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critiques et comptes rendus
English National Ballet

25 octobre 2008 :
Manon à l'Hippodrome de Bristol

L’English National Ballet étrennait à Bristol sa nouvelle acquisition, la production du Ballet royal de Copenhague de Manon, de Kenneth McMillan. Pour cette entrée au répertoire, tous les solistes, à l’exception de Fabian Reimair, étaient en situation de prise de rôle : l'aventure était donc au rendez-vous. L’entreprise, délicate en terre britannique, était de rompre avec l’imaginaire collectif bercé de la production luxuriante du Royal Ballet de Nicholas Georgiadis (même si elle ne tourne pas en province), soutenu par la captation disponible en DVD avec Antony Dowell et Jennifer Penney.

Le style de Mia Stensgaard est très représentatif des ambiances nordiques où le dépouillement, voire l’austérité, caractérisent les décors et les costumes : accessoires minimalistes (une gravure symbolisant la ville se déplace pour mettre à jour les différentes calèches, des panneaux sobres évoquent l’intérieur de Madame, l’ombre de la proue d’un bateau dépeint le port, des fumigènes sur la scène nue créent le marais), lumières primordiales mais très simples, couleurs sombres et très harmonieuses dans les costumes (à l'exception des filles colorées de Madame). L’accent est mis sur l’ambiance dramatique et non sur le détournement du regard. La scène paraît alors immense et la danse s’y déploie avec netteté.

Daria Klimentova et Friedeman Vogel dans Manon de Kenneth MacMillan
Daria Klimentová (Manon) - Friedemann Vogel (Des Grieux)

Comme dans les versions de Derek Deane et Rudolf Noureev du Lac des Cygnes, Manon comporte au premier acte, une redoutable variation masculine, un challenge qui peut permettre au danseur de s’imposer – ou d’échouer. Le solo de la séduction peut en effet se révéler totalement contreproductif et plonger dans la perplexité, mais Des Grieux n’est pas seul dans l’histoire, et les représentations vues ont pu faire bouillonner les esprits.

Arionel Vargas, dont c’était la prise de rôle le 25 octobre (il a dansé Lescaut le 23), n’est pas l’homme de ces variations malgré toutes les qualités de sa danse, aérienne et souple. Il est mis en difficulté dans les nombreux équilibres et changements de pied qui ponctuent ce solo et l’intensité de son jeu n’arrivent pas à effacer ces approximations. A l’inverse, Friedemann Vogel, danseur invité du ballet de Stuttgart, est l’homme de la perfection technique. Avec une stabilité phénoménale, la séduction ne repose plus uniquement sur le sourire (assez craquant quand même) de Des Grieux mais sur son assurance à déployer ses jambes, pourtant solides, de manière douce et gracile. Même s’il n’a pas les lignes élancées d’Edward Watson, au Royal Ballet, le style élégant de Friedemann Vogel, pose un Des Grieux charmeur et sûr de lui. En revanche, et c’est en cela (outre sa musculature linéaire) que l’image d’Edward Watson reste ancrée comme modèle, il ne se sert pas de son corps et de sa danse pour faire passer des émotions et reste souvent trop (c’est un paradoxe mais dans cette variation c’est très important) collé à une musique parfois saturée de reprises qu’Edward Watson nourrit et que Friedemann Vogel se contente de souligner en en accentuant les défauts.


Daria Klimentova et Friedeman Vogel dans Manon de Kenneth MacMillan
Friedemann Vogel (Des Grieux)Daria Klimentová (Manon)

C’est l’un des défis des ballets narratifs - en particulier ceux où la musique n’a pas été créée pour l’occasion -, que de pouvoir à certains moments offrir le choix de suivre à lettre la partition  ou de la transcender ; Friedemann Vogel en a parfaitement les moyens, mais il n’en était qu’à sa deuxième représentation et le rôle va sans nul doute mûrir chez ce remarquable interprète. A Bristol, sa danse marquait trop les temps et en paraissait un peu sèche, un peu mécanique. Avec métier, Arionel Vargas a, lui, fait appel à sa souplesse en recherchant des coulés dans les enchaînements qui lui permettaient de diminuer son défaut de stabilisation et les effets de suspension que Friedemann Vogel expose à outrance dans sa maîtrise de l’apesanteur. Cette relative sécheresse, gênante dans ce solo, convient en revanche parfaitement à la suite de la caractérisation de Des Grieux, pris sans cesse dans des doutes sur la conduite à suivre vis-à-vis des situations dans lesquelles Manon le place, entre refus du compromis et amour fou pour celle-ci, entre colère, irritation et résignation avec Lescaut.

Cette variation qui ouvre sur la fuite des amoureux, laisse place au pas de deux de la «Chambre à coucher». Si elle met les deux danseurs dans des positions complètement différentes, elle est assez emblématique de la suite du ballet. Friedemann Vogel s’empare de la narration et sa Manon n’existe presque pas. Daria Klimentová a du mal à s’emparer du rôle, présente une Manon assez effacée, un peu en marge de l’histoire. Elle semble ne jamais pouvoir s’imposer, oscillant entre petite fille et grande dame, sans donner aucune chaleur au personnage, ce qui, aux côtés du Des Grieux de Friedemann Vogel, donne un couple qui manque sinon d’osmose, de ferveur.

Elena Glurdjidze dans Manon de Kenneth MacMillan
Elena Glurdjidze  (La Maîtresse de Lescaut)

A l’opposé, celui formé par Elena Glurdjidze et Arionel Vargas est exceptionnel. La ballerine n’a en effet pas raté sa première! D’emblée, elle capture Des Grieux en dansant une Manon généreuse et spontanée. Elle est absolument divine dans la scène de la séduction où, assise sur une chaise, elle vampe Des Grieux et fait presque oublier les approximations d’Arionel Vargas. Elle renverse ici le propos et réussit à accaparer l’attention. Elena Glurdjidze est une Manon glamour et tragique, très sexuelle et fascinante. Impossible avec elle de penser que Des Grieux puisse la quitter, tout devient claire et limpide, l’essence de l’histoire apparaît à chaque moment, dans sa façon de danser ou même simplement de bouger : elle est irrésistible! La scène envoûtante dans la maison de Madame où elle passe de bras en bras est totalement magique, l’attraction qu’elle provoque chez les hommes, évidente.

Elena Glurdjidze se révèle dans ce rôle une véritable tragédienne, bouleversante dans son amour comme dans ses penchants pour le luxe, hautaine chez Madame, simple avec Des Grieux, et perdue dans le troisième acte. Son combat contre le geôlier est d’un réalisme très prenant comme si les coups étaient réels. Cette générosité dans l’expression des émotions et des sentiments est parfaitement mise en perspective par Arionel Vargas dans les pas de deux qui sont très intenses et très fous, comme naturalistes. Dans la chambre à coucher, la caractérisation de leur spontanéité dans l’amour est parfaite, les portés expressionnistes complètement vécus et sublimés au point qu’on ne les remarque plus per se, n’étant que l’émanation d’une ardeur poussée à l’extrême. Les deux soufflent le feu et la passion, avec tous les débordements que cela peut générer, notamment des petits calages encore à perfectionner dans les réunions par terre, mais Elena Glurdjidze et Arionel Vargas ont fait monter l’émotion, là où Daria Klimentová et Friedemann Vogel ont montré de la perfection technique.

Fabian Riemair dans Manon de Kenneth MacMillan
Fabian Reimair  (Le Geôlier)

On retrouve un certain équilibre dans la scène finale du marais qui met en exergue les qualités dramatiques des deux danseurs, et la maîtrise de leur partenariat permet de rendre l’intensité de ce moment très poignant.

Tant d’émotion est mis en exergue dans une histoire très bien alimentée par les personnages annexes, un Lescaut dansé les deux fois par Fabian Reimair, en raison de la blessure de Dmitri Gruzdyev mais surtout la jubilatoire Sarah MacIlroy, impressionnante dans le rôle de la maîtresse de Lescaut. Elle a une nouvelle fois étalé la qualité de ses interprétations et se révèle une cocotte très juste face au brutal Lescaut, grâce à une danse puissante et assurée. Fabian Reimair est un Lescaut sombre et déterminé qui prend un peu d’humanité lors de la scène de la saoulerie et qui par sa méchanceté, offre une vision plus inexorable des décisions de Manon. André Portásió, le "grand méchant" (Carabosse, Rothbart, Canterville, etc.) de la compagnie serait sans doute très bien en Lescaut, même si en Monsieur de G.M., sa grâce et son physique parfait qui transparaissent derrière le maquillage le rendent particulièrement pervers alors que l’embonpoint et l’âge d’Antony Dowson, répétiteur de la compagnie, apportent de leurs côtés un ridicule parfaitement juste dans les situations où il se pâme sur les genoux de Manon par exemple.

Le corps de ballet qui s’emparait donc également du ballet, a encore manifesté une unité spectaculaire. Il est vrai que la chorégraphie n’est pas très exigeante comme dans les grands classiques, mais on sent à travers les brèves interventions, une habitude de danser ensemble qui cale très vite au mieux les difficultés. Voleurs du premier acte, avec notamment un remarquable Yat-sen Chang, ou prostituées chez Madame, l’ambiance tour à tour populaire ou gouailleuse est parfaitement restituée. James Forbat ou Nicholas Reeves sont délicieux en courtisans précieux et Daniel Jones en geôlier menaçant fait encore une incursion brillante dans les rôles de caractère.

La compagnie, qui alterne l’affiche avec La Belle au bois dormant (Georgiadis justement), prend un plaisir
très communicatif dans ce Manon, il apporte de l’air à un répertoire parfois un peu répétitif et nous offre en cette occasion une très grande réussite artistique.




Maraxan © 2008, Dansomanie



Manon
Chorégraphie : Sir Kenneth MacMillan
Manon :  Elena Glurdjidze (matinée) / Daria Klimentová (soirée)
Des Grieux : Arionel Vargas (matinée) / Friedemann Vogel (soirée)
Lescaut : Fabian Reimair
La Maîtresse de Lescaut : Sarah Mcllroy
English National Ballet 
Samedi 25 octobre 2008, Hippodrome de Bristol


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