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Ballet de l'Opéra National de Bordeaux
14 mars 2010 : Quatre tendances (2) au Grand Théâtre de
Bordeaux
Marc-Emmanuel Zanoli et Mika Yoneyama dans Annonciation (chor. Angelin Preljocaj)
Après un premier essai fructueux la saison
dernière, le programme "Quatre Tendances", concocté par Charles Jude
pour le Ballet de Bordeaux, revient en 2010 à l'affiche du
Grand-Théâtre. Si les oeuvres composant la soirée ont changé (à
l'exception de l'intemporel In the
Middle, Somewhat Elevated, de Forsythe, repris ici pour la
seconde fois), le principe est resté le même, décliné en quatre volets
plus ou moins disparates. Loin des prétextes parfois fumeux qui
président à ce genre de programmes mixtes, "Quatre Tendances" se
présente simplement comme un condensé possible et réfléchi du meilleur
de la création chorégraphique contemporaine - de celle aussi que l'on
dira consacrée - à destination d'une troupe de formation et de
répertoire classiques.
Thierry Malandain avait offert l'an dernier une création, Valse[s], à la compagnie bordelaise,
cette année, c'est Václav Kuneš, un ancien danseur du NDT, qui a été
sollicité par Charles Jude pour se livrer au même exercice dans le cadre
de la nouvelle mouture de "Quatre Tendances". Fil d'Ariane stylistique
reliant une édition à l'autre, Václav Kunes avait remonté en 2008 le
saisissant Click – Pause – Silence,
de Jiří Kylián. Le résultat de cette collaboration personnelle avec le
Ballet de Bordeaux, c'est, en 2010, Temporary
Condition, un ballet – de cordes et d'ombre(s) - pour sept
danseuses et quatre danseurs.
Temporary Condition (chor. Václav Kuneš)
A vrai dire, à peu près tout dans la chorégraphie du Tchèque - natif de
Prague, comme Kylián -, rappelle le maître, tel un écho insistant -
sinon assourdissant - : les sonorités électroniques, âpres et brisées,
de Dirk Haubrich, la mise en scène, qui joue autant de la sobriété du
clair-obscur et du dénuement qui la nimbe que de la sophistication et de
l'incongruité de certains effets, la chorégraphie enfin, souple,
tendue, acérée, tout en ralentis et en accélérations, faisant alterner,
sous forme de fragments dansés, soli, duos, ou ensembles de plus grande
ampleur. Baigné dans une abstraction envoûtante, Temporary Condition est animé par une
scénographie complexe, construite autour d'un étrange dispositif de
cordes venues des cintres - en correspondance avec la musique, imitant
ici ou là les sonorités d'une harpe éolienne -, et d'un décor mobile qui
révèle soudainement le mur du lointain, classique – et kylianesque -
mise à nu du processus de l'illusion théâtrale. Dans un coin de la scène
– détail presque surréaliste -, une figure statuesque, recouverte d'une
fourrure insolite, prend vie peu à peu et contre toute attente...
Guido Sarno, Alvaro Rodriguez Pinera, Vladimir Ippolitov et Ludovic Dussarps dans Temporary Condition
Les
notes d'intention du chorégraphe, sibyllines, n'apporteront pas de clé
d'interprétation supplémentaire au spectateur, comme s'il s'agissait là,
avant tout, de se laisser porter par la gestuelle et le développement,
lent et discontinu, de l'écriture chorégraphique, dont la charge
émotionnelle et onirique tient tout autant à l'énergie presque violente
qui s'en dégage qu'à l'art de l'esquisse et du mouvement interrompu
qu'elle met parallèlement en oeuvre. Si les ensembles de grande ampleur
manquent peut-être encore un peu d'unité et de tranchant sur le plan
collectif, on retiendra toutefois le quatuor de garçons, réunissant
Vladimir Ippolitov, Ludovic Dussarps, Alvaro Rodriguez Piñera et Guido
Sarno, qui parvient à conjuguer, dans un tableau d'une belle harmonie,
puissance, précision et sens de la retenue, pour un mouvement "pur",
étranger à tout maniérisme.
Juliane Bubl et Roman Mikhalev dans Etreintes brisées (chor. Claude Brumachon)
Après le célèbre duo masculin des Indomptés,
"Quatre Tendances 2" remet à l'affiche Claude Brumachon, avec cette
fois Etreintes brisées, une
brève pièce chorégraphique conçue pour un homme et une femme, extraite
d'une oeuvre plus vaste, Le Piédestal
des Vierges, créée en 1988. Au style urbain et charnel des Indomptés succède un duo d'apparence
plus calme et sophistiquée, où se croisent les influences passées, comme
pour mieux dire l'éternel présent de la passion amoureuse. En marge des
costumes Renaissance et de la musique élisabéthaine, qui, sur un plan
esthétique, rappelleraient presque La
Pavane du Maure de José Limon, Brumachon invoque ainsi l'amour
courtois et la statuaire médiévale comme sources d'inspiration...
Pourtant, en dépit de ses atours raffinés, savants, lyriques et
lointains, la miniature ne peint une fois de plus rien d'autre qu'un
duel passionnel et très contemporain, un affrontement amoureux sur le
mode connu du "je t'aime moi non plus", où l'on retrouve, en version
pittoresque et "classique", toute la rhétorique brutale et sensuelle que
Les Indomptés déclinait en
version virile et sauvage - jean élimé et tee-shirt mouillé de sueur de
rigueur.
Roman Mikhalev et Juliane Bubl dans Etreintes brisées (chor. Claude Brumachon)
Formellement, on ne prétendra pas qu'on touche là au nirvana
chorégraphique, mais en même temps, vus à un an d'intervalle et dans un
même cadre de programmation, Les
Indomptés et Etreintes brisées
apparaissent peut-être rétrospectivement comme les chapitres suivis
d'une même histoire, d'un même livre, dans lequel on finit par se
plonger avec intérêt : "de la danse considérée comme de la tauromachie"
pourrait en être le titre rêvé... Les interprètes du jour, Laure
Lavisse et Ludovic Dussarps, ne sont pas pour rien dans la réussite de
cette pièce, à certains égards un peu anecdotique à l'échelle de ce
riche programme. Tous deux méritent cependant d'être loués sans réserve
pour la force de conviction et l'intensité physique engagées dans cet
affrontement fusionnel, qui respire au même rythme – brisé.
Changement de ton et de registre après la pause, avec l'Annonciation de Preljocaj,
contrepoint parfait à la brutalité humaine et bien terrestre du duel
réglé par Brumachon. Un diptyque central tout en contrastes donc, qui
s'accompagne d'une montée en puissance de l'émotion à l'échelle de
l'ensemble du programme... Comme son titre le suggère, le ballet de
Preljocaj, datant d'une époque (1995) où ses créations étaient sans
doute beaucoup moins boursouflées et formatées qu'aujourd'hui, évoque
l'épisode biblique de l'apparition de l'Archange Gabriel à la Vierge
Marie. La mise en scène, ou plutôt la mise en lumière, est épurée, sans
fioritures, simplement belle. Un banc, un jeu d'éclairages symbolique et
subtil, encadrent et animent ce moment spirituel, figé tant de fois par
la peinture, qui ressurgit ici par le biais surprenant et paradoxal de
l'écriture chorégraphique.
Marc-Emmanuel Zanoli et Mika Yoneyama dans Annonciation (chor. Angelin Preljocaj)
Un lieu intemporel et de nulle part, loin de
tout pittoresque sulpicien, qui se fait tableau de maître. Dans le rôle
de Marie, Mika Yoneyama déploie un lyrisme intériorisé, dépourvu de
mièvrerie, qui se conjugue à la féminité naissante de la Vierge Mère,
suggérée par un geste lent, humble, tout en rondeurs. Face à elle, et en
union avec elle, Marc-Emmanuel Zanoli, qui nous avait enchantée dans le
rôle du Diable de Petrouchka
il y a quelques mois, interprète, à la manière d'une drôle de
coïncidence, celui de l'Ange. La distribution est d'autant plus inédite
ici que le rôle était et est traditionnellement tenu par une interprète
féminine. Sa silhouette gracile et longiligne, alliée à une gestuelle
puissante, précise, mais tout en pudeur et retenue, se prête pourtant
idéalement à cette incarnation, sans que la question du "sexe" vienne se
poser de manière perturbante ou inadéquate dans le contexte.
L'"échange" de Marie et de l'Ange, coeur de l'événement comme de la
chorégraphie, révèle alors une justesse de ton, autant dire une harmonie
entre les deux interprètes, dans laquelle rien ne dépasse ni ne
déborde.
On ne présente plus In the Middle...,
de Forsythe, qui vient conclure de manière flamboyante ce programme,
comme il avait conclu le précédent. Peut-être aurait-on apprécié la
présence d'une autre oeuvre majeure - de Forsythe par exemple - à
l'affiche de cette édition nouvelle de "Quatre Tendances", mais il est
sans doute intéressant, pour les danseurs comme pour le public, de voir
la troupe bordelaise évoluer positivement dans une reprise de ce ballet
devenu "classique" et figurant, comme on sait, au répertoire des plus
grandes compagnies. Bien que les prestations individuelles ne témoignent
pas toutes de la même rigueur dans les placements et surtout dans la
dynamique, on perçoit néanmoins, un peu plus d'un an après l'entrée au
répertoire, l'appropriation progressive par les danseurs bordelais de la
gestuelle paroxystique du chorégraphe. La tension, et l'énergie
électrique, qui rendent cette pièce unique autant qu'irremplaçable, sont
en tout cas bel et bien là. Mélange de froideur urbaine et de
sensualité hautaine, Oksana Kucheruk apparaît pleinement chez elle dans
ce ballet de l'extrême qui lui permet de déployer une danse incisive,
sachant allier virtuosité technique et sens de la dynamique, un
dynamique complexe, jouant autant sur l'accélération que sur le ralenti,
sur la détente autant que sur l'interruption. Si elle est bien
accompagnée par le puissant Igor Yebra dans le pas de deux conclusif, on
remarque surtout, chez les garçons, Roman Mikhalev qui, avec sa
silhouette compacte et bondissante, se distingue particulièrement par sa
vélocité et son énergie. Marina Guizien, précise et musicale, se révèle
de son côté très prometteuse dans ce ballet, qui lui donne une belle
occasion de briller déjà en tant que soliste. Au-delà des interprètes du
jour, une fin de programme tranchante comme un couperet, qui laisse le
spectateur pantois, la respiration suspendue, comme il se doit. En
pointillés, on attend donc les explorations nouvelles d'un "Quatre
Tendances 3" déjà annoncé pur la saison prochaine...
B. Jarrasse © 2010, Dansomanie
Temporary Condition
Chorégraphie : Václav Kuneš
Musique : Dirk Haubrich
Costumes : Asalia Khadje
Lumières : Loes Schakenbos
Avec : Yumi Aizawa, Juliane Bubl, Aline Bellardi, Lucy Emery
Marina Guizien, Laure Lavisse, Suzanne Limbrunner
Vladimir Ippolitov, Ludovic Dussarps, Alvaro Rodriguez Piñera, Guido Sarno
Etreintes brisées
Duo extrait du Piédestal des Vierges
Pièce créée au Festival Lancelot du Lac à Bagnoles de l'Orne en juillet 1988
Chorégraphie : Claude Brumachon , remonté par Benjamin Lamarche
Musique : Thomas Ravenscroft
Costumes : Huguette Blanchard
Lumières : Philippe Monbellet
Avec : Ludovic Dussarps, Laure Lavisse
Annonciation
Chorégraphie : Angelin Preljocaj, remonté par Julie Bour
Musique : Stéphane Roy (Crystal Music), Antonio Vivaldi (Magnificat)
Scénographie : Angelin Preljocaj
Costumes : Nathalie Sanson
Lumières : Jacques Chatelet
Choréologue : Dany Lévêque
L'Ange – Marc-Emmanuel Zanoli
Marie – Mika Yoneyama
In The Middle Somewhat Elevated (version
de Francfort, 1988)
Chorégraphie, mise en scène, lumières
et costumes : William Forsythe
Musique : Thom Willems, en collaboration avec Leslie Stuck
Avec : Oksana Kucheruk, Laure Lavisse, Stéphanie Roublot
Vanessa Feuillatte, Stéphanie Gravouille, Marina Guizien
Igor Yebra, Roman Mikhalev, Alvaro Rodriguez Piñera
Ballet de l'Opéra National de Bordeaux
Musique enregistrée
Dimanche 14 mars 2010, 15h00, Grand Théâtre de
Bordeaux
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