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Théâtre National de Chaillot (Paris)
07 décembre 2011 : Impressing the Czar (W. Forsythe), par le Ballet Royal de Flandre
Impressing the Czar, chor. W. Forsythe
Après Artifact, la trilogie Forsythe se poursuit à Chaillot avec un autre classique, Impressing the Czar
- «impressionner le tsar». Spectacle tardif et long à démarrer,
entractes inutiles et pénibles, mais pour le reste, une soirée jouissive
à ranger dans la catégorie «sidérante», comme on ne se souvient pas
en avoir vécu depuis longtemps.
De Impressing the Czar, on connaît surtout le mythique In the Middle, Somewhat Elevated,
créé pour l'Opéra de Paris en 1987 et
désormais au répertoire de nombreuses compagnies de
ballet à travers le monde. Mais In the Middle,
forcément attendu, forcément génial, forcément ovationné, n'est ici que
le volet central d'une fresque encore plus grandiose, créée pour le
Ballet de Francfort en 1988 et remontée par Kathryn Bennetts pour le
Ballet Royal de Flandre en 2005. Avec ce ballet, qui est peut-être son
«grand oeuvre» (la métaphore alchimique ne paraît pas de trop),
Forsythe s'amuse à parodier et à subvertir cinq siècles de ballet
occidental – excusez du peu - et à en faire un vrai grand spectacle,
jouant constamment avec les limites de la raison et de la folie. Trois
actes et cinq tableaux flamboyants, un bric-à-brac en apparence
hétéroclite, où se heurtent tous les styles, pour une démonstration aux
allures ultimes, avalée dans un éclat de rire «hénaurme».
Impressing the Czar, chor. W. Forsythe
Le premier acte, intitulé «Potemkin's
Signature» (en référence, semble-t-il, à une nouvelle de Pouchkine – le
saint patron des balletomanes), est, sinon le plus long, le plus dense
des cinq. C'est un tableau baroque qu'auraient revisité Lewis Caroll ou
les surréalistes. Le familier y est recréé, détourné, parodié jusqu'à
l'absurde, dans une frénésie irrésistible de mouvements, de sons et
d'images qui assaillent sans répit le spectateur. La scène laisse
d'abord voir un fatras d'objets hétéroclites. Placé en pleine lumière,
un échiquier géant, surmonté d'un trône d'opérette, occupe la moitié du
plateau, selon une perspective qui rappelle le principe de l'anamorphose
; au fond de la scène, de vieilles toiles de maître gisent dans
l'ombre, poussiéreuses, recouvertes de draps blancs. Dans ce grenier de
l'étrange évoluent une foule de personnages venus d'époque et d'univers
différents : parmi les créatures en habits de cour et les danseurs en
tenue forsythienne, on croise quelques figures allégoriques, porteuses
d'arcs et de flèches, une écolière anglaise en uniforme, et même un
homme en pagne – Mr Pnut (Peanut) le bien-nommé. Bienvenue dans le
royaume du non-sens! Le tableau prend vie à la manière d'une boîte à
musique qui se dérèglerait peu à peu - jusqu'à la folie : des groupes
exécutent des enchaînements classiques sur du Beethoven, d'autres se
livrent à des improvisations typiquement forsythiennes au son de Thom
Willems. des personnages de théâtre s'immiscent là-dedans sur un mode
mi-burlesque mi-grotesque. Les musiques elles-mêmes finissent par se
superposer les unes aux autres, comme pour consacrer ce chaos général –
terriblement exaltant
Face à ce premier tableau foisonnant, « In the
Middle, Somewhat Elevated » imprime ensuite une autre ambiance - froide,
épurée, minimaliste. Mais cet emblème international du style forsythien
raconte à sa manière la même histoire : décentrer, décaler,
déséquilibrer le corps classique. Si la pièce est désormais à mettre au
rang des classiques, on appréhende toujours une interprétation manquant
de force – un peu comme une Giselle qui n'aurait pas trouvé ses interprètes. Avec Artifact et le premier volet d'Impressing the Czar,
on était favorablement prévenus en faveur du Ballet de Flandre, troupe
puissante, virile, et sans manières. Ses danseurs ne sont peut-être pas
les plus glamour de la terre, mais ils possèdent en tout cas pleinement
la science de Forsythe, avec un sens très également partagé de la
dynamique du chorégraphe. Explosifs, bondissants, ils parviennent à
maintenir jusqu'à son terme la tension portée par le ballet, dans ses
ralentis comme dans ses accélérations. Dans le rôle créé par Sylvie
Guillem, Aki Saito, la star de la compagnie, enthousiasme plus
particulièrement par la précision de son placement et sa gestuelle sèche
et tranchante, assumée au détriment parfois d'une certaine sensualité.
Impressing the Czar, chor. W. Forsythe
Le dernier acte d'Impressing the Czar
ne faiblit pas - c'était pourtant le risque après une telle claque – il
nous laisse simplement ahuris. Il s'ouvre sur «La Maison de
Mezzo-Prezzo», un tableau dadaïste en forme de vente aux enchères
grotesque. On solde la culture occidentale! La mise en scène est pleine
de «trucs» désormais vus et revus, chez Forsythe ou chez d'autres –
téléviseurs, diablotins, tridents, théâtre dans le théâtre, mégère
hystérique, salmigondis de mots et allusions salaces. Une théâtralité
ouvertement kitsch, en soi plutôt pénible aujourd'hui, mais qui prend
tout son sens dans cette fresque de la destruction du sens, en prélude à
l'apothéose finale. Car vous croyiez avoir tout vu, eh bien non!
Forsythe vous a concocté un épilogue cataclysmique et sans rémission
possible avec «Bongo Bongo Nageela» et «Mr. Pnut Goes to the Big
Top» qui voient quarante danseurs en perruques, chemisiers blancs et
jupettes de collégiennes anglaises nous refaire le coup d'Artifact. Un Artifact à l'envers, un Artifact
en version burlesque, qui se trouve lui aussi un meneur de revue, en la
personne inattendue de Mr Pnut, l'homme au pagne du premier acte. Mais
plus que la structure du langage académique, ce sont les symboles de la
culture populaire qui sont utilisés et portés ici jusqu'à leur
paroxysme, à travers la ronde débridée de la troupe. Une nuit d'ivresse
et de transe collective, riche d'interprétations possibles - jusqu'aux
plus ambiguës -, qui met un point final, aussi ironique qu'implacable, à
cette diabolique déconstruction de l'histoire de la danse.
B. Jarrasse © 2011, Dansomanie
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Impressing the Czar, chor. W. Forsythe
Impressing the Czar
Musique : Thom Willems, Leslie Stuck, Eva Crossman-Hecht, Ludwig van Beethoven
Chorégraphie : William Forsythe
Décors : Michael Simon
Costumes : Férial Münnich
Son : Bernard Klein
1. "Potemkin's signature"
Agnes – Helen Pickett
Rosa – Joëlle Auspert
Rodger Wilcot – Craig Davidson
Mr. Pnut – Mikel Jauregui
The Grimm Brothers – Sébastien Tassin, David Jonathan
Pas de deux – Ludmila Campos, Alexander Kleef
Quintets (1) – Wim Vanlessen, Alain Honorez, Ernesto Boada, Jan Casier
Quintets (2) – Yurie Matsuura, Aki Saito, Laura Hidalgo
2. "In the Middle, Somewhat Elevated"
Avec : Aki Saito, Wim Vanlessen , Jessica Teague
3. "La Maison de Mezzo-Prezzo"
Agnes – Helen Pickett
Rosa – Joëlle Auspert
Mr. Pnut – Mikel Jauregui
4. "Bongo Bongo Nageela"
Avec : le Corps de ballet
5. "Mr. Pnut Goes to the Big Top"
Mr. Pnut – Mikel Jauregui
Ballet Royal de Flandre
Chant : Ricardo Amarante, Pedro Lozano, Alexander Kleef
Musique enregistrée
Mercredi 07 décembre 2011, Théâtre National de Chaillot, Paris
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