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critiques et comptes rendus
Bayerisches Staatsballett (Munich)

13 octobre 2009 : 100 Jahre Ballets Russes (Les 100 ans des Ballets Russes)


lucia lacarra et marlon dino dans scheherazade
Lucia Lacarra (Zobeïde) - Marlon Dino (L'Esclave doré) dans Schéhérazade (chor. Michel Fokine)


En ce mardi 13 octobre 2009, le Bayerisches Staatsballett reprenait pour la deuxième année consécutive sa soirée 100 Jahre Ballets russes, conçue comme un hommage à cette vague de nouveauté chorégraphique qui déferla sur l’Europe en 1909, hommage doublé d’une réflexion sur les héroïnes « pathétiques » du ballet classique.

Cette date marquait également le grand retour de l’étoile Lucia Lacarra, tenue plusieurs mois éloignée de la scène pour cause de blessure. Interprétant le rôle principal de Schéhérazade, le célèbre ballet de Fokine (représenté sur la scène du Nationaltheater de Munich dans une scénographie aussi proche des origines que possible), elle a su rassurer ses admirateurs par une danse assurée et maîtrisée sans difficultés visibles ; quant à sa technique toujours excellente, elle vient compléter une présence en scène à la force émotionnelle indéniable, notamment vers la fin du ballet : lorsque Zobéide apprend la mort de son amant, le désespoir sincère et juste qui semble envahir Lucia Lacarra franchit aisément le « quatrième mur » séparant les danseurs du public. L’étoile rompt ainsi avec le jeu quelque peu détaché – le public peinant alors à concevoir l’ampleur de la passion dévorante de Zobéide pour l’Esclave doré – qui caractérisait son partenariat pourtant complice avec l’impressionnant Marlon Dino. La danse puissante et la carrure imposante de ce dernier lui permettent d’offrir une interprétation sauvage, sensuelle, mais jamais racoleuse du rôle créé par Vaslav Nijinski. A noter également la force de sa présence (imposée dès son entrée fracassante) et la qualité de sa saltation, aux sauts d’envergure et aux réceptions moelleuses, qui participe à la dimension féline de ce personnage, bienvenue face à la séduction envoûtante de la reine du harem.

lucia lacarra et marlon dino dans scheherazade
Marlon Dino (L'Esclave doré) - Lucia Lacarra (Zobeïde) dans Schéhérazade (chor. Michel Fokine)

Le corps de ballet de la compagnie bavaroise fut d’une assez belle facture, même si l’on pouvait remarquer çà et là quelques imprécisions et mauvais placements (en plus de la chute malencontreuse d’une jeune servante) ; on regrettera cependant un certain manque généralisé d’audace et d’effronterie qui n’aurait pas dépareillé – bien au contraire ! – dans cette peinture d’un harem aux mœurs légères.
L’on pourra appliquer le même commentaire aux les trois Odalisques qu’incarnaient soir-là Ekaterina Petina, Daria Sukhorukova et Zuzana Zahradnikova : la technique est précise, maîtrisée et incisive, les ensembles sont plus que corrects… mais les variations manquent d’un grain de folie sensuelle qui eût été ici approprié, absence soulignée par la précipitation parfois évidente des danseuses vis à vis de certains accents, ce qui ajoute dès lors une sécheresse perceptible à leur interprétation par ailleurs intéressante.

Paradoxalement, le travail de la compagnie paraît plus abouti dans Les Biches, de Bronislava Nijinska, une pièce de 1924 pourtant plus anecdotique, tant sur le fond historique que chorégraphique. Nous sommes loin des transgressions symboliques et si scandaleuses pour la vieille Europe qu’offrait L’Après-midi d’un faune ou même, à une moindre échelle, la Schéhérazade présentée en ouverture de cette soirée : en pleines Années Folles, la question est ici de savoir ce qu’il se passe entre les jeunes filles gentiment délurées et les trois athlètes qui surgissent dans cette maison très féminine comme des renards joueurs dans un poulailler plastiquement très élégant (les couleurs pastels de Marie Laurencin sont un plaisir pour les yeux).

lucia lacarra et marlon dino dans scheherazade 
Marlon Dino (L'Esclave doré) - Lucia Lacarra (Zobeïde) dans Schéhérazade (chor. Michel Fokine)

Cyril Pierre, Javier Amo Gonzalez (excellent) et Gregory Mislin étaient ce mardi les trois hommes de la situation, assumant avec brio le comique de la chorégraphie qui les faisaient fanfaronner en shorts bleus et socquettes blanches. Leurs pas de trois furent dans l’ensemble homogènes et les ensembles harmonieux, mais l’on pouvait déceler chez Cyril Pierre une certaine raideur dans les réceptions qui tranchait avec l’exceptionnel ballon de Javier Amo Gonzales ; le travail de la petite batterie (primordial pour les variations des trois athlètes) se voyait donc légèrement déséquilibré. Cyril Pierre regagnait cependant l’estime du public en se montrant un partenaire très attentif et précieux pour Daria Sukhorukova, la première soliste issue du Théâtre Mariinsky, qui faisait là des débuts très réussis dans le rôle de la Dame en bleu (en lieu et place de la française Séverine Ferrolier, annoncée dans un premier temps). La jeune femme fait preuve dans ce rôle d’indéniables qualités, révèle une paire de jambes de toute beauté, interminable et racée, et insuffle à ce personnage aux premiers abords très froid une noblesse et une majesté somptueuses, au travers d’une danse toutefois sobre et sans superflu. Contrepoint de cette Dame en bleu, la Maîtresse de maison incarnée par l’étoile brésilienne Roberta Fernandes délivre sur scène une folle énergie tout à fait à propos, faisant preuve de beaucoup d’allant, de dynamisme, voire même de « bagou » ; ce, malgré une chorégraphie quelque peu ingrate qui ne laisse que peu de place à la virtuosité ou même au lyrisme, qualités souvent fort appréciées du public.

Ilana Werner et Maira Fontes composent de très plaisantes Demoiselles en gris, complices et joyeuses. Les deux jeunes femmes font montre d’une technique très propre et d’un répondant quasi naturel, à l’entrain communicatif et souriant. De même, les danseuses du corps de ballet se jouent de ces Biches légères avec un plaisir visible, leur enthousiasme et le bon niveau général de la compagnie participant à la bonne humeur ambiante – ce qui aide à escamoter le manque de profondeur de la pièce (sans faire oublier cependant quelques approximations un peu gênantes lors de certains ensembles).

lucia lacarra et marlon dino dans scheherazade
Marlon Dino (L'Esclave doré) - Lucia Lacarra (Zobeïde) dans Schéhérazade (chor. Michel Fokine)

Pour clore cette soirée-hommage, le Ballet de Bavière propose Once upon an ever after…une pièce de Terence Kohler sous forme de bilan chorégraphique du travail classique, plus précisément une sorte de réflexion sur les héroïnes « pathétiques » des ballets canoniques : d’où notamment des citations et reprises des personnages d’Aurore, Giselle, Odette / Odile…

La pièce s’ouvre sur une introduction néo-classique sobre ; les danseurs sont en justaucorps noir sur fond noir, et se meuvent avec chacun une gestuelle différente, mais bien identifiable pour les balletomanes… ici nous avons les battements d’ailes d’Odette, là les ports de bras de Coppélia, ailleurs les mains croisées de Giselle, plus loin la pantomime d’Albrecht. Cette première scène annonce la couleur : Terence Kohler pose son sujet d’une manière simple, sans trop de prétentions apparentes, tout comme il le refermera dans le dernier mouvement.

Le premier personnage qui fait son apparition sur scène est – sans doute pas par hasard – Giselle, suivi de près par son amant. Ilana Werner interprète une jeune paysanne plutôt touchante, sincère dans une interprétation relativement épurée. Nul doute que la version classique pourra par la suite convenir à cette jeune membre du corps de ballet, surtout lorsqu’elle aura gagné en maturité. La chorégraphie reste assez simple, la seule difficulté à laquelle a été confrontée la danseuse a été d’arracher les pétales de sa marguerite sans trop d’encombres (le tissu étant visiblement trop épais pour pouvoir tirer délicatement dessus) ! Allen Bottaini est convaincant dans le rôle d’Albrecht, notamment lors de la scène suivante, lorsqu’il est tourmenté par des Wilis au look New-Age ; Myrtha est interprétée par une Roberta Fernandes aux airs de banshee échevelée, qui tire de nouveau sur la corde de la folie (une folie certes bien différente de celle des Biches) dans une chorégraphie essentiellement composée de courses. Cette vision de l’histoire de Giselle sera à peine plus longue, même si l’on recroisera le couple Giselle / Albrecht par la suite, et laisse une impression de superficialité… N’était-ce pas un peu trop facile de ne jouer que sur l’explicitation de la folie des Wilis, sans creuser plus avant ?

Cette impression de facilité subsistera tout au long de la pièce, malgré quelques trouvailles comiques – ah, cette Aurore aux jambes faibles qui réapprend à marcher après cent ans de sommeil ! – et une compagnie très en forme : le morceau de bravoure pastichant Balanchine est très bien assumé par l’ensemble de la troupe, qui se joue du tempo très rapide avec une vélocité d’exécution, une technique et une harmonie presque idéaux, même si on eût aimé voir plus d’insolence et de provocation dans les déhanchés (tout comme manquait cette pointe d’effronterie au tableau oriental de Schérérazade). Il est dommage que cette réflexion sur l’Héroïne ne s’aventure pas dans des sentiers un peu moins battus, et fait finalement preuve d’une timidité assez dommageable, cachée derrière des audaces scénographiques pas toujours très heureuses (pour l’exemple, les fleurs en néon représentant la forêt de la Belle au bois dormant donnent plus une impression de touche pop-art que d’un véritable postulat de recherche du décor).

lucia lacarra et marlon dino dans scheherazade
Lucia Lacarra (Zobeïde) dans Schéhérazade (chor. Michel Fokine)

Nour el Desouki tire son épingle du jeu grâce à son interprétation du Prince Désiré, tout à fait dans la lignée des princes classiques : les lignes sont belles, les intentions nobles et les gestes propres et assurés. L’on remarque aussi Marlon Dino, qui une fois de plus se montre excellent partenaire et fait honneur à son Odette, Daria Sukhorukova qui travaille le Cygne sous une forme très lyrique. Après avoir mis en valeur ses jambes dans le ballet de Nijinska, c’est cette fois son travail du haut du corps, notamment des bras (passage obligé pour toute danseuse se frottant au Cygne) sur lequel se concentre l’attention. Elle réussit l’épreuve avec un brio que l’on était en droit d’attendre d’une ancienne soliste du Théâtre Mariinsky, et nous offre une interprétation d’Odette délicate et fluide, à l’expressivité tout en retenue ; c’est à peine si l’on note de temps à autre une pointe de maniérisme dans le placement des mains. Face à elle, Odile est esquissée (Terence Kohler n’accorde qu’un temps très limité à la mise en place de ce personnage) par Elena Karpuhina, déjà remarquée dans le corps de ballet des Biches. Cette petite danseuse, dont le physique rappelle en plusieurs points celui d’Evgenia Obraztsova, ne démérite pas et dote son Cygne noir d’une technique alerte et d’une énergie ciselée, sans tomber dans la démonstration de sentiments.

Si le Bayerisches Staatsballett, avec son hommage aux Ballets russes, nous permet d’assister à une soirée tout à fait satisfaisante (et plus encore), l’on regrettera ces infimes détails qui auraient pu faire de cette soirée un moment véritablement enthousiasmant. On constatera cependant avec plaisir l’excellent niveau de la troupe, niveau qui ouvre un éventail non négligeable de possibilités chorégraphiques et qui montre que Londres, Paris ou la Russie ne sont pas les viviers privilégiés des grandes compagnies européennes.




Anna Imbert © 2009, Dansomanie





Schéhérazade
Musique : Nicolaï Rimsky-Korsakov
Chorégraphie : Michel Fokine


Zobeide : Lucia Lacarra
L'Esclave doré
:  Marlon Dino
Shahriar
: Cyril Pierre
Le Chah Zeman
: Norbert Graf
Premier eunuque
: Vincent Loermans
Les Odalisques
: Zuzana Zahradníková,  Daria Sukhorukova , Ekaterina Petina

Les Biches
Musique : Francis Poulenc
Chorégraphie : Bronislawa Nijinska


La Maîtresse de maison : Lucia Lacarra
La Dame en bleu
:  Marlon Dino
Trois Athlètes
: Cyril Pierre

Once Upon An Ever After
Musique : Piotr Ilitch Tchaïkovsky
Chorégraphie : Terence Kohler


Giselle : Ilana Werner
Myrtha 
:  Roberta Fernandes
Aurore
: Séverine Ferrolier
Variation II 
: Zuzana Zahradníková
Odette 
: Daria Sukhorukova
Albrecht 
: Alen Bottaini
Siegfried : Marlon Dino
Désiré 
: Nour El Desouki
Variation I 
: Lukáš Slavický
Rothbart : Vincent Loermans

Bayerisches Staatsballett
Bayerisches Staatsorchester
Dir. Valery Ovsianikov


Mardi 13 octobre 2009,  Nationaltheater, Munich


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