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Théâtre de la Ville (Paris)
01 juin 2010 : El final de este estad de cosas, redux par la Compaňia Israel
Galván
El final de este estad de cosas, redux (chor. Israel Galván)
C'est dans un halo blanc jailli de l'obscurité
qu'Israel Galván apparaît. L'image première, qui reproduit la solitude
essentielle du bailaor, est
pourtant le contraire d'une exposition triomphale de soi. Pauvre parmi
les pauvres, le danseur, décentré, isolé à la périphérie de la scène, se
tord lentement pour se figer dans d'étranges postures - guerrières,
tragiques ou grotesques. Son visage, inquiet - ou rendu inquiétant -, se
dissimule sous un masque, l'universel masque de théâtre, emprunté à
l'acteur nô ou bien à l'aède grec. Vêtu d'un simple bermuda, les pieds
nus foulant un symbolique carré de poussière blanche cerné par le bois,
il est le dernier homme, moine-soldat de la fin des temps, qui poursuit
son combat contre d'invisibles fantômes. Derrière une imagerie inspirée
du butô - cette danse d'après-Hiroshima -, autant que de la mystique
chrétienne, Israel Galván se met en scène dans une incarnation
impossible, celle de Saint Jean, exilé à Patmos, auteur de l'Apocalypse. Pas d'autre musique en
cet instant que celle de ce corps disloqué jusqu'au supplice, virtuose
jusque dans l'immobilité.
En l'espace d'un court tableau, pris entre danse et pantomime, celui
qu'on a nommé «le danseur des solitudes» - ou comparé à Nijinsky -
pulvérise l'ensemble des clichés folkloristes qui fondent l'art du baile flamenco tel qu'on se plaît à
l'imaginer, ou même à l'apprécier : olé
furieux, castagnettes et cheveux gominés dans la chaleur torride d'un
village andalou. Deux heures frénétiques durant, il n'aura de cesse de
détourner les codes d'un genre éprouvé, qu'il se décline dans sa version
chatoyante ou épurée, traditionnelle ou moderniste. Dans cette
déconstruction, l'amour du silence impose sa poésie face au cri rauque
du cante flamenco.
Renoncer au pittoresque du genre, c'est peut-être aussi rompre
avec une partie de soi-même – tuer l'ego infernal -, au
point de projeter, dans la continuité d'une
«préface» dépouillée, sèche et
aride comme une fin du monde, une vidéo d'une performance de
Yalda Younès, une bailaora libanaise. Images floues au fragile
tremblé, baignées dans une lumière d'apocalypse,
où l'élève de Galván se livre à une
véritable danse de mort, rythmée par le bruit compulsif
des mitraillettes et le vacarme assourdissant des explosions embrasant
Beyrouth. Ces «Nouvelles du Liban», moteur avoué d'El final de este estad de cosas, redux, sont du reste un clin d'oeil à Francis Ford Coppola et à son Apocalypse now, redux.
Un prélude filmique annonciateur d'une apocalypse
chorégraphique en trois volets, qui sont autant de variations
libres autour des révélations johanniques.
El final de este estad de cosas, redux (chor. Israel Galván)
Si l'ouverture est âpre, sans effet de séduction, la mise en scène de ce
Final s'avère, de même,
volontiers déroutante, faisant se succéder des images «choc» en écho à
d'étranges musiques. On y entend ainsi les sonorités saturées des
guitares électriques se mêler au chant extatique et possédé d'Inés Bacán
– cantaora venue du fond des
âges -, ou encore le «Proyecto Lorca», duo contemporain associant
percussions et saxophone, côtoyer un violon aux inflexions terriennes et
quasi celtiques... En contrepoint de l'image du danseur à la virilité
triomphante véhiculée par la culture andalouse, Israel Galván cède un
moment à l'outrance du travestissement sexuel, piétine dans une transe
tellurique un plancher de bois mobile monté sur des ressorts, se livre à
la frénésie contagieuse d'une tarantelle flirtant avec le chaos,
fracasse un tambour dans un grand éclat de rire, avant d'affronter pour
un ultime combat un cercueil de planches. La fin d'un état de choses...
L'inédit n'est toutefois jamais là comme un accessoire esthétique,
visant à «faire moderne» ou à s'emparer de quelque éphémère air du
temps. La chorégraphie, dramatisée par une mise en scène aussi précise
qu'ostentatoire, s'offre dans un écrin d'aujourd'hui, exposant
l'artifice théâtral, et paraît au même moment comme échappée à la nuit
des temps, ancrée dans la tradition immémoriale du baile jondo. Debout, assis, couché,
et toujours seul, Israel Galván, roi nu en qui se réunissent le masculin
et le féminin, livre une guerre enragée à la terre, comme s'il
accomplissait là un antique rituel ou se livrait à quelque exorcisme de
fin des temps. Le danseur, beau d'une beauté terrible, d'une beauté aux mille visages, se révèle
d'une virtuosité sans limite, d'autant plus éblouissante qu'elle ne
semble jamais chercher à séduire, résistant toujours à la tentation de
la démonstration, préférant le regard intérieur à la confrontation
directe et triviale avec le spectateur. Aux ruptures fréquentes et
soudaines de la danse d'Israel Galván - des secousses presque ironiques -
succèdent autant de paroxysmes de fureur contrôlée. Ce flamenco-là,
sismique plus encore qu'exaspéré, n'en finit pas de défier le langage
des hommes.
Enfin, jamais l'expression «petite mort» n'aura trouvé une plus riche,
une plus sublime, une plus troublante illustration que dans la vision
ultime sur laquelle se clôt ce spectacle théâtral, qui pourrait
s'apparenter là à une forme de liturgie profane, dans la grande
tradition du baroque hispanique : que vivre, et danser peut-être, c'est
apprendre à mourir... Le danseur, lové dans son étroit tombeau de bois,
étreint la mort, danse avec elle, trépigne du talon jusqu'à l'extase,
dessinée dans ces bras tendus, ce geste suspendu, symboles de mort
autant que de résurrection. Une danse macabre qui laisse - littéralement
- sidéré.
B. Jarrasse © 2010, Dansomanie
El final de este estad de cosas, redux
Chorégraphie : Israel Galván
Direction artistique : Pedro G. Romero
Mise en scène : Txiki Berraondo
Lumières : Ruben Camacho
Son : Félix Vázquez
Décors et accessoires : Pablo Pujol, Pepe Barea
Costumes : Soledad Molina
Compaňia Israel Galván
Mardi 01 juin 2010, Théâtre de la Ville, Paris
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