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Ballet de l'Opéra National de Bordeaux
18 octobre 2009 : Hommage aux Ballets Russes
La France, on le sait, aime à commémorer, mais
sa mémoire est souvent sélective. Les Ballets Russes ont beau avoir
cent ans cette année et être à l'origine de maints bouleversements dans
l'histoire de la danse, il aura fallu attendre octobre 2009 pour qu'une
institution publique française se charge de rappeler l'anniversaire de
leur première apparition à Paris, en mai 1909. A l'heure où les
compagnies entament leur nouvelle saison, c'est donc au Ballet de
Bordeaux de lancer l'hommage français aux Ballets Russes, par un
programme d'oeuvres emblématiques de la troupe de Diaghilev, presque
similaire – Le Sacre en plus et Le Tricorne
en moins -, à celui que donnera en décembre prochain - sans réelle
volonté de se démarquer de l'ordinaire des programmations attachées à
cette célébration -, le Ballet de l'Opéra de Paris.
Pétrouchka (chor. Michel Fokine)
La soirée concoctée à Bordeaux par Charles Jude, si elle omet les
créations de l'année 1909, trouve son unité autour d'oeuvres majeures
appartenant à la période initiale des Ballets Russes et illustrant,
chacune à leur manière, le lien profond entre Diaghilev et la France.
On aurait certes aimé découvrir dans ce programme quelque trésor
méconnu des premières Saisons Russes, mais à défaut, on aura apprécié
de revoir les ouvrages les plus fameux de ce répertoire, représentés
qui plus est dans leurs scénographies originales, signées Léon Bakst (L'Après-midi d'un Faune, Le Spectre de la rose), Alexandre Benois (Petrouchka), ou Nicolas Roerich (Le Sacre du printemps).
Investis d'une importance et d'une signification comparables à la
chorégraphie et à la musique, les décors et les costumes colorés et
oniriques des Ballets Russes participent toujours à l'évidence du
pouvoir de fascination que ceux-ci exercent sur le public.
Pétrouchka (chor. Michel Fokine)
Le rideau de scène de Petrouchka
avec ses démons noirs, velus et inquiétants, tournoyant dans le ciel de
Saint-Pétersbourg autour des flèches de l'Amirauté, nous donne d'emblée
la tonalité du ballet, curieux mélange de réalisme pittoresque et de de
fantastique, de tentation folkloriste et d'expressionnisme
Belle-Epoque. Des quatre oeuvres présentées, toutes profondément
ancrées dans l'esthétique totalisante chère à Diaghilev et à la
modernité, Petrouchka est
aussi, sans doute, celle qui parvient le mieux à transcender l'esprit
d'une époque. En réactualisant aussi bien le Guignol russe que les
types éternels de la Commedia dell'Arte (Pierrot, Arlequin, Colombine,
métamorphosés dans les figures de Petrouchka, du Maure et de la
Ballerine), le ballet nous plonge dans l'univers du mythe, qui prend
ici des accents particuliers, oscillant constamment, et jusqu'au
dénouement - "bizarre" -, entre mélancolie et grotesque.
Pétrouchka (chor. Michel Fokine)
Si la scène du Grand-Théâtre ne permet pas de conférer une grande
ampleur aux spectaculaires scènes de foule des premier et quatrième
tableaux, elle sait en retour restituer au mieux une intimité
sensorielle avec le public, en accord avec l'esthétique de fête foraine
que suggèrent simultanément la musique de Stravinski et la chorégraphie
de Fokine. Les trois marionnettes, interprétées par Roman Mikhalev
(Petrouchka), Oksana Kucheruk (la Ballerine) et Alvaro Rodriguez Piñera
(le Maure) nous offrent là des ensembles précis, à la coordination
impeccable, dont la gestuelle saccadée et mécanique cherche à
reproduire celle des automates. Les scènes intimes et "fermées"
laissent ensuite à lire toute leur virtuosité théâtrale, entre grandeur
et petitesse, à l'image des anti-héros qu'ils incarnent. Ce Petrouchka nous laisse pourtant, in fine,
moins l'impression d'un ballet d'individualités que celle d'un ballet
collectif : la foule y incarne au fond un personnage en soi, un corps à
part entière, d'emblée saisissant et à même de retenir l'attention pour
lui-même et dans ses diverses incarnations populaires, grâce aux
pouvoirs conjugués de la musique, de la chorégraphie et de la mise en
scène.
Pétrouchka (chor. Michel Fokine)
En termes d'interprétation, L'Après-midi d'un Faune
dominait toutefois l'ensemble de la représentation, et pas seulement au
titre de "souvenir ému". Charles Jude en effet retrouvait là le rôle du
Faune, un rôle qu'il a marqué et continue de marquer de son empreinte
aujourd'hui. Rien à voir avec le caprice de ces stars qui refusent de
décrocher, s'imposant malencontreusement à nous dans des rôles
incongrus quand il n'est plus temps...
Stéphanie Roublot et Charles Jude L'Après-midi d'un faune (chor. Vaslav Nijinsky)
Charles Jude, à l'inverse, se
révèle, avec son physique vif et mobile, non seulement un interprète
idéal de cette gestuelle de vase grec, appuyée dans le sol et poussant
jusqu'à la caricature le refus de l'en-dehors, qui caractérise la
chorégraphie de Nijinsky, mais il suggère aussi à merveille, jusque
dans son étonnant rictus, cette sensualité troublante et bizarre
attachée au rôle du Faune.
Charles Jude dans L'Après-midi d'un faune (chor. Vaslav Nijinsky)
Le face-à-face, bref et intense, avec la
Grande Nymphe, campée par Stéphanie Roublot, se révèle d'autant plus
saisissant, qu'il semble comme abolir toute tension dramatique. Autour
d'eux, les Six Nymphes forment un choeur harmonieux, au style
parfaitement maîtrisé.
Vladimir Ippolitov et Emmanuelle Grizot dans Le Spectre de la rose (chor. Michel Fokine)
Il faut bien avouer que les interprètes du Spectre de la rose,
Vladimir Ippolitov, dont on soulignera la présence séduisante et les
très beaux ports de bras, et Emmanuelle Grizot, quelque peu en
difficulté avec le style de la chorégraphie, peinent ensuite à susciter
le même enthousiasme. Difficile du reste de s'affirmer avec tout le
brio souhaité au sein de cette pièce virtuose, et face aux modèles que
sont les interprètes majeurs du rôle, de Mikhaïl Barychnikov à Herman
Cornejo, qui s'imposent malgré tout à notre esprit.
Vladimir Ippolitov et Emmanuelle Grizot dans Le Spectre de la rose (chor. Michel Fokine)
Le Sacre du printemps offrait
enfin la conclusion à ce programme d'hommage. Précisons d'emblée que la
version que propose le Ballet de Bordeaux n'est pas exactement celle de
Nijinsky, ou tout au moins la reconstruction bien connue de celle-ci,
due aux travaux conjoints de Kenneth Archer et Millicent Hodson et
filmée avec le Joffrey Ballet (pour qui elle fut recréée), et, plus
récemment, avec le Ballet du Mariinsky. Il s'agit en fait de la version
de Léonide Massine (1920), qui se veut une réécriture de celle de
Nijinsky, transmise directement par Susanna Della Pietra, assistante du
chorégraphe lors de la dernière reprise de son Sacre
pour le Mai Musical florentin en 1973. En-dehors des personnages du
Vieux Sage et de la Vieille Femme, absents de cette version, il faut
toutefois être un spécialiste pour percevoir clairement toutes les
nuances chorégraphiques et stylistiques apportées par Massine à
l'original (elles sont largement détaillées dans le programme ; on
relèvera notamment que les pieds, chez Massine, ne sont pas
véritablement positionnés en-dedans), allant dans le sens d'une
simplification de l'argument.
Le Sacre du printemps (chor. Léonide Massine)
Cette mise au point faite, Le Sacre
des Ballets Russes, qu'il soit nijinskien ou massinien, a beau demeurer
une oeuvre mythique, qui a bouleversé l'histoire de la danse comme on
le répète couramment dans les livres, il est peu de dire que cette
reprise aujourd'hui – et l'on en dirait sans doute autant de la
reconstruction de Kenneth Archer -, est loin de pouvoir restituer au
public le tremblement que l'oeuvre a suscité en son temps. Où est pour
nous, spectateurs des années 2000, le parfum de scandale qui
l'entourait? Où est la violence primitive qui l'imprégnait? On saisit
des images ici ou là, certes, mais au fond, dans ce ballet dont les
interprètes ne sont nullement en cause, à commencer par la puissante et
sensuelle Juliane Bubl dans le rôle de l'Elue, tout semble se passer
comme si... Comme si la danse était condamnée à recréer éternellement
le Sacre, son Sacre,
celui apte à éclairer son temps, plutôt que de répéter celui d'un déjà
lointain passé, que l'on ne parvient plus à ressaisir autrement que par
une forme toujours plus hypothétique, peu à peu vidée de son sens. Car
ce que l'on voit ici, ce sont sans doute des costumes et des décors
patiemment reconstitués, des poses et une gestuelle célèbres
reproduites minutieusement d'après gravures, films ou photographies, et
puis... et puis rien, ou du moins pas grand-chose, sinon une
chorégraphie qui tente vainement de se hisser à la hauteur d'une
composition musicale qui la dépasse continûment par sa force
d'évocation - sa "barbarie" convulsive. Ne reste alors de toute cette
agitation, qui sans doute n'est pas loin de flirter avec un certain kitsch,
que cette musique, une musique fracassante et pleine d'audace, de cette
audace (emblématisée par le "Etonne-moi" de Cocteau) que l'on voudrait
peut-être voir davantage à l'oeuvre à l'occasion de cette célébration
mondiale, et parfois bien conventionnelle, du centenaire des Ballets
Russes.
B. Jarrasse © 2009, Dansomanie
Pétrouchka
Musique : Igor Stravinsky
Chorégraphie : Michel Fokine
Décors et costumes : Alexandre Benois
Petrouchka : Roman Mikhalev
La Ballerine : Oksana Kucheruk
Le Maure : Alvaro Rodriguez Piñera
Le Charlatan : Ludovic Dussarps
Le Marchand fêtard : Felice Barra
Le Diable : Marc-Emmanuel Zanoli
L'Après-midi d'un faune
Musique : Claude-Achille Debussy
Chorégraphie : Vaslav Nijinsky
Décors et costumes : Léon Bakst
Le Faune : Charles Jude
La Grande Nymphe : Stéphanie Roublot
Six Nymphes : Dorothée Gibon, Emilie Cerruti, Camille Lebesgue,
Marina Guizien, Diane Le Floc'h, Aline Bellardi
Le Spectre de la rose
Musique : Carl-Maria von Weber, orch. Hector Berlioz
Chorégraphie : Michel Fokine
Décors et costumes : Léon Bakst
Le Spectre de la rose : Vladimir Ippolitov
La Jeune Fille : Emmanuelle Grizot
Le Sacre du printemps
Musique : Igor Stravinsky
Chorégraphie : Léonide Massine
Décors et costumes : Nicolas Roerich
La Vierge Elue : Juliane Bubl
Les 6 Adolescentes : Darélia Bolivar, Marina Guizien, Diane Le Floc'h,
Giada Rossi, Anna Eléna, Vivien Ingrams
Les 6 Jeunes Filles : Aline Bellardi, Laure Lavisse, Dorothée Gibon,
Lucy Emery, Pascaline Di Fazio, Stefania Cardaci
Les 9 Adultes : Viviana Franciosi, Stéphanie Gravouille, Marie-Lys Navarro,
Suzanne Limbrunner, Emilie Cerruti, Mika Yoneyama,
Camille Lebesgue, Elena Kotsyubira, Lucie Peixoto
Les 6 Jeunes gens : Vladimir Korec, Istvan Martin, Brice Asnar,
Walter Maimone, Nicolas Rombaut, Philippe Solano
Les 10 Adultes : Felice Barra, Guillaume Debut, Ludovic Dussarps, Kase Craig,
Alvaro Rodriguez Piñera, Guido Sarno, Frédéric Vinclair,
Marc-Emmanuel Zanoli, Davit Gevorgyan, Franck Julien
Ballet de l'Opéra National de Bordeaux
Orchestre National de Bordeaux-Aquitaine
Dir. Paul Connelly
Dimanche 18 octobre 2009, Grand Théâtre de Bordeaux
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