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Ballet du Mikhaïlovsky (Saint-Pétersbourg), tournée à Londres 2010
21 juillet 2010 : Laurencia (chorégraphie M. Messerer / V. Chabukiani) au Coliseum
Denis Matvienko (Frondoso) et Irina Perren (Laurencia)
Remonté en juin dernier pour le Ballet du Théâtre Mikhaïlovky, Laurencia
apparaît bien comme une nouvelle étape franchie dans ce qu'on pourrait
appeler en Russie l'ère de la reconstruction. Alexeï Ratmansky avait en
quelque sorte anticipé le mouvement, Mikhaïl Messerer, maître de ballet
en chef de ce qu'on a coutume de considérer comme la deuxième compagnie
de ballet de Saint-Pétersbourg, le poursuit en s'attaquant à ce Laurencia,
ouvrage chorégraphié à l'origine par Vakhtang Chabukiani et resté
emblématique du drame-ballet soviétique des années 30. En réalité, on
connaît peu ce ballet en Occident, sinon au travers de son Pas de six,
immortalisé par un film fameux avec Ninel Kurgapkina et Rudolf Noureev
et encore dansé à l'occasion en Russie à la manière d'un divertissement
dans le goût espagnol. L'intrigue en est simple, une sorte d'avatar de
celle des Flammes de Paris
transposée dans l'Espagne de la fin du Moyen-Age. Il s'agit cette fois
de mettre en scène le combat du petit peuple paysan, dont la grandeur et
le caractère héroïque sont incarnés par Laurencia et Frondoso, contre
la tyrannie féodale, représentée sous les traits du - cruel -
Commandeur.
Dans son travail de reconstruction, Mikhaïl Messerer s'est voulu
relativement fidèle tant au livret qu'à la chorégraphie d'origine. Le
pittoresque forcé des décors et des costumes, lumineux et colorés,
souligne à sa manière, sinon le désir d'authenticité, du moins celui de
faire «comme si», sans écart ni distance ironique. La danse de
bravoure, héroïque, multipliant sauts et pirouettes improbables, est à
l'honneur pour les solistes, tandis qu'au corps de ballet sont dévolus
pas d'ensemble et danses de caractère dans un style plus académique et
conventionnel. La musique d'Alexandre Krein est au service entier de la
danse, un patchwork de motifs peu mémorables destinés exclusivement à
suggérer les caractères et les ambiances. Côté expression dramatique,
pas de pantomime classique à proprement parler, coupée des variations et
autres pas, mais une sorte de gestuelle très théâtrale, expressionniste
et outrancière, qui s'intègre sans rupture musicale dans le flot d'une
danse plutôt répétitive, censée elle-même participer de l'action. Les
cinq tableaux qui structurent le ballet sont brefs (l'ensemble ne dure
qu'1h30...) et dramatiquement très lisibles : on danse, on danse encore
et on danse enfin, jusqu'à ce que... coup de théâtre... on passe au
tableau suivant, et ainsi jusqu'à la conclusion-apothéose en forme
d'image arrêtée sur le prolétariat triomphant – Flammes de Paris
toujours...
Inutile de passer par quatre chemins, le ballet tel qu'il a été remonté
dit, de manière presque caricaturale, les limites du principe de la
reconstruction, notamment d'ouvrages aussi idéologiquement et
esthétiquement marqués que celui-ci, qui répondaient de surcroît à leur
création à un contexte politico-artistique bien particulier. Si l'on
s'accommode volontiers du simplisme du livret et même de son manichéisme
aussi naïf que démonstratif (après tout, il est rare que le ballet
brille ailleurs par sa profondeur et sa subtilité narrative...), en
revanche, l'esthétique désuète du drame dansé, transmise à des
interprètes qui n'ont plus rien à voir techniquement et stylistiquement
parlant - et ce, à aucun moment -, avec ceux de la création ou ceux même
qui leur ont succédé dans le temps, peine à convaincre, quand elle ne
fait pas franchement sourire. Marat Shemiunov, avec son corps raide et
étiré à l'infini, est l'antithèse absolue du danseur de bravoure à la
Chabukiani, réputé pour sa flamme, son brio et la puissance
extraordinaire de ses sauts. Quant à Ekaterina Borchenko, si sa
technique est beaucoup plus fine et maîtrisée que celle de son
partenaire, malgré son enthousiasme scénique, elle évoque davantage, par
la noblesse de ses lignes et de son visage, une princesse de contes...
qui se serait perdue dans un drame vériste pas vraiment fait pour
elle... Sans doute Denis Matvienko, convoqué en invité pour la première,
réussit-il à faire quelque chose de plus consistant – ne serait-ce que
par ses qualités de danse - du personnage épique de Frondoso (qu'il
incarnait aux côtés d'Irina Perren en Laurencia), mais pour cette
seconde distribution, on se heurte à un problème manifeste d'emploi...
quand ce n'est pas à celui de la technique requise par les rôles.
N'oublions pas non plus que ceux-ci ont été élaborés pour des
personnalités hors du commun et qu'une reprise du ballet - quand bien
même on la jugerait hors de propos – se doit au moins d'en respecter
l'esprit héroïco-épique. En comparaison des solistes principaux,
Anastasia Lomachenkova – un amour de danseuse comme on n'en fait plus! -
brille en Pascuala, l'amie de Laurencia, par la netteté toute terre à
terre de sa danse et par un naturel bienvenu qui auraient pu lui valoir
d'être mise au centre, par exemple aux côtés de son partenaire habituel,
Anton Ploom, Frondoso plus évident a priori que Marat Shemiunov. Denis
Morozov, dans le rôle de Mengo, le violoniste, possède lui aussi ce
mélange de vivacité, de joie spontanée et de simplicité que l'esprit du
ballet impose à ses interprètes. Si le Pas de six (avec notamment un
beau duo de garçons formé de Nikolay Korypaev et Andreï Yakhnuyk) et les
danses de caractère du deuxième acte s'avèrent une réussite, montrant
au passage l'harmonie de la troupe, le corps de ballet, en dépit d'un
engagement dans l'action indéniable, reproduit en miroir les erreurs des
solistes - trop joli, trop glamour, trop sophistiqué... trop
anachronique enfin – dommage! - pour nous convaincre de l'absolue
nécessité de son combat politico-révolutionnaire. Mais sans doute le
ballet est-il actuellement davantage à appréhender comme une expérience
stylistique et technique inédite - à suivre... - pour une troupe
récemment reprise en main et en cours d'évolution que comme un produit
littéralement fini...
Pour sauver ce
qu'il y avait à sauver de la chorégraphie de Laurencia,
sans Petipa pour donner vie à un simple divertissement virtuose,
nul doute qu'il aurait fallu aujourd'hui le talent recréateur et
la distance d'un Ratmansky, seuls à même de
délivrer un nécessaire aggiornamento
chorégraphique du drame-ballet... Au centre aussi, sans doute,
le génie scénique d'interprètes puissants, sinon
surpuissants - une Ossipova, un Vassiliev... -, et plus encore, la
force, l'énergie vitale, ravageuse, d'une compagnie bigger than life comme le Bolchoï. Car c'est à la vie à la mort que ce ballet se joue – ou ne se joue pas! Laurencia
version 2010 n'a même pas le charme mélancolique de la
naphtaline, de la vieillerie ressortie du grenier, de l'antique
aimé, perdu et retrouvé. Devant un public goguenard et
bourgeois, dans un Coliseum à la pompe toute mussolinienne et
des décors rutilants de nouveau riche, la lutte des classes se
transforme en gentille bande dessinée colorée et
spectaculaire pour grands enfants gâtés et repus. De cet
essai, en forme d'hommage rétrospectif à un
créateur et danseur de génie, dont les images encore
palpitantes de vie et d'émotion viennent inonder le rideau de
scène, il ne reste aujourd'hui que le sentiment étrange,
dérisoire, d'une parodie de réel - un goût amer et
fin-de-siècle, en des temps difficiles.
B. Jarrasse © 2010, Dansomanie
Laurencia
Chorégraphie : Vakhtang Chabukiani, remontée par Mikhaïl Messerer
Musique : Alexander Krein
Don Fernán Gómez – Mikhaïl Venshchikov
Estevan – Alexeï Kuznetzov
Laurencia – Ekaterina Borchenko
Juan – Andreï Bregvadze
Frondoso – Marat Shemiunov
Mengo – Denis Morozov
Pascuala – Anastasia Lomachenkova
Jacinta – Elvira Khabibullina
Flores – Philip Parkhachov
Ortuño – Pavel Maslennikov
Pas de six – Viktoria Kutepova, Valeria Zapasnikova, Nikolaï Korypaev, Andrei Yakhnuyk
Danse des castagnettes – Kristina Makhviladze, Vladimir Tsal
Flamenco – Anna Novosyolova, Alexander Oma, Mikhaïl Sivakov
Orchestre du Théâtre Mikhaïlovsky de Saint-Pétersbourg, dir. Valéry Ovsyanikov
Mercredi 21 juillet 2010, 19h30, Coliseum, Londres
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