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critiques et comptes rendus
Ballet National de Bordeaux

19 mars 2014 : Pneuma (Carolyn Carlson) au Grand Théâtre de Bordeaux


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C'est toujours un plaisir que de diriger ses pas vers le grand théâtre de Bordeaux, chef-d’œuvre architectural de Victor Louis. Les pierres de sa façade qui étincellent au soleil de mars, son vestibule cadencé de seize colonne doriques, son grand escalier majestueux, doucement éclairé par l'oculus, concourent à un accueil bienveillant, couronné par la promesse d’un spectacle de choix. Dans ce formidable cadre, et au rythme de quatre productions par saison, la programmation du Ballet de l'Opéra National de Bordeaux alterne avec bonheur les classiques éternels et les grands noms d'aujourd'hui. Entre les reprises de Roméo et Juliette et de Don Quichotte, Charles Jude a fait appel à Carolyn Carlson pour une création à la mesure de sa troupe. L’œuvre proposée est le fruit d’un travail de plusieurs mois, où les échanges entre la chorégraphe et les danseurs se sont enrichis des expériences de l’une et des autres. Carolyn Carlson, étudiant chaque danseur individuellement, respectant la personnalité de chacun, s’est inspirée des improvisations des danseurs pour composer sa nouvelle pièce.

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Le titre de Pneuma (l’air ou le souffle en grec ancien) semble ésotérique de prime abord. Carolyn Carlson a pris comme point de départ l’essai L’Air et les songes du grand philosophe de l’épistémologie Gaston Bachelard, dont le sous-titre est : Essai sur l'imagination du mouvement. Si Gaston Bachelard a considérablement fait avancer la pensée sur la construction des connaissances scientifiques, c’est aussi l’homme qui a recherché une forme de synthèse entre l’affectif et le rationnel, entre l’esprit littéraire et l’esprit scientifique, soulignant leurs rôles complémentaires. Et c’est cet aspect qui a fortement intéressé Carolyn Carlson, se sentant peut-être d’autant plus proche de la démarche du philosophe que L'Air et les songes fut publié l’année de sa naissance. On tirera de cet ouvrage cette seule citation, qui éclaire le travail de Carlson : «On veut toujours que l’imagination soit la faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par la perception».


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Partant de cette approche intellectualiste en apparence, Carolyn Carlson s’adresse en premier lieu à la sensibilité de chacun, s’appuyant sur des poèmes de Rilke ou de Shelley aux suggestions atmosphériques, s’appuyant surtout sur son sens de l’image qui touche à chaque fois son but. Le décor se compose de quelques structures en verre et métal, une chaise, un arbre suspendu, chemin le plus souvent emprunté par le rêveur pour aller de la terre vers le ciel, le tout dans des lumières bleu ciel et bleu nuit. Dix danseurs vêtus de blanc déroulent chacun un tapis sur le sol sur lequel ils s’allongent comme pour un bain de soleil. Les regards se fixent par intervalles, comme pour scruter le ciel au-delà du visible. Un danseur souffle dans des ballons blancs pour les laisser s’envoler. Des danseuses s’exposent à un vent de studio pour un shooting de mode. Puis des rangées de blé apparaissent en ondulant sous la brise.

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Tous ces éléments incongrus sont cependant reliés par une étrange cohérence, en multipliant les allusions au souffle et aux mouvements qui en résultent. Les portés acrobatiques, luttant contre la pesanteur, revisitent le mythe d’Icare, souligné de surcroît par un ange aux ailes noires en pleine réflexion à l’arrière-plan.

Le message fait quelquefois sourire, quand les danseuses agitent leurs voiles ou leur longue chevelure, ou bien quand les danseurs font tournoyer leur veste pour brasser de l’air. Mais cette naïveté est attendrissante, ne serait-ce que parce que l’artiste nous révèle par fulgurances l’espace mystique caché derrière la réalité des choses.

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Le vocabulaire chorégraphique est d’une grande simplicité, usant, et parfois de manière répétitive, des effets de ralenti ou d’arrêt sur image, comme un tic de cinéaste. On savoure les quelques moments plus virtuoses, notamment l’apparition bondissante de Neven Ritmanic. Les vingt-deux danseurs échangent avec une rapidité surprenante leurs tenues blanches pour des tenues noires (on aimerait comprendre comment ils font!).

La musique de Gavin Bryars, d’inspiration post-minimaliste et néo-tonale, est elle-même un travail collaboratif puisqu’elle intègre des intermèdes dus au compositeur électro-acousticien Philip Jeck. Après un prologue d’une grande richesse d’expression, elle ne quitte jamais tout au long des sept sections une tonalité placide, sans grand relief. Elle s’accorde cependant magnifiquement à l’univers de Carlson.


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On n’oubliera pas de saluer le travail de Rémi Nicolas, qui ne conçoit jamais la lumière autrement que comme une véritable scénographie. Sa collaboration avec Kader Belarbi avait auparavant été remarquable dans Entrelacs.

Un instinct visuel très sûr, un amour inépuisable et constant du mouvement, guidé par une volonté, non d’imposer son imaginaire, mais de faire jouer les imaginations, font de Carolyn Carlson une des créatrices les plus passionnantes de notre temps. On ne s’étonnera pas que le public la suive fidèlement.




Jean-Marc Jacquin © 2014, Dansomanie

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Pneuma - Création mondiale
Musique : Gavin Bryars
Chorégraphie : Carolyn Carlson
Lumières : Rémi Nicolas

Avec : Yumi Aizawa, Stéphanie Roublot, Stéphanie Gravouille
Mika Yoneyama, Emilie Cerruti, Marina Guizien, Marina Kudryashova
Alice Leloup, Nicole Muratov, Lucie Peixoto, Sara Renda
Roman Mikhalev, Alvaro Rodriguez, Oleg Rogachev, Kase Craig
Ludovic Dussarps, Austin Lui, Samuele Ninci, Take Okuda
Neven Ritmanic, Ashley Whittle, Marc-Emmanuel Zanoli

Ballet National de Bordeaux
Orchestre National de Bordeaux-Aquitaine, dir.  Pieter-Jelle de Boer

Mercredi 19 mars 2014 - 15h00,  Grand Théâtre de Bordeaux


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