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Ballet Eifman (Ballet - Théâtre de Saint-Péterbourg)
14 novembre
2008 : Anna Karénine, au Théâtre André Malraux de Rueil-Malmaison
Le
Théâtre de Rueil-Malmaison accueillait récemment,
pour une unique représentation, le Ballet Eifman, avec
l’une des dernières créations de la compagnie, Anna Karénine, d’après le roman de Léon Tolstoï.
Bien que la troupe se produise régulièrement en France -
dans des lieux hélas pas toujours à la hauteur de sa
renommée internationale -, le Ballet Eifman de
Saint-Pétersbourg reste peu ou mal connu dans nos
contrées, peut-être parce qu’il résiste
invariablement aux étiquettes qu’on aime à
conférer ici aux artistes. Fondée en 1977 par Boris
Eifman, son directeur et unique chorégraphe, la compagnie
représentait alors, dans l'URSS de l'époque, une
volonté marquée d’indépendance artistique et
de rupture avec les règles strictes héritées de la
tradition académique russe. Pour un spectateur occidental, a
fortiori français, elle se pare toutefois d’une image bien
différente dont témoignent le langage et le style
développés au travers des chorégraphies
qu’elle possède à son répertoire.
Etrangère aux errements d’une certaine danse
contemporaine, délibérément coupée de toute
histoire et de toute tradition, et aboutissant à l’aporie
ultime de la "non-danse", la compagnie de Boris Eifman, en dépit
d’un style unique et très personnel, aurait ici presque
des airs de compagnie de ballet classique. Les danseurs sont tous issus
des meilleures écoles de danse académique russes,
l’exigence physique, technique et théâtrale y semble
poussée jusqu’à son paroxysme, la forme du ballet
narratif enfin, tout en explorant de nouvelles voies, s’impose
comme l’une des assises principales du travail
chorégraphique de Boris Eifman.

Anna Karénine (chor. Boris Eifman)
Anna Karénine,
ballet créé en avril 2005 à
Saint-Pétersbourg, paraît à cet égard tout
à fait emblématique de la manière d’Eifman.
Le sujet en soi n’est pas neuf, et le roman de Tolstoï avait
donné lieu précédemment à une
célèbre adaptation chorégraphique montée au
Bolchoï en 1972 par Maïa Plissetskaïa sur la musique de
Rodion Chédrine, ou encore à une version plus
récente, signée Alexeï Ratmansky,
chorégraphiée pour le Ballet Royal du Danemark en 2004.
En reprenant la source intarissable des histoires et des passions
russes, Eifman réaffirme un goût marqué pour les
sujets nationaux en même temps que pour les récits
porteurs en creux d’un drame psychologique. C’est du reste
cet aspect-là du roman qui est mis en valeur et exploité
dans son adaptation chorégraphique. Loin de proposer une
illustration fidèle et réaliste de ce roman-monde, autant
que roman-monstre, qui multiplie les personnages et les
événements, Eifman refuse de céder au pittoresque
décoratif de l’adaptation romanesque et se concentre
exclusivement sur l’expression de la passion au travers de la
peinture de la relation adultérine entre Anna et Vronsky. Le
ballet fait alterner, tout au long de ses deux actes, les scènes
intimes – solos lyriques et pas de deux expressionnistes mettant
aux prises les héros du drame -, et les scènes
d’ensemble, où l’on retrouve un corps de ballet
chargé le plus souvent d’incarner collectivement une
société conventionnelle qui rejette une passion
hors-norme. La dimension symbolique et psychologique du drame est ainsi
toujours privilégiée par rapport à l’aspect
strictement factuel de l’intrigue. Sur le plan musical, la
recherche du symbolisme au détriment d’un certain
réalisme narratif est perceptible au travers de la partition
illustrative, constituée d’un collage de diverses
pièces de Tchaïkovsky. Le recours notamment au poème
symphonique Francesca da Rimini - avec sa référence à l’héroïne adultérine de l’Enfer de Dante -, associé à l'ouverture-fantaisie Roméo et Juliette et à la Symphonie n°6 "Pathétique"
n’a évidemment rien d’innocent, les trois partitions
fonctionnant aussi comme des leitmotivs symboliques et fortement
évocateurs à l’échelle de l’oeuvre.
L’œuvre d’Eifman s’ouvre, au son de la Sérénade pour cordes(qui
rappelle un autre fameux ballet), sur l’image du fils
d’Anna, vêtu d’un costume marin, jouant sous les yeux
de sa mère avec un train miniature, motif récurrent
annonciateur du dénouement tragique, tandis que le drame de la
passion est exposé dès le second tableau, une
scène de bal au cours de laquelle a lieu la rencontre amoureuse,
soudaine et fatale comme il se doit. Le trio tragique se met en place,
théâtralisé à outrance par un mouvement qui
conduit alors inexorablement, dans une atmosphère d'une
obscurité grandissante, Anna vers Vronsky, tout en
l’éloignant de Karénine. Tout le ballet est dans ce
triangle amoureux qui se resserre jusqu'à l'issue fatale, toute
sa force réside en lui, et à cet égard, on pourra
regretter que les tableaux d’ensemble, visuellement très
réussis malgré une scène étroite et peu
profonde, guère apte de ce fait à les mettre en valeur,
soient réduits à une simple fonction décorative et
esthétique, ressassant au fond le même message quelque peu
stéréotypé sur la pesanteur des conventions
sociales et l’oppression de l’individu par la
collectivité. Le leitmotiv narratif et symbolique de la danse
macabre, utilisé dès la scène de bal inaugurale,
puis repris de manière parodique et grinçante dans le
deuxième acte, sous la forme d'une inquiétante fête
vénitienne, souligne toutefois la solidité de la
construction chorégraphique, en même temps qu'il se
révèle d'une belle efficacité spectaculaire et
dramatique.
Anna Karénine (chor. Boris Eifman)
Les
pas de deux, nombreux, enflammés jusqu’aux limites de
l’érotisme scéniquement représentable,
rythment la narration et constituent au sein du ballet des moments de
tension dramatique en même temps que des sommets
chorégraphiques, d’une exigence inouïe tant du point
de vue technique et physique que du point de vue de
l’expressivité théâtrale. La
sensualité et l’érotisme des situations sont
cependant constamment mis à distance :
l’élégance hiératique des danseurs y est
pour beaucoup, conjuguée à la stylisation et à la
recherche d’abstraction qui président à
l’écriture chorégraphique. Si un nom vient
immédiatement à l’esprit, bien que l’on
perçoive ici les choses de manière encore plus
paroxystique, c’est peut-être celui de Kenneth MacMillan,
dans l’œuvre duquel on retrouve le même
intérêt pour la psyché et les drames se jouant au
fond de l'intériorité humaine, et, sur le plan formel,
une virtuosité comparable dans les portés et les pas de
deux. Ceux-ci sont chargés, dans la chorégraphie
d’Eifman, non pas tant de "raconter" que de mettre en valeur les
affres de la passion, au point du reste de faire glisser
l’œuvre vers une forme d’abstraction psychologique.
Anna n’est alors plus Anna, mais bien l’essence universelle
de la passion, en tant que symbole de déraison,
d’enfermement et finalement de mort. La mise en scène du
suicide, dans l’obscurité et rythmée par le bruit
d’un train à vapeur, est en revanche d’une
sobriété, toute théâtrale, qui tranche avec
la sophistication, voire le maniérisme stylistique, des
différents tableaux qui précèdent. L’effet
en est alors d’autant plus saisissant.
Les interprètes d’Anna Karénine
n’ont probablement rien à envier aux étoiles des
plus grandes compagnies classiques, compte-tenu de surcroît du
caractère virtuose et expressionniste de la chorégraphie
d’Eifman. Les corps longilignes des danseurs, sinueux, flexibles,
plastiques, et naturellement lyriques – en un mot tellement
russes – sont du reste sublimés par les costumes sobres et
élégants, à l’esthétisme
étudié, de Viacheslav Okunev, dont le travail est
d’évidence très éloigné de toute
recherche de pittoresque. Parmi les solistes, Nina Zmiievets dans le
rôle-titre montre une présence saisissante et une
puissance dramatique qui ne faiblit pas un seul instant. Outre un
physique impressionnant - à l’image du reste de tous les
danseurs de la compagnie -, elle possède le tempérament
de feu qui sied à l'héroïne de Tolstoï,
allié à une allure d'une froide élégance,
qualités qui lui permettent de transcender à la fois
l’érotisme suggéré par les duos et la
trivialité des situations qu’Eifman choisit de mettre en
scène, qui pourraient faire de cette adaptation
chorégraphique une œuvre sinon racoleuse, du moins quelque
peu démagogique. Sergey Volobuiev incarne de son
côté un Karénine mélancolique et
désespéré, dont la relative ressemblance physique
avec Oleg Gabyshev en fait une sorte de double inversé, ou de
double de l’ombre, du lumineux et charismatique Vronsky.
Légers et athlétiques, félins et puissants, les
deux danseurs font successivement assaut de virtuosité. Le corps
de ballet enfin est un miroir collectif de ses solistes : d’un
investissement dynamique sans faille et d’une beauté
presque inhumaine.
Anna Karénine (chor. Boris Eifman)
Les partis-pris adoptés par Boris Eifman à
l’égard du roman de Tolstoï restent évidemment
discutables – mais quelle adaptation ne suscite pas de
légitimes réserves? –, et l’on peut bien
sûr penser qu’il en réduit singulièrement le
propos au point de n’en faire qu’un prétexte
à la mise en scène d’une danse expressionniste,
d’une théâtralité exacerbée, reprise
inlassablement, avec parfois les mêmes procédés,
d’œuvre en œuvre. Pourtant, bien au-delà de la
qualité de ses interprètes, le spectacle, porté
par la puissance d’un style personnel, résiste avec
éclat et jamais l’ennui ou l’impatience n’ont
le mauvais goût de pointer le bout de leur nez.
Décidément, que vous êtes loin, camélias
fanés et taffetas empesés !… La narration
n’apparaît pas ici comme un horizon sclérosant,
propice à un "kitsch" scénographique, mais plutôt
comme un principe architectural, dont le ballet, avec ses moyens
propres, cherche à mettre en valeur le caractère
symbolique et archétypal. Tout cela ressemble au fond à
une magistrale leçon de chorégraphie pour une
époque nostalgique du ballet d’action…
Sophia © 2008,
Dansomanie
Anna Karénine
Chorégraphie : Boris Eifman
Décors : Zinovij Margolin
Costumes : Viacheslav Okunev
Lumières : Gleb Filshtinsky
Effets spéciaux : Léonide Eremin
Anna : Nina Zmiievets
Karénine, son mari : Sergey Volobuiev
Vronsky : Oleg Gabyshev
Kitti : Ekaterina Zhigalova
Ballet-Théâtre de Saint-Pétersbourg (Ballet Eifman)
Théâtre André Malraux, Rueil-Malmaison
Vendredi 14 novembre 2008, 20h45
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