinaire, dans ces images éclatées, fragmentées, dérisoires du tragique de l'existence, chacun devrait pouvoir se laisser aller librement à partager - ou à résister - à l'émotion, sans doute universelle, qu'elles portent, à projeter et à aimer – ou non - ce qu'il veut y voir. Et puis, par-delà ces séquences, dont la résonance peut sembler parfois faire défaut, il reste cette extraordinaire atmosphère fellinienne, ce parfum unique de fin de partie ou de bal au petit matin, qui est comme la marque de fabrique de Pina Bausch, concrétisé par des guirlandes chorégraphiques aux entrelacs subtils, farandoles de danseurs habillés pour un grand soir qui n'adviendra jamais, malgré tout voguant - chantant et dansant - ensemble sur le navire de l'existence. Le petit monde de Pina devient dans ces moments un univers en soi, un univers parallèle et néanmoins familier qui vous trotte dans la tête longtemps après la fin du spectacle
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Bénédicte Jarrasse © 2015, Dansomanie

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Nelken
Nelken, chor. Pina Bausch


Nelken
Musique : Franz Schubert, George Gershwin, Franz Lehár, Louis Armstrong
Sophie Tucker, Quincy Jones, Richard Tauber
Mise en scène et chorégraphie : Pina Bausch
Décors : Peter Pabst
Costumes : Marion Cito
Dramaturgie : Raimund Hoghe, avec la collaboration de Matthias Burkert et Hans Pop
Directeur artistique : Lutz Förster
Répétiteurs : Barbara Kaufmann, Dominique Mercy

Avec :  Regina Advento, Pablo Aran Gimeno, Andrey Berezin, Aleš Čuček
Clémentine Deluy, Çağdaş Ermis, Silvia Farias Heredia, Scott Jennings
Daphnis Kokkinos, Eddie Martinez, Thusnelda Mercy, Cristiana Morganti
Breanna O’Mara, Franko Schmidt, Julie Shanahan,  Julie-Anne Stanzak
Michael Strecker, Fernando Suels Mendoza, Aida Vainieri, Anna Wehsarg
Paul White, Ophelia Young, Tsai-chin Yu

Cascadeurs : Bodo Haack, Jürgen Klein, Hendrik Mohr, Robert Schenker,


Tanztheater Wuppertal
Musique enregistrée

Mardi 12 mai 2015, Théâtre du Châtelet, Paris


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