menu - sommaire



critiques et comptes rendus
Ballet National de Bordeaux

02 novembre 2014 : Hommage à Serge Lifar au Grand Théâtre de Bordeaux


icare
Ludovic Dussarps (Dédale) et Igor Yebra (Icare) dans Icare


Ce programme qui reprend trois ballets parmi les plus signifiants du maître aurait tout aussi bien pu être sous-titré «défense et illustration de Serge Lifar chorégraphe». Par le hasard des circonstances, le Ballet de l’Opéra National de Bordeaux le propose au moment où Lifar entre au répertoire du Ballet du Capitole de Toulouse, et peu de temps après que le Ballet de l’Opéra de Nice a présenté également deux œuvres de Lifar. Le hasard n’est pourtant pas en cause car les directeurs de nos compagnies de danse en régions, à savoir Charles Jude, Eric Vu-An et Kader Belarbi, purs produits de l’école de danse de l’Opéra de Paris, diffusent un répertoire qui était autrefois confiné aux seuls ors du Palais Garnier. Par ailleurs, la Fondation Lifar, dont Charles Jude est le vice-président, soucieuse jusqu’à présent de l’héritage matériel de Serge Lifar, s’inquiète dorénavant de son héritage artistique. C’est donc tout naturellement que le Ballet de Bordeaux se propose d’en perpétuer une partie. Démarche saluée logiquement par le prix Serge Lifar, décerné par la Fondation. Tout cela semble évoluer en vase clos, mais découle d’un constat d’urgence. Il s’agit de rattraper le temps perdu, car peu d’œuvres du chorégraphe sont encore dans les mémoires. Et les traces filmées sont rares.

icare
Ludovic Dussarps (Dédale) dans Icare

En 1935, ayant créé quelques années auparavant l’Apollon Musagète de Balanchine, Serge Lifar éprouvait certainement lui aussi le besoin de traduire son art en allégorie au travers d’un thème mythique. Et mythologie pour mythologie, quoi de mieux que le mythe d’Icare pour symboliser par excellence l’espoir de tout danseur de lutter contre la pesanteur ? On connaît l’histoire : voulant fuir la Crète, Dédale, le constructeur du labyrinthe, et son fils Icare fabriquèrent des ailes imitées de celles des oiseaux. Négligeant les recommandations de son père, Icare voulut s’élever trop près du soleil, s’y brûla les ailes et mourut précipité dans la mer. Ce mythe est aussi une illustration de l’hybris, péché suprême chez les anciens Grecs, qui redoutaient la démesure en toutes choses.

Dans les couleurs pétaradantes des décors de Picasso, évoquant à grands traits puissants un bord de mer crétois, le ballet décrit l’apprentissage d’Icare, son exaltation, puis la catastrophe finale. Les danseurs évoluent sur de simples rythmes joués par les percussions de l’orchestre. Ces rythmes furent dictés par le chorégraphe lui-même. Lifar voulait montrer ainsi que la danse pouvait imposer son propre discours, sans le secours d’une musique pré-écrite. La modernité du propos résiste au temps. A travers leurs mouvements sauvages, les confidents et Dédale expriment avec une force rare, cris, appels ou quolibets. Le corps de ballet de la troupe bordelaise est parfaitement à l’unisson, dominé par l’excellent Dédale de Kase Craig, en pédagogue illuminé et fanatique. Malheureusement, dans le rôle exigeant d’Icare, Oleg Rogachev n’est pas à la hauteur de ses modèles. Là où Charles Jude, et avant lui Attilio Labis, émouvaient en paraissant jouer leur vie à chaque étape de leur parcours tragique, le jeune danseur moscovite ressemble davantage à un élève, appliqué certes, mais sans conviction profonde. De ce fait la parabole n‘atteint pas complètement son but.


prélude à l'après-midi d'un faune
Alvaro Rodriguez Piñera (Le Faune) dans Prélude à l'après-midi d'un Faune

Il en va tout autrement avec le deuxième ballet du programme, et notamment grâce à un autre danseur russe. Roman Mikhalev, en interprète unique du Prélude à l’après-midi d’un faune, a en effet tout compris du style lifarien. Reprenant le titre de l’œuvre de Debussy, et non celui donné à Mallarmé à son poème (L'Après-midi d'un faune), Lifar n’a pas voulu faire un simple pastiche du ballet de Nijinski, créé en 1912. En le réduisant au seul personnage du faune, il en a au contraire approfondi la perspective, et l’a humanisé.

Il est de bon ton aujourd’hui, dans certains milieux parisiens, de dénigrer l’œuvre de Lifar, et le plus souvent pour des griefs extra-artistiques, lui qui était si adulé en son temps. Il est pourtant permis de penser que son Faune est nettement supérieur à l’original de Nijinski sur le plan de la danse pure. Alors que celui de Nijinski reste souvent dans le décoratif, s’imprégnant par petites touches d’un érotisme glacé, et que d’ailleurs peu d’interprètes parviennent réellement à faire vivre, Lifar développe en dix minutes captivantes les lentes évolutions du faune autour du voile abandonné, jusqu’à l’orgasme final, repris, lui, textuellement de chez Nijinski. Roman Mikhalev réussit à nous faire vivre un moment magique.

suite en blanc
Suite en Blanc


La Suite en blanc est le ballet le plus célèbre de Lifar. Il y a concentré en une brillante démonstration tous les éléments techniques qu’il a apportés à la grammaire classique, disséminés dans ses autres ballets. C’est un festival où règne la ligne courbe et où se succèdent les arabesques décalées, penchées, portées, les sixième et septième positions. C’est ici le style Lifar par excellence. Porté à sa création par un trio d’étoiles légendaires (Chauviré, Darsonval, Schwartz), on attend toujours le maximum à chaque reprise de ce ballet. Les danseurs de Bordeaux font montre d’une magnifique homogénéité. Il est d’ailleurs à noter que beaucoup d’entre eux ont fait leurs classes auprès de professeurs anciens solistes de Lifar. Ainsi Vanessa Feuillatte, Neven Ritmanic (assurément un futur soliste de la compagnie), mais aussi Sara Renda ou Stéphanie Roublot éblouissent.

Igor Yebra, déjà présent lors des précédentes reprises du ballet, fait preuve de grand style, même si la virtuosité n’est pas toujours là. Au contraire la virtuosité d’étoile d’Oksana Kucheruk est trop directe et éclatante pour se fondre dans l’ensemble. Belle prestation de l’Orchestre National de Bordeaux – Aquitaine, dirigé par le jeune Américain Nathan Fifield. Saluons notamment le trompette solo de la parade de foire de Namouna qui nous fait entendre à juste titre les pré-échos du cornet de Petrouchka.




Jean-Marc Jacquin © 2014, Dansomanie

Le contenu des articles publiés sur www.dansomanie.net et www.forum-dansomanie.net est la propriété exclusive de Dansomanie et de ses rédacteurs respectifs.Toute reproduction intégrale ou partielle non autrorisée par Dansomanie ou ne relevant pas des exceptions prévues par la loi (droit de citation notamment dans le cadre de revues de presse, copie à usage privé), par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. 

suite en blanc
Oksana Kucheruk et Igor Yebra dans Suite en blanc

Icare
Musique : Arthur Honegger (Joseph-Emile Szyfer)
Chorégraphie : Serge Lifar
Décors et costumes : Pablo Picasso

Icare –  Oleg Rogachev
Dédale – Kase Craig
Les Amis d'Icare – Guillaume Debut, Austin Lui, Take Okuda, Marc-Emmanuel Zanoli
Emilie Cerruti, Pascaline Di Fazio, Alice Leloup, Dara Tomboff

Prélude à l'Après-midi d'un Faune
Musique : Claude Debussy
Chorégraphie : Serge Lifar d'après Vaslav Nijinski
Décor : Giulio Achilli

Le Faune –  Roman Mikhalev

Suite en blanc
Musique : Edouard Lalo
Chorégraphie : Serge Lifar

La Sieste –  Emilie Cerruti, Laure Lavisse, Claire Teisseyre
Thème varié – Vanessa Feuillatte, Samuele Nici, Neven Ritmanic
Sérénade – Mika Yoneyama,
Presto (Pas de cinq) – Alexandre Gontcharouk, Austin Lui, Mike Derrua
Sara Renda, Neven Ritmanic
La Cigarette – Oksana Kucheruk
Mazurka – Igor Yebra
Adage – Stéphanie Roublot, Oleg Rogachev
La Flûte – Oksana Kucheruk




Ballet National de Bordeaux
Orchestre National de Bordeaux-Aquitaine, dir. Nathan Fifield

Dimanche 02 novembre 2014 - 15h00,  Grand Théâtre de Bordeaux


http://www.forum-dansomanie.net
haut de page