menu - sommaire



critiques et comptes rendus
Stuttgarter Ballett

23 & 24 juillet 2013 : Othello (John Neumeier) à l'Opéra de Stuttgart


Othello
Marijn Rademaker (Iago) - Sue Jin Kang (Emilia)


Loué soit Shakespeare! Que serait l’histoire du ballet dans la 2e moitié du XXe siècle sans l’énigmatique dramaturge élisabéthain? John Cranko, le maître indépassable du Ballet de Stuttgart, a comme beaucoup d’autres sacrifié au culte, avec Roméo et Juliette ou La mégère apprivoisée, à tel point qu’on pourrait craindre, en venant assister à Stuttgart à une reprise d’Othello de Neumeier, de se trouver en terrain un peu trop connu. Ce serait une erreur : ce ballet créé en 1985, arrivé à Stuttgart en 2008, est tout sauf un produit de série, en renouvelant le genre du ballet narratif de manière particulièrement stimulante.

Alors que Verdi, en adaptant la pièce, avait choisi de se passer entièrement des épisodes vénitiens qui ouvrent la pièce, Neumeier choisit quant à lui de leur accorder une place presque égale. Venise avant l’entracte, Chypre après : la couleur locale, pourtant, n’y est qu’à peine une citation dans le décor ; et la musique choisie ici souligne ce dépaysement : c’est sur les rythmes efficaces des percussions de Naná Vasconcelos que s’ouvre le spectacle, et si on aurait aimé éviter les platitudes sentimentales d’Arvo Pärt et de Schnittke, elles ont du moins le mérite d’ouvrir des horizons insoupçonnés à la pièce. 

Ce qui avait intéressé Neumeier dans la pièce de Shakespeare est moins la jalousie et la paranoïa qu’elle produit chez Othello que l’impossibilité de connaître l’autre, que ce soit dans le bonheur amoureux ou dans le conflit final : naturellement, il sait créer d’admirables duos aériens pour l’amour d’Othello et de Desdémone, mais il souligne aussi les différences entre l’étranger toujours ramené à sa solitude et l’aristocrate élégante aux relations multiples. La jalousie est présente, mais celle de Iago presque plus encore que celle d’Othello. Iago est frustré du poste d’officier qu’il visait, mais ce n’est pas tant son ambition qui souffre que sa relation ardente à Othello. Venant faire répéter la pièce en 2008, Neumeier avait fait un choix étonnant pour ce rôle : Marijn Rademaker, physique juvénile, blondeur radieuse, visage d’ange, reste cinq ans plus tard la sensation de la soirée. Il n’y a que chez les plus grands qu’interprétation et technique sont à ce point indissociables : on ne sait pas ce qu’il y a ici de plus admirable de la saltation féline ou des jeux de mains et de regards. Son solo à la fin de la première partie, où il commence par rejouer seul la scène où il a demandé sans succès le poste d’officier rêvé à Othello, avant de passer progressivement du dépit à la préparation diligente de sa vengeance avant de réduire sa femme Emilia (Sue Jin Kang, l’une des figures de proues de la troupe de Stuttgart depuis longtemps) à la servilité est à couper le souffle. L’interprète fait corps avec la chorégraphie et délivre un portrait du personnage à la fois limpide et à mille lieues de toute caricature. Le second acte décrit sa prise de contrôle non seulement sur Othello, mais aussi sur le monde qui l’entoure.

Sa relation avec Othello est marquée par une figure familière chez Neumeier, celle du double qu’on retrouve notamment dans Illusions. Comme un lac des cygnes ; le plus fort ici est qu’à travers les raffinements de la vengeance perce toujours – par la chorégraphie comme par le talent de Rademaker – l’attachement viscéral de Iago pour sa victime. Damiano Pettenella, qui faisait ses débuts dans le rôle-titre, est en beau ténébreux un contraste idéal pour ce Iago : son interprétation très intériorisée, qui illustre admirablement la manière dont son personnage reste toujours un marginal qui observe le monde qui l’entoure avec la prudence d’un équilibriste au bord de l’abîme. Sa partenaire Miriam Kacerova réussit à exister dans ce monde d’hommes, avec un regard lumineux qui ne séduit pas qu’Othello et une maîtrise aristocratique entre parfaitement dans le propos de Neumeier : loin de tous les couples interchangeables d’une bonne partie du répertoire classique et néo-classique, on voit bien ici comment l’amour de ce couple est le produit de différences infranchissables. Les photos de répétition du programme laissent entendre que leur partenariat n’était pas prévu à l’origine : le défi est relevé avec brio, et même si aucun des deux n’est au sommet de la hiérarchie de la troupe, on ne pouvait rêver mieux pour découvrir ce ballet.

Le corps de ballet assez réduit (10 Vénitiens, 5 soldats et un trio féminin) permet à Neumeier et aux danseurs de mettre en avant l’individualité de chacun – entre l’innocence des scènes vénitiennes et les spectres du cauchemar où Othello voit sa Desdémone entre les bras de Cassio, l’énergie et la précision frappe chez ces danseurs qui ont bien compris qu’on n’attendait pas d’eux que des pas. Triomphe assuré dans une salle qui, comme toujours pour le Ballet de Stuttgart, malgré les températures extérieures et malgré la fin de saison qui approche, est remplie au maximum de sa capacité.




Dominique Adrian © 2013, Dansomanie

Le contenu des articles publiés sur www.dansomanie.net et www.forum-dansomanie.net est la propriété exclusive de Dansomanie et de ses rédacteurs respectifs.Toute reproduction intégrale ou partielle non autrorisée par Dansomanie ou ne relevant pas des exceptions prévues par la loi (droit de citation notamment dans le cadre de revues de presse, copie à usage privé), par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. 



Othello

Musique : Naná Vasconcelos, Arvo Pärt, Alfred Schnittke et pièces de la Renaissance

Chorégraphie, décors et costumes : John Neumeier


Othello – Damiano Pettenella
Desdémone – Miriam Kucerova
Iago – Marijn Rademaker
Emilia – Sue Jin Kang
Cassio – Daniel Camargo
Brabantio – Nikolay Godunov
Bianca – Alessandra Tognoloni
Un guerrier sauvage – Arman Zazyan

Stuttgarter Ballett
Staatsorchester Stuttgart, dir. Wolfgang Heinz

Mardi 23 et mercredi 24  juillet 2013,  Prinzregententheater, Munich


http://www.forum-dansomanie.net
haut de page