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critiques et comptes rendus
Théâtre de la Ville (Paris)

Novembre 2010 : la Merce Cunningham Dance Company au Théâtre de  la Ville


roaratorio
Roaratorio, chor. Merce Cunningham


La Merce Cunningham Dance Company s'est produite à Paris, au Théâtre de la Ville, dans le cadre du festival d'Automne, pour l'avant-dernière fois de son histoire. 

Le double programme proposé cette saison n'a pas l'ambition de vouloir 
«résumer» l'œuvre du maître Cunningham, mais de montrer la variété, la multiplicité des champs explorés par le chorégraphe. Et la complexité de son univers, qu’il a construit, pensé et interrogé pendant plus de soixante ans.

C’est après avoir quitté la compagnie de Martha Graham que Merce Cunningham met au point une technique où les jambes et le buste sont sollicités de la même manière, travaillant le mouvement autour du pivot que forment les hanches et le bas du dos. Peu à peu se dessine une danse minimaliste dont l'expressivité et le sens sont dans le mouvement et les formes qu'ils dessinent. La composition n'est plus frontale, mais éclatée. Le centre est 
«partout».

La musique devient quant à elle une complice autonome, qui participe, avec la danse, au découpage de l'espace et du temps. La rencontre avec le compositeur John Cage sera déterminante dans l'engagement de Cunningham sur les voies de l'avant-garde. En effet, pour le compositeur, la musique est bruit et les problèmes de composition sont résolus grâce à des processus aléatoires, en particulier à l'aide du I-Ching, livre chinois répertoriant des combinaisons de diagrammes pour déterminer l'avenir. Fasciné par cette démarche, Cunningham va alors élaborer une pensée totalement novatrice pour la danse, considérée dès lors comme du mouvement à l'état pur.  Il rejette ainsi la convention selon laquelle un ballet doit raconter quelque chose. Intrigues, implications psychanalytiques ou symboliques sont abandonnées pour exposer au seul regard le seul mouvement.


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Notes chorégraphiques (déplacements) de Merce Cunningham pour Roaratorio

Esthète, Cunningham est également influencé par des artistes comme Marcel Duchamp, Robert Rauschenberg, Andy Warhol, ou encore Jasper Johns. La fréquentation de ces personnalités conduira Merce Cunningham à remettre en question l'utilisation de l'espace scénique : pour lui, il n'y a pas de points fixes dans l'espace. Une collaboration étroite va d’ailleurs s’établir avec nombre d’entre eux - Cage en particulier. Parce que la danse de Merce n'est jamais le travail de Cunningham tout seul. Néanmoins, chorégraphe, compositeurs, designers, tous travaillent séparément. L'essentiel, pour Cunningham, est que chaque artiste reste libre dans sa composition, sans qu'il soit obligé de se conformer à ses propres exigences, ou à celles d'autres artistes. Mais dans chaque pièce du chorégraphe américain, l'ingrédient essentiel reste la danse. Et il cherche à chaque fois un style différent, comme un poète trouve une métrique différente pour chacun de ses écrits. Et il s'impose sans cesse de nouveaux défis techniques.

Les spectateurs se retrouvent donc confrontés à une danse non narrative, sans lien apparent avec la musique. De multiples évènements, simultanés et différents, leur sont présentés sur le plateau du Théâtre de la Ville, sans communauté rythmique ni formelle, et sans que rien n'indique une hiérarchie entre eux. Le spectateur doit apprendre à choisir ce qu’il regarde, ou à regarder plusieurs choses en même temps, sans que, en l'absence d'un fil conducteur, musical ou dramatique, il puisse identifier une logique ou une cohérence. Cette complexité dérange, encore aujourd’hui : nombre de spectateurs quittent la salle avant la fin de la représentation, déroutés par l’univers de Cunningham.

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Notes chorégraphiques (minutages) de Merce Cunningham pour Roaratorio

Mais en essayant de le schématiser, on enferme le travail de Merce Cunnigham dans un environnement qu’il a déjà dépassé. Preuve en est avec les trois pièces qui composent le premier programme. Très rarement, Cunningham choisira un décor ou une musique déjà existante. Le décor de Pond Way en est un exemple. La partition de Cage en est un autre.

Pond way est une miniature. Imaginez une mare (
«a pond»), petite étendue d'eau dormante. Cunningham, qui prend au sérieux la vie qui l'anime, en donne une profonde et belle image. Il nous suggère, par allusion et réfraction, des insectes qui sillonnent la surface calme, des fleurs qui s'ouvrent, se balancent et se fanent, des oiseaux qui rasent l'eau, une brume matinale qui flotte dans l'air. Il est ironique que la première de Pond way ait eu lieu à l'Opéra de Paris. En effet, cette pièce nous emmène loin de  l'histoire, de la culture urbaine, loin aussi des ordinateurs et loin de Merce Cunningham lui-même. C'est une pastorale. Comme dans un documentaire sur la nature à la télévision, elle nous montre une vie qu'on n'espérait pas avoir la chance de voir. 

second hand
Second Hand, chor. Merce Cunningham

La genèse de Second hand est un solo chorégraphié et dansé par Merce Cunningham sur la premier mouvement de Socrate d'Erik Satie. Quelques années plus tard, John Cage lui suggère d'en chorégraphier l'intégrale, à partir d'un arrangement pour deux pianos. Seulement l'éditeur de Satie va refuser l'adaptation proposée par Cage. En réponse, il compose une nouvelle partition pour piano solo, sur la structure et le phrasé de Satie, mais en modifiant l'ordre des séquences par des procédés aléatoires. Il intitulera sa version Cheap imitation, ce à quoi répond Cunningham en baptisant sa pièce Second hand

Divisé en trois parties distinctes, Second hand débute par un solo de cinq minutes, maintenant dansé par Robert Swinston, le 
«vétéran» de la compagnie. Puis, la pièce se poursuit par un duo d'une dizaine de minutes, pour s’achever sur un ensemble de dix danseurs. Si la place d'honneur revient à la danse, le spectateur est indubitablement admiratif du jeu de couleurs réalisé par Jasper Johns grâce aux académiques portés par les danseurs.

Avec Antic meet, créée à la Summer School of Dance du Connecticut en 1958, Merce Cunningham prend définitivement congé du style de Martha Graham, dont il fut l'interprète de 1939 à 1945. Burlesque, il laisse libre cours à une série de situations absurdes qui se suivent sans construction particulière. Un sens de l'absurde que l'on retrouve dans les accessoires et costumes conçus par Robert Rauschenberg depuis New York
où il était resté (une chaise portée en ceinture à la taille, des rideaux en robes, un pull à quatre manches…), autant que dans le mariage des crécelles, des sifflets électriques et du piano, préparé et agencé par John Cage. Incontestablement, Merce Cunningham réussit l'exploit d'être à la fois radical et enchanteur. Une prouesse.

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Antic meet, chor. Merce Cunningham

De ce premier programme il résulte une harmonie miraculeuse dans la tradition de la Renaissance ou des Ballets russes de Diaghilev. Acclamé par les spectateurs du Théâtre de la Ville, qui saluent par de nombreux bravi les excellents danseurs de la compagnie, la Merce Cunningham Dance Company impose son style, apporte sa fraîcheur. Nous pouvons affirmer que nous venons d’assister à l’une des soirées les plus riches et les plus fortes de la saison 2010/11 du Théâtre de la Ville. Et une autre surprise attendait les chanceux spectateurs détenteurs de places pour le deuxième programme.

Pièce fleuve présentée pour la première fois à Paris, Roaratorio marque une autre spécificité dans la démarche de l’artiste Cunningham. Le point de départ de cette pièce est Finnegans Wake, œuvre phare de James Joyce, à partir de laquelle John Cage avait conçu, au début des années 80, une composition originale. Modulée en longues mélopées du texte de Joyce, comme psalmodié par Cage, nourrie d'enregistrements réalisés 50 à 60 ans plus tard sur les lieux évoqués par l'écrivain, mais aussi imprégnée de ballades gaéliques, d'airs et d'instruments traditionnels (cornemuse, tambour, flûte et violon) enracinés en terre d'Irlande, l'œuvre fut créée à Paris en 1981, sous le titre de Roaratorio, an Irish Circus on Finnegans Wake. Dans la foulée, Cage propose à Cunningham d'en réaliser une version dansée pour le festival de Lille, où Roaratorio fut créé (1983).

Dans cette pièce, l'art de Cunningham y est au summum de ses capacités techniques et de sa vigoureuse fantaisie. Propulsés dans le mouvement comme d'insensés projectiles, les danseurs dessinent des lignes qui se disloquent aussitôt. Des réminiscences de danses populaires y côtoient de folles embardées. Les couples se prennent par la main et, les bras croisés, certains exécutent des figures. Puis, les mouvements se différencient, se multiplient, s'éparpillent en tours, sautillements, pirouettes ; les bustes s'inclinent, se tordent de mille manières. Il y a dans Roaratorio la trame enjouée d'une quête quasi-insatiable, qui aura consisté à surprendre le mouvement, à l'amener à se produire dans l'effusion d'un espace-temps à géométries infiniment multiples.

Ce ballet est à l'opposé de l'illustration littéraire, mais le livre de James Joyce prend corps. Une merveille. Un succès ô combien mérité et un accueil chaleureux sont réservés aux danseurs de la 
Merce Cunningham Dance Company . Avant un ultime «au revoir», puisque six semaines avant sa mort, fidèle à son esprit novateur, Merce Cunningham a mis au point un Legacy Plan qui prévoit le devenir de la compagnie et garantit la préservation de son héritage artistique. Le chorégraphe américain souhaitait que sa compagnie soit dissoute à l'issue d'une tournée mondiale de deux ans et après un final en apothéose à New York City. Après cela, les danseurs, les administratifs et les musiciens de la compagnie seront payés pendant un an et recevront des primes supplémentaires pour les aider à se reconvertir.

Quel respect de la danse, des danseurs, de l’art chorégraphique…. et des spectateurs! Chapeau bas, Monsieur Cunningham.





Loïc Le Duc © 2010, Dansomanie

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Premier programme

Pond Way (1998)
Musique : Brian Eno

Chorégraphie : Merce Cunningham
Décor : Roy Lichtenstein

Second hand (1970)
Musique : John Cage

Chorégraphie : Merce Cunningham
Costumes : Jasper Johns

Antic Meet (1958)
Musique : 
John Cage
Chorégraphie : Merce Cunningham
Décors et costumes : Robert Rauschenberg
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Second  programme

Roaratorio (1983)
Musique : 
John Cage
Chorégraphie : Merce Cunningham
Décors et costumes : Mark Lancaster

Merce Cunningham Dance Company
Musique enregistrée

Mardi 3, samedi 6 11 2010 (progamme I), mardi 9, samedi 13 11 2010 (programme II),  Théâtre de la Ville, Paris


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