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Ballet du Mariinsky - Baden-Baden 2010
27 décembre 2010 : Le Lac des cygnes (Konstantin Serguéïev)
Danila Korzuntsev (Siegfried) et Ouliana Lopatkina (Odette)
Bien
sûr, aussi charmant soit l'apéritif, on ne
prétendra pas avoir fait le voyage à Baden-Baden pour un
simple Casse-Noisette, tout de blanc et de rose vêtu. Le vrai
plat de résistance de cette tournée du Mariinsky, celui
dont on sait à l'avance que, bien que vu et revu, il ne
décevra pas, c'est Le Lac des cygnes, pour une unique
représentation avec Ouliana Lopatkina, de retour en son royaume
russe quelques jours seulement après son escapade parisienne.
Deux aventureuses représentations dans le Lac de Noureev avec
l'Opéra de Paris, c'est bien, une troisième en famille
avec le Mariinsky, c'est encore mieux.
Loin des états d'âme du Prince Siegfried justement mis en
scène par Noureev, Le Lac des cygnes du Mariinsky, dans la belle
production en habits gothique-troubadour de Konstantin
Serguéïev, permet de renouer avec une vision traditionnelle
de l'argument originel, dans laquelle le Cygne, dans son incarnation
aussi bien individuelle que collective, est à la fois le coeur
de l'intrigue et le point focal de la chorégraphie. Ici, plus
encore que dans d'autres versions, y compris russes (pensons à
celle de Grigorovitch pour le Bolchoï), Siegfried et Rothbart ne
sont que des comparses de l'héroïne, des archétypes
symbolisant respectivement le combat du bien contre le mal, à la
manière de Saint-Michel affrontant le dragon – une image
multi-séculaire que retient d'ailleurs explicitement le final
manichéen du ballet. Celui-ci, tellement complaisamment
critiqué en Occident (ce qui n'enlève rien au demeurant
à la beauté tragique de celui de Noureev), trouve
pourtant toute sa cohérence dans le cadre de la narration fluide
et lumineuse de Serguéïev. Dans cette lecture classique,
proche du mythe, bien plus que du conte pour enfants sages, Odette
n'est pas tant un personnage de théâtre (tous les
éléments de pantomime du ballet de Petipa ont du reste
été supprimés à l'époque
soviétique) qu'une métaphore de l'idéal,
obsessionnelle et omniprésente jusque dans le surgissement
à l'acte III de son double maléfique, symbolisé
par Odile. Autant d'éléments pour en faire le rôle
par excellence de la ballerine russe – figure à la fois
lyrique, plastique et dramatique – dont Lopatkina, par son
intense spiritualité et sa perfection académique,
représente sans nul doute aujourd'hui l'image la plus accomplie.
Si la plus accomplie des ballerines peut aussi avoir des jours «
sans », Lopatkina se sera en tout cas montrée à
Baden-Baden dans une forme radieuse, épanouie autant
qu'inspirée, et dans un rapport d'intimité avec cette
chorégraphie de Serguéïev, qui fait tout de
même ressortir après coup l'étrangeté
esthétique qu'a dû représenter pour elle celle de
Noureev, même si l'acte II lui est en tous points semblable -
à quelques détails près. Le partenariat y est ici
pour beaucoup, tant celui construit patiemment au fil des ans avec
Danila Korzuntsev paraît poli et désormais évident.
Korzuntsev n'est certes pas un virtuose à la Sarafanov, apte
à enflammer les foules au-delà du raisonnable, ni
même une personnalité dramatique à la Kolb, mais
son autorité aristocratique conjuguée à une
délicatesse jamais prise en défaut savent s'imposer et
accompagner à merveille la lenteur réflexive de
Lopatkina. Cette lenteur déroutante, qui permet à son
lyrisme de se déployer avec une éloquence toujours
tempérée, lui aura en tout cas permis de nous gratifier
dans les adages de quelques fabuleux équilibres en attitude, qui
ne viennent toutefois jamais rompre la fluidité incroyablement
musicale de sa danse. Tout est bien éloigné ici de
l'usage de la technique pour la technique, de la pose plastique vue
comme une fin en soi et destinée à être
immortalisée par une «belle» photographie.
Lopatkina est réputée être plus une Odette qu'une
Odile, tout comme elle est d'évidence plus une danseuse d'adage
qu'une danseuse d'allegro, mais en réalité, cette
différence d'appréciation tient davantage à un
relatif manque de virtuosité dans les éléments
chorégraphiques de pur brio qu'à un défaut de
sensualité ou de tempérament terre-à-terre pour
incarner le Cygne noir. Son Odile, d'une autorité
impériale, est conçue non comme une figure de
méchante utilisant et caricaturant tous les
stéréotypes d'une certaine féminité, mais
plutôt comme un double simiesque d'Odette, d'autant plus
troublant qu'elle en imite de manière jouissive les ports de
bras. Dans cette version qui lorgne clairement du côté du
mythe, jusque dans sa structuration constamment binaire, son personnage
ressort sans doute beaucoup mieux que dans la lecture dramatique et
humanisée de Noureev, qui fonctionne dans un rapport à
trois plus ambigu. Du point de vue de la danse pure, la variation,
admirable de précision et de contrôle, laisse
éclater son sens des nuances et des accents justement
placés, même s'il faut bien reconnaître que ses
fouettés, comme à Paris, se retrouvent vite gagnés
par une certaine mollesse, se déplaçant de manière
étrange sur la scène.
Face à l'Odette-Odile de Lopatkina, le Rothbart de Konstantin
Zverev, qui semble en passe de devenir le premier titulaire du
rôle au Mariinsky, offre une prestation remarquable, avec des
sauts élégants, puissants, et d'une superbe
élévation. On est loin des physiques athlétiques,
voire robustes, des interprètes à qui ce genre de
rôles pouvaient traditionnellement être confiés,
mais l'effet produit par sa danse serpentine n'en est pas moins
saisissant, loin du ridicule grotesque de bande dessinée dont on
enrobe parfois ce personnage. Du côté des rôles
virtuoses et bondissants, Grigory Popov, pourtant excellent
d'ordinaire, se montre en revanche plutôt décevant en
Bouffon, manquant de jus dans ce rôle qui mise tout sur l'exploit
et le brio, délivrant notamment des tours en l'air
malheureusement trop souvent désaxés et des pirouettes au
fini quelque peu approximatif.
Le Pas de trois aura permis de découvrir la jeune recrue du
Royal Ballet, Xander – rebaptisé Alexander - Parish. S'il
paraît sans doute un peu trop grand pour ce type de
chorégraphie explosive, sa danse, agrémentée de
jolis sauts, se révèle néanmoins extrêmement
propre et soignée, un peu trop peut-être pour laisser
croire à une accommodation naturelle et aisée au style du
Mariinsky. L'anglicité tranche ici avec la liberté
scénique de Yulia Kasenkova et Valeria Martiniuk, ses deux
acolytes spécialistes en rôles secondaires
requérant technique et brio - deux poissons nageant avec bonheur
dans l'eau de la virtuosité du Pas de trois. Toutes deux
possèdent en tout cas une danse véloce et parfaitement
articulée, qui permet notamment d'admirer une petite batterie et
une saltation d'une qualité qu'on ne voit hélas plus si
souvent à l'Opéra de Paris. Valeria Martiniuk en
particulier, bondissante et toujours pleine d'énergie souriante,
croit bon de nous rajouter, pour le plaisir et l'air de rien, quelques
tours arabesque parfaitement contrôlés dans la seconde
variation, histoire de la pimenter.
Lorsqu'on a encore en tête le pensum infligé par les
danses de caractère made in Paris, désincarnées
jusqu'au dessèchement, il faut avouer que c'est un vrai bonheur
de retrouver à l'acte III celles que proposent les danseurs du
Mariinsky. Nouréev, qui en avait certes modifié l'ordre, ne s'en
était d'ailleurs pas tellement éloigné sur le plan
chorégraphique. Autant que pour ses Cygnes poétiques, on
aime ce Lac pour cet écrin plein de vie et de couleurs,
délicatement stylisé, qui est à la fois un
contrepoint idéal aux actes blancs et un préambule d'une
grande cohérence esthétique au climax que constitue le
surgissement du Cygne noir. A côté d'un Islom Baïmuradov
un peu fatigué, Karen Ioanissian, plein de fougue et de flamme,
brille à nouveau dans l'Espagnole de ce Lac, qui laisse voir
toute l'élégance du danseur de caractère made in
Saint-Pétersbourg. La Napolitaine est menée par deux
interprètes d'expérience, Yana Selina et Alexeï
Nedviga, toujours agréables à voir évoluer, tandis
que la jeune Yulia Stepanova, radieuse, apporte une vivacité et
une couleur appréciables à la Danse hongroise.
Au moins autant que les solistes, le corps de ballet s'offre comme le
vrai trésor d'une représentation du Lac avec le
Mariinsky. Les étoiles passent, brillantes ou moins brillantes,
mais le corps, lui, demeure, intangible, ossature et raison
d'être d'une compagnie qui ne ressemble à aucune autre.
Les jambes pétersbourgeoises paraissent du reste moins dans la
démonstration qu'il y a encore quelques saisons (un changement
d'esthétique en vue? on peine à le croire avec la si peu
enthousiasmante direction Fateev...), et l'on y gagne en douceur et en
moelleux. Alors oui, peut-être, le Mariinsky n'est plus ce qu'il
était, oui, certaines colonnes de cygnes n'ont pas toujours la
rigueur militaire et millimétrique qu'on a pu voir
récemment à l'Opéra de Paris, mais pour autant,
les actes blancs possèdent ici une vie, une fluidité, une
musicalité, et pour tout dire une poésie, à nulle
autre pareille. On décernera à cet égard une
mention spéciale aux quatre Grands Cygnes (Yulianna
Chereshkevitch, Oxana Skorik, Yulia Stepanova, Daria Vasnetsova),
lyriques et puissants, pour leur ensemble particulièrement fier
et harmonieux, dont l'unité, il est vrai, est toujours plus
aisée à réaliser que celle des Petits Cygnes.
B. Jarrasse © 2010, Dansomanie
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Le Lac des cygnes
Musique
: Piotr Ilitch Tchaïkovsky
Chorégraphie
: Konstantin Serguéïev, d'après Marius Petipa et Lev Ivanov
Scénographie : Konstantin Serguéïev
Décors : Igor Ivanov
Costumes : Galina Solovieva
Odette / Odile – Ouliana Lopatkina
Le Prince Siegfried – Danila Korzuntsev
La Reine – Elena Bazhenova
Le Précepteur – Soslan Kulaev
Le Bouffon – Grigory Popov
Rothbart – Konstantin Zverev
Les Amis du Prince – Valeria Martiniuk, Yulia Kasenkova, Alexander Parish
Les Petits Cygnes – Svetlana Ivanova, Valeria Martiniuk, Maria Shirinkina, Yana Selina
Les Grands Cygnes – Yulianna Cherechkevitch, Oxana Skorik, Yulia Stepanova, Daria Vasnetsova
Deux Cygnes – Anastasia Nikitina, Maria Shirinkina
Danse espagnole – Maria Shevyakova, Lioubov Kozharskaya, Karen Ioanissian, Islom Baïmuradov
Danse napolitaine – Yana Selina, Alexeï Nedviga
Danse hongroise – Yulia Stepanova, Boris Zhurilov
Mazurka –Olga Belik, Elena Androsova, Irina Prokofieva, Svetlana Khrebtova
Dmitri Pikhachov, Kamil Yangurazov, Soslan Kulaev, Vadim Belaev
Orchestre du Mariinsky
Direction musicale : Alexeï Repnikov
Lundi 27 décembre
2010, 20h00, Festspielhaus,
Baden-Baden
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