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Ballet Eifman de Saint-Pétersbourg
09 février 2015 : Up & Down par le Ballet Eifman au Théâtre des Champs-Élysées
Up & Down (chor. Boris Eifman)
Les
adaptations chorégraphiques d’œuvres
littéraires sont les principaux chevaux de bataille de Boris
Eifman : Molière (Dom Juan), Shakespeare (Hamlet russe), Tolstoï (Anna Karénine), Tchékov (La Mouette), Pouchkine (Onéguine), Dostoïevski (Beyond Sin, d'après Les Frères Karamazov), Akhmatova (Requiem)
ont déjà été des sources d'inspiration pour le chorégraphe
pétersbourgeois. Pour sa dernière création, présentée en Première
européenne au Théâtre des Champs-Élysées, c'est Francis Scott Fitzgerald
qui a été mis à contribution, avec Tendre est la nuit, pour servir de trame à Up & Down.
Boris Eifman ne s'est pas vraiment exprimé sur
les motivations du changement de titre (hormis un sibyllin «je pense que
quiconque verra ce ballet sera capable de répondre à cette question»),
mais la formulation retenue résume assez bien les obsessions de
l'artiste : gloire et déchéance, célébrité et oubli, raison et folie.
Inquiétudes d'Eifman quant a un possible destin personnel, lui qui,
aujourd'hui, accumule les honneurs et les succès dans sa Russie natale?
Boris Eifman semble en tout cas, mutatis mutandis,
emprunter la même voie que Roland Petit ou Maurice Béjart, avec des
ouvrages aisément accessibles au plus grand nombre, tout en préservant
les fondamentaux du langage de la danse classique. Avec, comme eux, le
risque de s'abandonner à trop de facilités, et a privilégier la forme
sur le fond, lorsque les moyens financiers le lui permettent. Et, avec Up & Down,
on le voit, les moyens sont là : la compagnie, qui a débuté
modestement, peut aujourd'hui s'offrir des scénographies luxueuses,
voire clinquantes. La recette marche, le succès est au rendez-vous : les
abonnés de la vénérable maison de l'Avenue Montaigne ont été enchantés
et ont manifesté bruyamment leur satisfaction à l'issue de la
représentation.
Up & Down (chor. Boris Eifman)
On regrettera toutefois qu'ici, plus encore que dans Anna Karénine,
présenté il y a quelques années au même Théâtre des Champs-Élysées,
mais avec un décor bien moins somptueux, le roman qui a induit
l'argument de la chorégraphie ne soit qu'un prétexte à l'enchaînement de
scènes et de situations stéréotypées, chères à Boris Eifman : hôpitaux
psychiatriques, bastringues louches... On objectera que toute l'histoire
du ballet romantique est faite d'assemblages de scènes «standardisées»,
connues et attendues du public. Mais Eifman est-il prêt à assumer cet
héritage, quitte à passer pour un indécrottable réactionnaire?
Les liens unissant Up & Down et Tendre est la nuit
sont ainsi pour le moins ténus, et relèvent essentiellement de l'alibi.
Alibi également en ce qui concerne la musique, où Gershwin ne sert qu'à
«faire américain» : Eifman est Russe, et ce n'est pas un air jazzy qui y
changera quoi que ce soit. Incidemment, l'utilisation de la musique
pose problème dans Up & Down, avec notamment la présence encombrante de Schubert : le tonitruant et dramatique Allegro Vivace de la Symphonie tragique
accapare bien trop l'attention du spectateur-auditeur, qui n'est de la
sorte plus disponible intellectuellement pour appréhender correctement
la danse. On s'amusera de l'espèce de tango improvisé sur la Neuvième symphonie
du même Schubert, mais les premières mesures de l'Andante con moto
répétées en boucle finissent par irriter. Le plus à sa place,
finalement, était Johann Strauss fils (officiellement absent du
programme, on se demande bien pourquoi), avec une Tritsch-Tratsch Polka
aussi endiablée que veule. Le Viennois revenait d'ailleurs tout au long
du ballet par l'entremise d'Alban Berg et de sa transcription pour
piano et quatuor à cordes de Wein, Weib, Gesang (Aimer, boire et chanter).
Ceux qui s'alarmaient de devoir endurer une soirée de musique
dodécaphonique en auront été pour leur frais. Vous avez dit
réactionnaire? En tous cas, le décadentisme «fin de siècle» de la
capitale de l'empire des Habsbourg au bord de l'effondrement et
l'engouement – plus ou moins morbide – qui y régnait pour la psychiatrie
et l'étude des comportements irrationnels suite à la vulgarisation des
travaux d'Adler et de Freud s'accordent plutôt bien avec le propos
développé par Eifman – en tous cas mieux que l'univers mondain de la
Riviera ou les superficialités hollywoodiennes qui caractérisent Tendre est la nuit.
Up & Down (chor. Boris Eifman)
Sur le plan de la danse elle-même – et, donc,
quand celle-ci n'est pas involontairement occultée par la musique -,
Boris Eifman peut compter sur une troupe d'excellent niveau, et qui ne
brille pas seulement par des solistes de premier plan. Son «corps de
ballet», recruté en grande partie auprès de l'école Vaganova, est,
notamment en ce qui concerne les femmes, d'une homogénéité et d'une
discipline remarquables. Les ensembles, réglés avec habileté – à défaut,
parfois d'originalité – sont d'une unité irréprochable, et offrent une
harmonie que pourraient jalouser des compagnies autrement prestigieuses.
Les solistes, aux corps magnifiés par les très beaux costumes d'Olga
Saishmelashvili, peuvent, à l'instar de la sensuelle et vénéneuse Lyubov
Andreyeva (ici personnification de Nicole, mais qui avait déjà eu
l'occasion de se frotter à des rôles d'aliénée dans Rodin),
se targuer d'une plastique exceptionnelle et de qualités d'acteur à
l'avenant (la Rosemary insouciante et superficielle de Maria Abashova,
le Dick tourmenté d'Oleg Gabyshev ou le splendide Jiří Jelínek – ancien
soliste du Ballet de Stuttgart –, figure incestueuse et perverse du
père, en témoignent).
Si l'on ne peut pas taire le caractère parfois un peu trop racoleur d'Up & Down,
et le peu de cas qu'il fait en réalité du roman de Scott Fitzgerald, il
serait cependant malhonnête de nier l'efficacité de la chorégraphie de
Boris Eifman, qui, à défaut d'avoir l'assentiment d'une partie de la
critique, aura mis le public de son côté.
Romain Feist © 2015, Dansomanie
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Up & Down
Musique : Franz Schubert, George Gershwin, Alban Berg, Johann Strauss fils
Chorégraphie : Boris Eifman
Décors : Zinovy Margolin
Costumes : Olga Shaishmelashvili
Lumières : Gleb Filshtinsky, Boris Eifman
Dick Diver – Oleg Gabyshev
Nicole Diver – Lyubov Andreyeva
Tommy Barban – Dmitry Fisher
Le Père de Nicole – Jiří Jelínek
Rosemary Hoyt – Maria Abashova
Ballet Eifman de Saint-Pétersbourg
Musique enregistrée
Lundi 09 février 2015, Théâtre des Champs-Élysées, Paris
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