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Stuttgarter Ballett
26 décembre 2013 : La Mégère apprivoisée (John Cranko) à l'Opéra de Stuttgart
Filip Barankiewicz (Petrucchio) - Maria Eichwald (Katharina)
Le ballet peut-il faire rire? Avec John Cranko,
la réponse est oui. Et tant pis pour les commentaires parfois méprisants
qu’on avait pu lire ici et là lorsque le Ballet de Stuttgart avait
présenté ce grand classique du maître de Stuttgart au Palais Garnier en
janvier 2007. Car si Cranko a ici un sens unique du comique scénique
dont l’effet sur le public reste foudroyant, ce qui frappe le plus en le
revoyant près d’une décennie plus tard au lieu de sa création est la
richesse d’invention chorégraphique qui imprègne les quelque deux heures
de danse au programme. La mégère apprivoisée est ce qu’on pourrait
appeler un feel good ballet, à la façon de la délicate Fille mal gardée
d’Ashton, mais on y rit plus et la danse y est bien plus fascinante :
les trois pas de deux successifs entre les deux héros n’ont rien à
envier à ceux d’Onéguine et de Roméo et Juliette
en termes de virtuosité, mais le contexte comique permet à Cranko de
s’affranchir des nobles conventions du langage néoclassique pour créer
un nouvel idiome presque sans exemple. Et si l’orchestration de
Scarlatti par Kurt-Heinz Stolze n’est décidément pas délicate, le soin
mis à Stuttgart à son interprétation la rend plus digeste que ce qu’en
avait fait, sous la direction du même chef, l’Orchestre Colonne à
Garnier.
Pouvoir voir ce chef-d’œuvre dans deux
distributions différentes le temps d’une journée ouvre des perspectives
particulièrement stimulantes. L’après-midi est consacrée à toute une
série de débuts, des rôles centraux aux filles de joie, tandis que la
soirée est le triomphe de l’expérience. Rien de maladroit dans la Mégère
d’Anna Osadcenko : la virtuosité est étourdissante, le jeu soigné et
efficace. Le soir, l’expérimentée Maria Eichwald n’a plus les mêmes
ressources, sans que pourtant les portés périlleux en soient le moins du
monde compromis ; pourtant, sa Katharina finit par enthousiasmer, non
pas tellement parce qu’elle compenserait par son aisance scénique le
moindre brio de sa danse : dans la droite ligne des ambitions de Cranko,
c’est dans sa capacité à faire vivre la fusion entre la danse et la
narration que réside sa force de séduction. Il est toujours émouvant de
voir comment Katharina, furieuse contre ce séducteur sans scrupule que
joue Petrucchio au début du grand duo du premier acte, tombe amoureuse
quand il s’achève, mais Eichwald sait donner à cette reddition
progressive toute sa richesse émotionnelle par un vaste panorama de
nuances - et cet approfondissement du rôle est essentiel pour légitimer
tout le cadre narratif du ballet, en en faisant une histoire d’amour
paradoxale plutôt que l’histoire d’un triomphe machiste. Une
confrontation de haut niveau.
Anna Osadcenko (Katharina) - Marijn Rademaker (Petrucchio)
Chez les hommes en revanche, c’est plutôt
l’après-midi qui l’emporte. Non que Filip Barankiewicz soit en peine
face aux difficultés de son rôle : la danse est propre, l’investissement
dramatique satisfaisant. Mais Marijn Rademaker remporte la mise par sa
compréhension du rôle : sa bizarrerie est à l’unisson de celle de sa
proie, ce qui aide beaucoup à l’adhésion du spectateur à au récit
shakespearien, qui n’est pas sans poser problème au spectateur
contemporain. C’est ivre et accompagné de deux filles de joie que
Petrucchio entre en scène au début du ballet : la manière dont Rademaker
sait faire converger la folie des deux personnages avant de la
remplacer par un lien plus tendre est celle d’un grand acteur-danseur.
Le couple secondaire formé par Bianca, la sœur de
Katharina, et celui de ses trois soupirants qui a ses faveurs,
Lucentio, n’a pas une partition aussi éblouissante, mais bien des
occasions de briller en dehors même de son beau pas de deux du second
acte : même si Cranko a fortement simplifié ces rôles par rapport à la
pièce de Shakespeare, il y a là une volonté de donner un poids aux rôles
secondaires qu’on ne retrouve pas nécessairement dans ses autres
ballets. Comme pour le couple central, on sera tenté ici de faire un
même partage : par rapport à son collègue du soir, Constantine McGowan
offre une danse plus fluide, et il réussit surtout mieux à rendre la
manière dont Lucentio s’extrait du groupe bouffon des trois prétendants
de Bianca pour en devenir le conjoint plus ou moins heureux ; mais c’est
le soir, avec Hyo-Jung Kang, qu’on a pu voir la Bianca la plus
intéressante, sans excès de minauderie, mais avec dans les yeux une fort
comique peur devant sa terrible sœur – ceci sans préjuger de la qualité
technique des danseurs, tous parfaitement formés au style Cranko.
Car ce ballet est avant tout l’occasion de mettre
en évidence la qualité globale de la troupe de Stuttgart, quarante ans
après la mort de son fondateur. Certes, les parties réservées dans La
Mégère apprivoisée au corps de ballet ne sont pas celles qu’on retiendra
en premier, et elles ne sont pas non plus les meilleures de l’œuvre de
Cranko, mais les danseurs s’en donnent à cœur joie, et la multitude de
petits rôles, à défaut de permettre aux danseurs une interprétation très
individuelle, renforce puissamment le comique de nombreuses scènes.
Casse-Noisette n’est pas une fatalité : le Ballet
de Stuttgart, en proposant ce ballet intemporel pour les fêtes, fait
beaucoup pour la bonne humeur de la capitale du Bade-Wurtemberg, et on
ne sait pas ce qu’on pourrait demander de plus : une chorégraphie
inventive, un humour unique, des danseurs stimulants pour un
divertissement de haut niveau qui fait mieux que simplement remplir les
salles, dans une ville où on peut proposer des places de ballet au même
prix que les places d’opéra en étant sûr de les vendre…
Dominique Adrian © 2013, Dansomanie
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Marijn Rademaker (Petrucchio) - Anna Osadcenko (Katharina)
La Mégère apprivoisée (Der Widerspenstigen Zähmung)
Musique : Domenico Scarlatti, arrangement Kurt-Heinz Stolze
Chorégraphie : John Cranko
Décors et costumes : Elisabeth Dalton
Baptista – Nikolay Godunov (14h00) / Rolando d’Alesio (19h00)
Katharina – Anna Osadcenko (14h00) / Maria Eichwald (19h00)
Bianca – Miriam Kacerova (14h00) / Hyo-Jung Kang (19h00)
Gremio – Robert Robinson (14h00) / Brent Parolin (19h00)
Lucentio – Constantine Allen (14h00) / David Moore (19h00)
Hortensio – Alexander McGowan (14h00) / Roland Havlica (19h00)
Petrucchio – Marijn Rademaker (14h00) / Filip Barankiewicz (19h00)
Stuttgarter Ballett
Staatsorchester Stuttgart, dir. James Tuggle
Jeudi 26 décembre 2013 14h00 et 19h00, Opernhaus Stuttgart
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