|




|

 |
|
|
Ballet du Bolchoï (Moscou)
24 - 25 avril 2011 : Illusions perdues (Alexeï Ratmansky) - Création mondiale
La scène du bal masqué
En 2004, nous découvrions à Paris Le Clair Ruisseau,
un ballet improbable à nos yeux d'Occidentaux,
narrant, sur un mode parodique, de savoureuses histoires d'amours
kolkhoziennes. Cet ouvrage, d'une fraîcheur inédite,
entamait ainsi pour le Bolchoï une ère d'exploration
distanciée d'un répertoire oublié, qui allait
connaître par la suite d'autres jalons chorégraphiques.
C'était alors pour nous l'an I de l'enchantement, celui produit
par le Bolchoï new look
d'Alexeï Ratmansky, pris entre désir ardent de
modernité et obsession nostalgique du passé russe - et
dieu, que nous étions loin de la pesanteur des soviets. Sept ans
plus tard, son diplôme de chorégraphe international -
obtenu haut la main - en poche, Alexeï Ratmansky revient au
drame-ballet des années 30, en recréant pour le
Bolchoï Illusions perdues, en collaboration avec le compositeur Léonide
Desyatnikov.
Signe des temps peut-être, la gaieté et l'élan des
débuts laissent à présent place au
désenchantement, comme l'image de la Lesginka
électrisante de Maria Alexandrova, l'étoile du kolkhoze, cède devant celle d'un
Ivan Vassiliev mis à terre, l'air las, privé en Lucien de Rubempré de
son génie virtuose. Car ce «full-length ballet» dans
la bonne vieille tradition est aussi métaphore de l'acte
créateur.
Ivan Vassiliev (Lucien)
Français venus, curieux et enthousiastes, assister à la
première moscovite d'un grand ballet en trois actes, oubliez
là Lucien Chardon, poète provincial venu conquérir
Paris et la République des lettres, Louise-Anaïs de
Bargeton, Carlos Herrera et tout les autres, car ce que nous offre
Ratmansky est moins une illustration littérale du roman de
Balzac qu'une adaptation très stylisée, pour la danse et
pour le drame, de son univers foisonnant. A l'origine de cette
recréation, on trouve en effet, bien moins qu'un pavé
romanesque, le livret lumineux de Vladimir Dmitriev, destiné
à un ballet de Rostislav Zakharov, chorégraphié en
1935 pour Galina Oulanova et Konstantin Serguéïev sur une
musique d'Asafiev, ci-devant compositeur des Flammes de Paris.
Le livret d'origine, revu et resserré pour les besoins de la
cause par Guillaume Gallienne, reste en fait la seule concession de
2011 au passé d'un ballet disparu très vite dans les
poubelles de l'histoire. Car derrière les tons sépia et
joliment patinés des décors de carte postale de
Jérôme Kaplan, tout apparaît en
réalité très neuf, très actuel - et
très peu soviétique. On étoufferait presque sous
les chichis des références et du bon goût - qui
déborde de partout. Au point que parfois, sous l'effet de
l'illusion et des merveilleux nuages mouvants du rideau de scène
figurant Paris, on se croirait vraiment retourné sous les ors
bien moins discrets du Grand Opéra...
Alexandre Petukhov (Camusot) - Natalia Ossipova (Coralie)
Dans cette adaptation chorégraphique, Lucien n'est plus
poète ni journaliste, mais musicien. Travaillé par
l'ambition, il est engagé à l'Académie royale de
Musique comme compositeur de musique de ballet. Son histoire s'articule
par la suite autour de deux figures féminines en opposition,
Coralie et Florine, danseuses rivales à l'Opéra de Paris,
entretenues comme il se doit par de riches et cyniques abonnés,
et reflets à peine voilés des deux imaginaires qui
traversent le ballet romantique, incarnés alors par Marie
Taglioni et Fanny Elssler. A chacune de ces deux muses est
dévolu, dramatiquement et symboliquement, un acte, avant le
dénouement de mélodrame qui signe la perte des illusions
de Lucien et de Coralie. Amours réelles et amours de fantaisie,
illusions de la vie et illusions du théâtre, rêves
de gloire et désenchantement, le ballet permet de superposer
habilement une thématique proprement balzacienne –
l'ambition, l'argent, les affres de la création, la femme comme
clé ambivalente du succès ou de l'échec - et une
thématique plus spécifiquement chorégraphique.
Celle-ci passe par le développement de scènes
pittoresques et presque obligées dans le contexte – la
leçon de danse à la Degas dans le grand foyer ou bien le
bal masqué de l'Opéra façon bacchanale –,
mais aussi par l'insertion de deux ballets dans le ballet, l'un
imité de La Sylphide, l'autre, intitulé Dans les Montagnes de la Bohème,
exploitant la veine «folklorique» de l'esthétique
romantique, prétextes l'un et l'autre à
réécriture. Il y a là du cliché certes,
mais qui demeure, sur le plan chorégraphique et spectaculaire,
des plus efficace.
Ekaterina Krysanova (Florine) - Artem Ovcharenko (Le Soliste masculin)
Voilà
donc, se dit-on, un scénario de rêve, réglé
comme du papier à musique, qui sait adapter librement un
récit touffu sans en trahir foncièrement l'esprit. La
mise en scène est d'une lisibilité parfaite, alternant
scènes intimes et tableaux collectifs, eux-mêmes enrichis
par les allusions incessantes au romantisme de 1830, et l'on aime cette
simplicité narrative jamais démagogique, cultivée
sans esbroufe, qu'on peine parfois à retrouver dans les nombreux
essais actuels de renouvellement du «ballet d'action».
C'est dans cette espèce d'évidence dramatique que
réside sans conteste le point fort du ballet. Mais elle est
malheureusement aussi l'avers d'une banalité
chorégraphique qu'on pourrait croire érigée en
principe esthétique à force de ressassement tout au long
des trois actes. Ratmansky avait pourtant un boulevard – une
perspective – de possibles devant lui pour monter une fresque
grandiose, bien soutenue par la musique pastichante de Desyatnikov et
ses motifs empruntés à Chopin, Schumann ou Massenet.
Mais, pris peut-être dans un torrent de commandes aux quatre
coins du monde, il semble épuiser sa fougue et son
originalité créatrices, indéniables, dans une
chorégraphie de petit bourgeois, aimable et
élégante certes, mais aussi lisse et passe-partout,
dépourvue surtout de piment personnel et de grands moments de
tension chorégraphique. On a ainsi un peu de mal à croire
que le seul passage du ballet qui parvienne à susciter
l'enthousiasme du public de 2011 ne soit rien d'autre que celui des
bons vieux fouettés de parade, exécutés
façon «cancan» par Florine sur une table durant le
bal masqué de l'acte II. De même, on aurait aimé
voir davantage exploités et reflétés dans
l'écriture chorégraphique ces deux archétypes
opposés de la danse romantique que met en scène l'oeuvre
à travers les personnages de Coralie – la danseuse de
l'air - et de Florine – la danseuse de la terre - et les ballets
que Lucien écrit successivement pour elles. Au lieu d'un travail
sur la richesse et les contrastes offerts par le style romantique, la
chorégraphie préfère trop souvent décliner,
sans forcément les transcender, tous les poncifs du
néo-classicisme, entre Cranko, Neumeier, MacMillan et...
Ratmansky.
Natalia Ossipova (Coralie) - Alexandre Petukhov (Camusot)
Il
faut dire aussi que la distribution de première –
brouillon bien maladroit de la deuxième - cueille à froid
le spectateur par une étonnante inadéquation avec le
style général – dramatico-lyrique - du ballet. Si
la troupe est là, sans surprise, pour sauver la mise avec
éclat - l'énergie théâtrale
transparaît miraculeusement chez le moindre danseur du corps de
ballet -, les solistes réunis, en revanche, paraissent presque
tous à contre-emploi, à commencer par Ivan Vassiliev,
interprète du rôle de Lucien, autour duquel tout le ballet
est construit. Celui-ci, en qui l'on aurait tort de ne voir qu'un
prodigieux virtuose au cerveau creux, est pourtant loin d'être
ridicule en jeune homme idéaliste et aisément
corruptible, et son potentiel dramatique, en dépit de
l'incongruité de la distribution, ne laisse pas d'impressionner.
A tout moment pourtant, on sent ses mouvements empêtrés
dans une chorégraphie pas vraiment faite pour lui, tout au moins
à ce point de sa carrière. Le danseur en qui rien ne
pèse d'ordinaire paraît retenu dans son élan, le
corps pris dans un effort douloureux vers un lyrisme qui sans cesse lui
résiste. La dernière scène, qui mime le vide de
l'esprit de Lucien par le dépouillement du décor et de la
chorégraphie, tombe littéralement à plat avec
Vassiliev, là où elle prend tout son sens avec Lantratov,
parfait héros romantique, qui, sans pathos
exagéré, en sublime tous les effets. Natalia Ossipova,
dans le rôle de Coralie, Sylphide rêvée par le
héros, s'en sort sans doute mieux du point de vue de la danse,
mais son immense talent scénique, une fois n'est pas coutume, ne
ressort pas particulièrement dans le rôle de Coralie,
comme noyé dans la masse des autres danseuses de la troupe - qui
ne s'en laissent pas conter. Au sein du trio principal, c'est Ekaterina
Krysanova qui brille alors de mille feux dans le rôle de la
perfide Florine. La seconde distribution réussit cependant
à accoucher d'un autre ballet, qu'on apprécie alors
pleinement pour sa cohérence retrouvée. Svetlana Lunkina
et Vladislav Lantratov sont le couple idéal de ce drame, seuls
ou bien à deux : ils ont les lignes, le lyrisme, le sens aigu du
drame, et ce je-ne-sais-quoi de glamour et de charme des duos de
théâtre ou de cinéma d'autrefois. Entre eux, rien
de mièvre ni d'empesé ou d'artificiel, mais un
mélange de grâce et de force, de délicatesse et de
feu, qui nous fait rêver pour eux à cette Dame aux camélias
dont le ballet convoque le souvenir et qui leur semble naturellement
destinée. Ekaterina Shipulina, avec sa gouaille, son brio et son
charme sensuel, est un parfait contrepoint à la douceur aimante
de Lunkina, tandis qu'Alexandre Volchkov campe un danseur étoile
invité en tous points digne du titre, qui apporte une distance
amusée bienvenue dans les rôles de James et du Brigand.
Natalia Ossipova (Coralie) - Ivan Vassiliev (Lucien)
A cet égard, l'un des plus beaux moments du ballet, en forme de réécriture de l'acte I de La Sylphide,
reste celui où, la réalité se confondant
désormais avec le rêve, Lucien-Lantratov et James-Volchkov
luttent côte à côte dans un symbolique pas de trois
pour s'emparer vainement de l'improbable Sylphide aux yeux de Coralie.
En-dehors du quatuor de tête, il faudrait encore citer les
figures truculentes du Maître de ballet, virtuose et cabotin,
impeccablement incarné par Denis Medvedev, de Camusot et du Duc,
protecteurs de ces dames, interprétés par Alexandre
Petukhov et Alexeï Loparevitch. A l'image des anonymes du corps de
ballet, ils restituent, jusqu'aux ultimes saluts, une image très
juste de l'univers - aussi romanesque que visuel - de Balzac, au point
qu'on les croirait tout droit sortis d'une lithographie de Daumier ou
d'un album de la Galerie dramatique.
B.Jarrasse © 2011, Dansomanie
Le
contenu des articles publiés sur www.dansomanie.net et
www.forum-dansomanie.net est la propriété exclusive de
Dansomanie et de ses rédacteurs respectifs.Toute reproduction
intégrale ou partielle non autrorisée par Dansomanie
ou ne relevant pas des exceptions prévues par la loi (droit de
citation
notamment dans le cadre de revues de presse, copie à usage
privé), par
quelque procédé que ce soit, constituerait une
contrefaçon sanctionnée
par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la
propriété
intellectuelle.
Illusions perdues - Утраченные иллюзии
Musique : Léonide Desyatnikov
Livret : Vladimir Dmitriev, d'après Honoré de Balzac, adapté par Guillaume Gallienne
Chorégraphie : Alexeï Ratmansky
Décors et costumes : Jérôme Kaplan
Lumières : Vincent Millet
Lucien, un jeune compositeur – Ivan Vassiliev (24/04) / Vladislav Lantratov (25/04)
Coralie, une danseuse de l'Opéra de Paris – Natalia Ossipova (24/04) / Svetlana Lunkina (25/04)
Florine, une danseuse de l'Opéra de Paris – Ekaterina Krysanova (24/04) / Ekaterina Shipulina (25/04)
1er soliste masculin – Artem Ovcharenko (24/04) / Alexandre Volchkov (25/04)
Camusot, un banquier, protecteur de Coralie – Alexandre Petuhov
Le Duc, protecteur de Florine – Alexeï Loparevitch
Bérénice, servante de Coralie – Irina Semirechenskaïa (24/04) / Anna Antropova (25/04)
Les Amis de Lucien – Olga Kichneva, Viktoria Osipova, Youri Baranov, Alexandre Voytyuk (24/04)
Chinara Alizadé, Anna Tikhomirova, Pavel Dmitrichenko, Egor Khromushin (25/04)
Le Maître de Ballet – Yan Godovsky (24/04) / Denis Medvedev (25/04)
Le Directeur de théâtre – Alexandre Fadeïechev
Une Jeune servante – Anastasia Vinokur (24/04) / Ludmilla Ermakova (25/04)
Le Cocher – Vassily Zhidkov
Ballet du Bolchoï, Moscou
Orchestre du Théâtre du Bochoï, dir. Vassily Sinaïsky
Dimanche 24 avril 2011 & lundi 25 avril 2011, Théâtre du Bolchoï (nouvelle scène), Moscou
|
|
|