|




|

 |
|
|
Birmingham Royal Ballet
14 novembre 2009 : Cyrano (chor. David Bintley) au Sadler's Wells Theatre de Londres
Robert Parker (Cyrano) et Valentin Olovyannikov (Valvert)
Le Birmingham Royal Ballet est aujourd'hui, avec
le Royal Ballet et l'English National Ballet, basés à Londres, l'une
des trois principales compagnies de ballet classique au Royaume-Uni.
Dirigée depuis 1995 par David Bintley, qui y officie également en tant
que chorégraphe, la troupe est forte d'un effectif d'une soixantaine de
danseurs, parmi lesquels figurent plusieurs solistes remarquables, à la
tête d'un corps de ballet très solide et uni. Son répertoire compte par
ailleurs, à côté des grands classiques que chaque troupe de ce type se
targue de pouvoir représenter, un certain nombre de créations entrant
dans le large champ de ce qu'on appellera, pour faire court,
l'esthétique "néo-classique", pourvue ici de sa couleur anglaise
propre, restée souvent proche du drame et du divertissement théâtral.
A l'occasion d'une tournée automnale au Sadler's Wells, à Londres, le
Birmingham Royal Ballet présente deux programmes illustrant sa
politique actuelle de création, rendue possible par la générosité d'un
public auquel la compagnie n'hésite apparemment pas à faire appel pour
ses projets : le premier, Quantum Leaps,
est composé de trois pièces lorgnant vers l'abstraction,
le second, en contrepoint évident, met à l'affiche Cyrano,
un "full-length ballet" dans la plus pure tradition du ballet narratif,
créé en 2007 par David Bintley pour la compagnie qu'il dirige, sur une
composition musicale inédite de Carl Davis.
On pourrait légitimement, tout particulièrement de ce côté-ci de la
Manche, juger incongrue l'adaptation au genre chorégraphique, genre
non-verbal par essence et par destin, du Cyrano de Bergerac
d'Edmond Rostand, pièce à la réputation universelle qui, au-delà de son
caractère spectaculaire hérité du drame romantique, ne parle que de
mots et de l'amour de la langue – notre
langue. Comment en effet convertir dans le langage chorégraphique ce
mythe français, composé de morceaux de bravoure fameux, cet écrin
formidable offert à la voix de l'acteur, sinon par une autre forme de
virtuosité, celle de la danse, qui restera toujours en-deçà de la
littérature et du théâtre, en termes de richesse expressive et
analytique?...
Elisha Willis (Roxane) et Ian Mackay (Christian)
On ne s'interrogera pas plus avant sur la pertinence du projet,
l'oeuvre chorégraphique existe et est à considérer comme telle, en
marge de son ascendance théâtrale illustre, et non comme une
substitution possible à celle-ci. Si comparaison n'est pas raison, pour
éclairer le propos, il en est un peu - en termes d'obstacles à
surmonter et de résultat formel - de ce Cyrano mis sur pointes comme du ballet de José Martinez, Les Enfants du Paradis,
adapté lui aussi d'un autre "monument" - cinématographique celui-là. La
troupe du Birmingham Royal Ballet n'est certes pas l'Opéra de Paris, au
moins en termes d'effectifs, mais les moyens mis en oeuvre dans les
deux cas pour fabriquer un spectacle ouvert à un large public, raffiné
en même temps que lisible, pourvu d'une scénographie attractive et
accommodé d'une musique cousue main et au service de l'action, sont en
tout cas assez semblables. Le parallèle ne s'arrête pas du reste à la
forme extérieure : le goût réitéré et plaisant pour la parodie et le
second degré, la fascination pour le principe du théâtre dans le
théâtre, ainsi que la marque des grandes influences chorégraphiques du
passé, qu'on peut lire au travers de l'adaptation que nous offre David
Bintley, sont aussi là pour nous rappeler l'attraction irrésistible des
modèles établis et la difficulté qu'il y a aujourd'hui à faire oeuvre
de créateur à part entière.
Envisagé pour lui-même, le ballet se révèle un modèle de
construction narrative et de théâtralité, qui témoigne de surcroît
d'une très fine compréhension du mélange des genres et des registres
caractéristique du drame romantique français. Le rideau est déjà levé,
lorsque le public pénètre dans la salle, sur la scène inaugurale
représentant l'Hôtel de Bourgogne, autour duquel s'agitent comédiens,
spectateurs et bretteurs en tous genres. Cyrano, Christian, Roxane, De
Guiche et les cadets de Gascogne, tous nos héros sont là, infiniment
proches, et c'est d'emblée que le drame se noue, la pirouette agile et
l'épée à la main, au pied des tréteaux où se produit l'acteur
Montfleury. L'ensemble de l'ouvrage se veut ainsi d'une fidélité
scrupuleuse à ses sources, dans son découpage et ses différents
tableaux, jusqu'au dénouement, plus épuré et symbolique sur le plan
scénographique que le reste du ballet, mais traduisant sans débordement
ni pompe le temps qui passe, la souffrance et la mort qui imprègnent
l'atmosphère du dernier acte.

Elisha Willis (Roxane) et Robert Parker (Cyrano)
Par-delà sa littéralité scénographique et
narrative, le ballet de David Bintley parvient à trouver sa marque
personnelle dans un maniement habile et constant de l'humour et des
références chorégraphiques réutilisées au second degré, en contrepoint
de la mise en place de l'action. Le restaurant de Ragueneau devient
ainsi prétexte à une variation hilarante sur le thème de l'Adage à la
Rose, où, dans un grand moment de virtuosité, baguettes, croissants ou
tartes viennent s'exposer en lieu et place des fleurs offertes à
l'héroïne du ballet de Petipa. De même, les amours de Roxane et de
Christian sont réécrites à travers le filtre de la scène du Balcon de Roméo et Juliette,
qui inspire encore le personnage bouffon du Capucin - Frère Laurent de
comédie -, tandis que l'ultime pas de deux entre Cyrano et Roxane -
celui qui vient conclure le drame - n'est pas sans rappeler l'Onéguine
de Cranko, dans ses accents les plus tragiques. L'anachronisme souriant
est quant à lui exposé avec gourmandise par mille et un détails
cocasses qui viennent épicer le spectacle : l'acteur Montfleury
apparaît dans le costume de Louis XIV en Roi-Soleil, la maison de
Roxane a des allures de manoir victorien, tandis qu'un réverbère
londonien - et très peu "Grand Siècle" - occupe le centre du dernier
tableau, sombre et dénudé, comme pour suggérer le passage du temps et
le changement de registre. Plus subtile, une digression incongrue au
sein de la narration, sur un mode "science-fictionnel", vient nous
suggérer avec un clin d'oeil amusé que le vrai Cyrano de Bergerac fut
l'auteur d'une Histoire comique des états et empires de la lune et du soleil...
Pour le reste, le ballet demeure, faut-il le préciser, un cadeau inouï
fait par David Bintley à sa compagnie et plus particulièrement à ses
solistes. Si, au final, il n'exploite que de manière assez
conventionnelle, pour une oeuvre "de cape et d'épée", les talents d'un
corps de ballet (ici essentiellement composé de garçons) qui se montre
au demeurant extrêmement vivant et discipliné dans les nombreuses
scènes de combat, les solistes masculins de la troupe trouvent là un
ouvrage chorégraphique apte à mettre en valeur leurs qualités
dramatiques en même temps que leur virtuosité technique. Le rôle de
Cyrano, créé à l'origine pour Robert Parker (qui le reprend à
l'occasion de cette tournée londonienne), est tenu lors de la matinée
du 14 novembre par le premier soliste Alexander Campbell qui y a fait
ses débuts très récemment, tout comme Joseph Caley, l'interprète du
rôle de Christian (pas plus tard qu'en octobre dernier, au Birmingham
Hippodrome, où se produit régulièrement la compagnie). Son personnage,
étrangement assez juvénile pour nos yeux de spectateurs de théâtre
coutumiers de la pièce de Rostand, se situe peut-être davantage dans
une forme d'ironie et d'"understatement" anglais que dans la gouaille
et la verve fanfaronne à la française, plus directe, mais c'est
toutefois dans sa confrontation avec le bellâtre Christian de
Neuvillette que le personnage parvient véritablement à prendre son
envol et à trouver toute son amplitude scénique et théâtrale. On ne
sait si cette paire a été créée dans cette perspective spécifique, mais
autant Cyrano est léger, virevoltant, virtuose - dans son mime comme
dans sa danse - et, au fond, séduisant, malgré son célèbre appendice
trop encombrant, autant Christian se révèle ici gauche, maladroit,
lourd, affreusement niais, à force de spontanéité, malgré son faciès
d'amoureux de théâtre, supposé charmant. La scène, très finement
chorégraphiée et mise en scène, où Christian le malhabile feint de
clamer de lui-même son amour à Roxane, tandis que Cyrano, caché, lui
souffle, à coup de pantomime mélodramatique, les mots éloquents qui
sauront la toucher est exemplaire de cette opposition symbolique,
parfaitement incarnée par les deux artistes distribués conjointement.
Roxane quant à elle est idéalement interprétée par Ambra Vallo, d'une
vivacité et d'une grâce délicieuses dans toute la partie "solaire" du
ballet, avant de se métamorphoser en une touchante et sombre héroïne de
drame. Sa danse sait être délicatement musicale et les duos d'amour aux
accents chorégraphiques macmillaniens – jusque dans les portés
insolites et périlleux - sont de même assurés avec beaucoup d'aisance
et de fluidité. Durant la scène du Siège d'Arras, vêtue en soldat, sa
danse extrêmement féminine se fait au contraire virile, pleine
d'ardeur, exprimant la puissance et la bravoure suggérées par une
chorégraphie menée tambour-battant par l'ensemble des solistes et du
corps de ballet. On mentionnera enfin dans les rôles secondaires, mais
nullement anecdotiques, de Ragueneau et de Le Bret, les excellents
James Barton et Kosuke Yamamoto. De manière plus générale, on ne peut
qu'être séduit par la force théâtrale qui innerve l'ensemble du ballet
: sens des emplois propres à chacun, richesse dramatique offerte par de
nombreux rôles, au-delà des seuls héros, respect d'une certaine
harmonie dans la manière de donner vie aux relations entre les divers
protagonistes, absence de débordement "technologique" trivial au
détriment du théâtre, roi de la fête dans son union réussie avec la
danse.
Robert Parker (Cyrano) et Valentin Olovyannikov (Valvert)
Dans une France où la création chorégraphique peine bien souvent non
seulement à faire sourire, mais aussi, tout simplement, à emporter, nul
doute qu'on aimerait voir le ballet de cape et d'épée de David Bintley,
si merveilleusement efficace, franchir la Manche et revenir jusqu'à ses
sources!...
B. Jarrasse © 2009, Dansomanie
Cyrano
Musique : Carl Davis
Chorégraphie : David Bintley
Décors : Hayden Griffin
Lumières : Mark Jonathan
Réglage des combats : Malcolm Ranson
Cyrano : Alexander Campbell
Roxane : Ambra Vallo
Christian : Joseph Caley
De Guiche : Jonathan Payn
Ragueneau : James Barton
Le Bret : Kosuke Yamamoto
Duègne : Andrea Tredinnick
Valvert : Robert Gravenor
Capucin : Michael O'Hare
Montfleury : Valentin Olovyannikov
Madame Clomire : Victoria Marr
Sœur Marthe : Kristen McGarrity
Birmingham Royal Ballet
Royal Ballet Sinfonia
Direction musicale : Philip Ellis
Samedi 14 novembre 2009, Sadler's Wells Theatre, Londres
|
|
|