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English National Ballet (Londres)
11 -12 janvier 2014 : Le Corsaire (Anna-Marie Holmes) au Coliseum
Le Corsaire, chor. Anna-Marie Holmes
Tamara Rojo, depuis qu'elle a pris la direction
de l'ENB, ne cache pas son ambition de faire de sa troupe bien autre
chose qu'un Royal Ballet de province, vaillant et sympathique mais
indécrottablement rustique. Dans cette perspective, la programmation du Corsaire
prend tout son sens. Avec ses nombreux numéros de virtuosité, ses
danses de caractère et surtout son grand ensemble féerique (le Jardin
Animé), Le Corsaire est un
"ballet des ballets" à sa manière. Son attrait d'un point de vue
"marketing" est qu'aucune compagnie britannique ne le possède à son
répertoire. Parmi les nombreuses versions existantes, le choix s'est
porté sur celle, déjà ancienne, d'Anna-Marie Holmes d'après Konstantin
Serguéïev et Marius Petipa (celle de l'ABT donc), remontée au prix,
semble-t-il, de quelques modifications musicales et chorégraphiques.
Mais le changement le plus visible pour un oeil non exercé réside
surtout dans les nouveaux costumes et décors, conçus pour ces derniers
sous forme de toiles peintes dans le style du XIXe siècle. Inspirés pour
certaines de tableaux orientalistes, pour d'autres du cinéma en
technicolor, elles ont ce qu'il faut de pittoresque et en même temps de
profondeur pour enchanter continûment le regard du spectateur. Les
couleurs vives et chatoyantes des costumes aux ornements fastueux, et
bien moins frustes que ceux de l'ABT, les effets de contrastes et les
trompe l'oeil des décors, l'utilisation féerique du rideau de scène
(notamment à l'acte III pour introduire la scène du Jardin Animé), voilà
un écrin onirique et cultivé tel qu'on les aime, idéal pour encadrer et
faire vivre une fantaisie orientaliste.
Vadim Muntagirov (Conrad)
Destiné à un public large, le ballet a une action
resserrée - trois actes emballés en 2h30, entractes compris -, mais
conserve tous les principaux morceaux de bravoure sans lesquels un Corsaire n'est plus un Corsaire.
Pour le reste, n'y cherchons pas trop midi à quatorze heures. Le ballet
s'ouvre sur la vision du navire, se clôt sur celle du naufrage, sans qu'on comprenne
véritablement le lien de cet effet spectaculaire au reste du ballet, les
enlèvements se succèdent sans qu'on ait le temps de se
retourner... Bref, on sent que le plaisir de raconter importe moins ici
que celui de danser. Les deux premiers actes possèdent cependant une
unité suffisante pour que la cohérence narrative d'ensemble, souvent
défectueuse, passe au second plan. L'acte I - la scène du Bazar -
accumule tambour battant, et avec une précipitation certaine, les
numéros de danse bien connus, pour solistes, demi-solistes (le trio des
Odalisques est réintégré dans cet acte) et corps de ballet. Avec Tamara
Rojo et Matthew Golding dans les rôles principaux, tout cela vire
aussitôt - avec bonheur - au Grand Magic Circus... et aussi agréable
soit la chose, on se prend aussitôt à regretter la version
Ratmansky-Bourlaka du Corsaire
(vue une bonne dizaine de fois avec un plaisir intact et même
renouvelé), qui savait sans doute davantage prendre son temps, avec une
pantomime amusante et bien dosée au service des pas successifs. Le
personnage de Lankedem, le marchand d'esclaves, redevient ici un rôle
dansant (comme dans la version du Kirov), au mime très conventionnel, et
sans doute vaut-il mieux ne pas en demander davantage à Junor Souza,
plus doué dans la galipette que dans le jeu d'acteur. En revanche, le
personnage du Pacha, interprété par Michael Coleman, est une réussite,
qui permet d'apprécier le sens théâtral et comique toujours aiguisé des
danseurs des compagnies anglaises. Après le bruit et la fureur de l'acte
I, l'acte II - l'acte de la Caverne - est celui de l'amour et de la
tendresse, avec notamment le fameux Pas de deux, devenu ou redevenu Pas
de trois, entre Medora, Conrad et Ali. La scène de la trahison de
Birbanto, qui succède à un second duo d'amour entre Medora et Conrad,
est, si on la compare à celle de la version du Bolchoï - qui n'en finit
pas, il est vrai - considérablement réduite. L'acte III semble surtout
prétexte à mettre en scène le Jardin Animé, qui arrive on ne sait trop
comment par un effet magique du rideau de scène. Le tableau est mis en
scène comme une rêverie (opiacée?) du Pacha et si le lien avec ce qui
précède est plutôt lâche, l'effet est particulièrement réussi. La
conclusion, franchement expédiée, n'est alors pas loin : les pirates
débarquent au Palais pour délivrer Gulnare et Medora, Medora reconnaît
le traître Birbanto, Conrad tue Birbanto... et the end
dans un bateau qui fait naufrage, auquel échappent bien
évidemment nos deux amants, réunis sur une île
déserte pour l'éternité.
Le Corsaire, chor. Anna-Marie Holmes
Plaisir des sens plutôt que de l'intellect, ce Corsaire
est une vitrine de luxe pour faire briller la virtuosité des danseurs.
De ce point de vue, Tamara Rojo et Matthew Golding sont les interprètes
tout désignés pour ce genre de show
- appelons-le ainsi - assumé comme tel. On peut penser ce qu'on veut
d'une directrice qui continue à se produire comme étoile parmi "ses"
danseurs, mais force est de reconnaître que la verve technique de Rojo
est intacte et son plaisir de danser, encore et toujours, le répertoire
classique évident - une leçon pour nos souvent trop paresseuses étoiles
parisiennes! De ce couple très marketing, il ne se dégage toutefois
aucune alchimie particulière - rien à voir avec le couple formé par Rojo
avec Acosta -, et c'est avant tout le goût pour la virtuosité
spectaculaire qui rend leur association excitante. Golding a un côté
"ténor d'opéra" - don unique et superficialité inclus -, mais comment
résister à cet élan ravageur, ce saut formidable, cette légèreté de
plume, cette danse tellement propre et bien articulée... Rojo quant à
elle s'en donne à coeur joie dans ce répertoire virtuose et piquant, qui
donne lieu à un festival de pirouettes au fini impeccable, de fouettés
doubles ou triples superbement enchaînés et d'équilibres qui défient
toutes les lois de la gravité et de l'entendement. Alina Cojocaru et
Vadim Muntagirov apparaissent le lendemain comme le contrepoint idéal à
cette distribution. Techniquement, c'est plus fragile (remarque toute
relative, on se contenterait de ce pain-là à chaque représentation de
ballet), mais ils ajoutent une humanité bienvenue à ce spectacle
brillant par leur entente parfaite. Muntagirov est à mon sens bien plus
crédible en Conrad qu'en Ali, et s'il n'est pas encore tout à fait le
danseur parfait que l'on veut bien nous vendre, son sens du partenariat
dans les duos, sa force et sa délicatesse dans les portés, sont
admirables. Cojocaru, elle, a tout ce que Rojo n'a pas, et inversement :
le bas de jambe est moins soigné, moins précis, mais le saut est
aérien, presque miraculeux parfois, et le haut du corps plus souple,
plus gracieux, plus expressif. A elles deux, elles sont la ballerine
parfaite! En-dehors des têtes d'affiche qui font venir le public (les
fan-clubs étaient particulièrement survoltés pour Cojocaru en matinée,
tout cela faisait penser au gala d'Acosta de cet été en ces mêmes
lieux), l'ENB démontre à travers ce ballet qu'il a de la ressource, tant
chez les filles que chez les garçons. La palme de l'espoir revient
peut-être à Laurretta Summerscales, aperçue sans qu'on en ait été
bouleversée au Prix de Lausanne il y a quelques années - d'un charme fou
en Gulnare avec Rojo et d'un brio remarquable en troisième Odalisque
avec Cojocaru. Comme on pouvait s'y attendre, Junor Souza et Yonah
Acosta font successivement assaut de virtuosité dans les différents
seconds rôles qui leur sont confiés (le privilège des "petites"
compagnies...), Lankedem et Ali pour le premier, Birbanto pour le
second. Souza est aussi fin et élancé qu'Acosta est athlétique et
compact - ma préférence irait plutôt au second. Yonah Acosta déploie,
dans le rôle du félon Birbanto, une virilité puissante et aérienne
dans la bonne vieille tradition cubaine et familiale. Fabien Reimair,
dans la distribution avec Rojo, n'a cependant pas à rougir face au jeune
virtuose destiné à emballer les foules. Il a ce qu'il faut de noirceur
et de brutalité pour convaincre dans cet emploi de méchant aux côtés
d'un Matthew Golding au sourire de star. Junor Souza séduit davantage en
Ali qu'en Lankedem, où il manque à mon sens un peu de "corps". Le
vétéran Dmitri Gruzdyev, bien moins bondissant et brillant c'est
certain, s'y montre finalement plus marquant. Question corps de ballet,
soyons honnête, il ne faut pas s'attendre à voir le Bolchoï, le
Mariinsky ou l'Opéra de Paris, mais un tel dynamisme se dégage des
ensembles que l'on est emporté et que l'on se sent prêt à voir et à
revoir avec plaisir ce spectacle, tant qu'il affiche des solistes et
demi-solistes du calibre de ceux que la compagnie peut désormais se
permettre.
On pose évidemment une option pour la réintégration du Corsaire
au répertoire de l'Opéra de Paris (où il a été créé mais où il a
disparu tout aussitôt), mais à condition que l'on se garde de tout
tropisme parisien - une version puritaine en mode "cachez ce kitsch que
je ne saurais voir" ou une relecture-reflexion autour du thème de
l'Autre et de la diversité... par exemple. Assumons enfin ce ballet pour
ce qu'il est, comme une fantaisie, comme un grand spectacle féerique et
virtuose, avec ses strates chorégraphiques et musicales exogènes.
Est-ce encore possible au royaume autoproclamé du "dédain de la
prouesse"? A suivre.
Bénédicte Jarrasse © 2014, Dansomanie
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Daria Klimentova (Médora) - Vadim Muntagirov (Conrad)
Le Corsaire
Musique : Adolphe Adam, Cesare Pugni, Peter von Oldenburg, Ludwig Minkus, Yuly Gerber, Boris Fitinhof-Schnell, Albert Zabel
Chorégraphie : Anna-Marie Holmes d'après Marius Petipa et Konstantin Serguéïev
Décors et costumes : Bob Ringwood
Lumières : Neil Austin
Médora – Tamara Rojo (11/01) / Alina Cojocaru (12/01)
Conrad – Matthew Golding (11/01) / Vadim Muntagiov (12/01)
Gulnare – Lauretta Summerscales (11/01) / Erina Takahashi (12/01)
Lankendem – Junor Sousa (11/01) / Dmitri Gruzdyev (12/01)
Ali – Vadim Muntagirov (11/01) / Junor Sousa (12/01)
Birbanto – Fabian Reimair (11/01) / Yonah Acosta (12/01)
Le Pacha – Michael Coleman
Trois Odalisques – Senri Kou, Alison McWhinney, Ksenia Ovsyanick (11/01) /
Shiori Kase, Alison McWhinney, Lauretta Summerscales (12/01)
English National Ballet
The Orchestra of the English National Ballet, dir. Tom Seligman (11/01) / Gavin Sutherland (12/01)
Samedi 11 janvier et dimanche 12 janvier 2014, Coliseum, Londres
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