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Hamburg Ballett - John Neumeier
12 novembre 2010 : Parzival, par le Ballet de Hambourg, au Palais Garnier (Paris)
Parzival (chor. John Neumeier)
Dès
l'entrée, le ton est donné. Le rideau de scène
offre au regard, sur un fond uni et bleuté - comme paraît
les affectionner souvent Neumeier -, un volume
géométrique aux formes changeantes, dans lequel s'inscrit
une étoile à cinq branches au symbolisme pour le moins
chargé. Perceval - ou Parzival
- est en soi, et depuis longtemps, un récit ouvert à
toutes les relectures et à tous les ésotérismes.
On ne s'étonnera donc point que Neumeier, amateur de grands
mythes littéraires et féru de mystique religieuse, y ait
trouvé là le sujet rêvé pour ce qui
s'annonce comme un ballet-monde autant qu'un ballet-monstre, son Grand
Oeuvre en quelque sorte, la synthèse et le testament de toute
une vie. Autant le dire, mieux vaut être (très) bien
installé et remiser au placard toute velléité
d'ironie ou de légèreté pour survivre à ces
2h40, à la lenteur profondément anti-moderne, durant
lesquelles nous sommes embarqués. On ne saurait du reste que
trop conseiller de ne pas arriver au théâtre à jeun
- dans tous les sens du terme -, et sans connaissance préalable,
au moins minimale, de l'histoire et de ses enjeux, ne serait-ce que
parce que Neumeier oriente le récit médiéval,
qu'il respecte au demeurant à la lettre, vers une certaine forme
d'abstraction visuelle.
Edvin Revazov (de face) dans Parzival (chor. John Neumeier)
La première partie décline, sous forme d'"Episodes", les
grandes étapes de la vie et de l'initiation de Perceval, telles
que les rapportent les différents textes
médiévaux, notamment ceux de Chrétien de Troyes et
de Wolfram von Eschenbach. Perceval, orphelin ignorant et grossier
élevé loin du monde, au coeur de la gaste forêt,
découvre un jour, émerveillé, des chevaliers
portant "hauberts étincelants" et "heaumes clairs et luisants".
Les prenant pour des anges, il décide de les suivre et de
devenir comme eux. Dès lors, la quête du héros,
élu en dépit - ou en raison - de son innocence
première, peut commencer. Il quitte sa mère Herzeleide
(Coeur souffrant), désespérée et
déjà veuve d'un époux mort à la guerre,
combat le Chevalier Vermeil, avant de se rendre à la Cour du roi
Arthur. Il y rencontre Gornemant de Gorhaut, qui se charge de
l'éduquer, et la Demoiselle qui jamais ne rit, qui lui fait
entrevoir l'amour. Puis, c'est l'épisode du Graal et du Roi
Pêcheur, que Perceval, trop peu bavard, abandonne à son
triste sort. Il se perd dans les combats, fait l'expérience de
l'amour auprès d'Orgeluze, un amour humain, trop humain, qui
paraît au fond sans issue, aussi vain que les guerres.
La deuxième partie, "Echo", reprend la quête là
où la première l'avait arrêtée, mais sur un
autre mode, d'emblée plus intériorisé. Entre
"Episodes" et Echo", il y a le passage du dehors au dedans, de l'action
à la méditation, du monde matériel au monde
spirituel, d'une temporalité historique, dans laquelle les
événements ne font que se succéder et s'accumuler,
à une temporalité mythique, où les dimensions du
passé, du présent et du futur se brouillent dans ce qui
ressemble à un hors-temps indéterminé. Tout a
l'air de se dérouler ici comme dans un rêve, dont la
sortie soudaine laisserait la conclusion en suspens. Des personnages
apparaissent, tels l'Ermite (petit Aleix Martinez - qu'il est loin le
Prix de Lausanne! - face à immense Edvin Revazov...),
d'autres, liés au passé du héros, reviennent.
Presque désincarnés, ils semblent pris désormais
dans le tissu composite d'une action immobile, nimbée dans une
atmosphère cotonneuse, aussi étrange que
déroutante. Le temps et l'espace, abolis, sont figurés
par un immense tapis neigeux, d'une blancheur immaculée, sur
lequel se détachent trois gouttes de sang vermeil renfermant le
visage des femmes aimées jadis. Neumeier reprend ici l'un des
motifs mystiques du récit médiéval pour en faire
le décor, forcément dépouillé, de la
transfiguration du héros.
Edvin Revazov et Anna Laudère dans Parzival (chor. John Neumeier)
Du côté de la mise en scène, Neumeier, on s'en
doute, tourne le dos au pittoresque moyenâgeux - au pittoresque
tout court - et opte pour le minimalisme, servi par une
esthétique très monochrome, qui n'est pas
éloignée, par exemple, de celle que l'on peut voir
à l'oeuvre dans Mort à Venise. Une esthétique qui
cherche sans doute à reproduire l'intemporalité propre au
mythe, mais succombe pourtant - en 2006 - à un certain style de
décor, lisse et aseptisé, attaché aux
années 80 - déjà un brin daté. En accord
avec la netteté froide de la scénographie, John Adams et
un très petit soupçon d'Arvo Pärt remplacent l'un et
l'autre Wagner, saupoudré au compte-gouttes tout au long des
2h40 que dure le ballet. On évite peut-être là un
certain pompiérisme lyrico-épique à la John
Boorman (remember Excalibur...),
aux antipodes du style très épuré de cette
relecture, on n'y gagne certainement pas en plaisir d'écoute.
Pour le reste, "Episodes" ou "Echo", le ballet est fidèle, dans
son ensemble, à l'ordonnancement du récit dont il
s'inspire, sans détournement d'aucune sorte ni véritable
actualisation (sinon, peut-être, dans la représentation
des guerres, très ancrée dans l'histoire du XXème
siècle). Le relecture privilégie toutefois le symbolisme
initiatique des épisodes, tous les petits détails
concrets qui font sens, en accord sur ce plan avec la
sensibilité médiévale. La gaste forêt est
figurée par un cercle de végétaux grimpants,
à l'intérieur duquel le héros, maladroit et
presque asexué, barbare en un mot, se retrouve enfermé
comme dans un parc pour nouveaux-nés, dont il ne sort que pour
jouer avec les oiseaux ou parcourir la scène sur une trottinette
vaguement incongrue. Lui-même est vêtu au tout début
d'une petite robe d'enfant, et trimballe un ours en peluche en forme de
fétiche. Tout son parcours est d'ailleurs rythmé par des
habillages et déshabillages successifs, qui ne font pas mentir
la symbolique chevaleresque et mystique, jusqu'à ce qu'il
apparaisse, dans le dernier tableau, en homme accompli, revêtu de
la chemise blanche des élus. La chorégraphie mime
simultanément l'évolution du héros,
embourbé dans le sol avant de prendre son envol. Edvin Revazov,
en grand dadais blond et solaire (pas un hasard s'il est aussi le
Tadzio de Mort à Venise),
fragile et fort à la fois, semble né pour
interpréter le rôle du niais Perceval, devenu le plus
grand chevalier du monde, celui enfin jugé digne
d'accéder au Graal. C'est lui, seul, qui tient le ballet de tout
son poids (impressionnant) et de toutes ses métamorphoses.
Histoire de renforcer la symbolique fondamentalement christique de
l'oeuvre, les êtres qu'il rencontre au cours de ses aventures
n'existent et ne prennent sens que par lui et à travers lui. Ils
semblent passer dans sa vie, plus des archétypes, des ombres
projetées par la réalité, que des personnages
à part entière. Seuls la mère du héros -
comme par hasard - interprétée par Joëlle Boulogne
et, dans une moindre mesure, le Roi-pêcheur aux contours plus
abstraits, mais néanmoins déchirant, de Carsten Jung,
donnent l'impression d'être tout autre chose que des figures
symboliques. Mère et veuve dans la grande tradition,
sublimée par la référence transparente à la
Vierge Marie, Herzeleide est aussi un être de chair, de larmes et
de sang. Joëlle Boulogne lui insuffle vie et âme, avec son
corps infini, ses membres déliés, ses airs de
tragédienne magnifique, sa silhouette de Pietà qui
s'immole devant le destin héroïque du fils.
Joëlle Boulogne et Edvin Revazov dans Parzival (chor. John Neumeier)
On ne dira pas qu'il est aisé de pénétrer dans ce Parzival,
ni de le suivre, pleinement et entièrement, jusqu'au bout, sans
point d'interrogation ou de suspension. Néanmoins, un tel
sentiment n'est-il pas lié en partie à
l'omniprésente musique d'Adams, franchement insignifiante, pour
ne pas dire indigeste, plutôt qu'à la construction
chorégraphique, certes déroutante par sa manière
de "creuser" le temps, mais tout à fait dans l'esprit
réflexif du théâtre dansé auquel nous a
habitués ailleurs Neumeier? L'ensemble en effet a beau
être admirablement construit, il y a quand même quelques
moments, dans la caverne obscure de la première partie en tout
cas, où l'on a franchement envie de décrocher, sinon de
sortir de la salle. L'ennui, on ne va pas le nier, en est donc une
composante, comme il est une composante possible de la
littérature, de la musique, de l'art en général,
et de beaucoup de choses de la vie, mais qu'il faut parfois
intégrer comme telle et surmonter quand cela le mérite.
Il y a tellement d'impostures dans le monde du ballet actuel, tellement
de tics, de trucs, de machins, camouflés sous les doux noms
d'art et de culture, qu'on a vraiment envie de défendre a
contrario cette oeuvre-là - celle d'un créateur à
part entière -, transmise par une troupe - sa troupe - dont les
danseurs, sous des extérieurs aussi modernes que plastiquement
séduisants, semblent, en tant qu'interprètes, avoir su
déchirer eux aussi, à l'instar du héros du conte,
le voile des apparences.
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B. Jarrasse © 2010, Dansomanie
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Parzival - Episoden und Echo
Chorégraphie, mise en scène, costumes et lumières : John Neumeier
Argument : John Neumeier, d'après Chrétien de Toyes et Wolfram von Eschenbach
Musique : John Adams, Arvo Pärt, Richard Wagner
Décors : Peter Schmidt
Parzival – Edvin Revazov
Herzeleide – Joëlle Boulogne
Gahmuret – Dario Franconi
Le Roi pêcheur – Carsten Jung
Orgeluse – Hélène Bouchet
L'Hermite– Aleix Martinez
Ither, le Chevalier vermeil – Kiran West
Gornemans de Gorhaut – Ivan Urban
Gawain – Thiago Bordin
Bohort – Alexandr Trusch
Lionel – Yohan Stegli
Hamburg Ballett
Musique enregistrée
Vendredi 12 novembre 2010, 19h30, Opéra Garnier
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