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Ballet de Lorraine (Nancy)
24 octobre 2008 : Petites pièces de Berlin, de Dominique Bagouet, à l'Opéra de Nancy
L'art vivant qu'est la danse, pour construire un répertoire, vit de
transmission : on le sait bien pour le ballet classique, on y pense
souvent moins pour la danse contemporaine, parce qu'elle-même vit
souvent trop dans le présent pour se préoccuper de son avenir.
L'aventure des danseurs de Dominique Bagouet n'en est que plus
singulière, eux qui décidèrent, à sa mort en 1992, de se constituer en
association pour faire vivre ses chorégraphies.
Deux décennies se sont écoulées depuis la création des Petites
pièces de Berlin que le Ballet de Lorraine, avec l'aide des Carnets
Bagouet, a remontées pour l'ouverture de sa saison à Nancy, après avoir
présenté le spectacle à la Biennale de la Danse de Lyon puis à
Cherbourg : tous les modes de la transmission, d'interprète à
interprète, par la vidéo, par l'utilisation de la notation
chorégraphique. Ce mythe de la transmission est suffisamment fascinant
pour que le spectateur se pose constamment la question de ce qu'il voit
: la pensée de Bagouet dans sa pureté originelle, l'interprétation de
ses danseurs-transmetteurs, l'apport personnel des danseurs qui les
incarnent sur scène? Tout cela, sans doute, à la fois - la grande
réussite du spectacle confirme qu'il ne faut pas y voir l'usure du
temps qui passe, mais la vie propre d'une oeuvre qui doit à sa richesse
de continuer à vivre après la mort de son créateur.
Pour qui découvre à cette occasion, comme c'était notre cas, une œuvre
qui, abondamment filmée à l'époque, n'a pas bénéficié des honneurs du
DVD, la première impression qui se dégage de ces cinq courtes pièces
est sans doute une étonnante légèreté : on sourit souvent, on rit
parfois, mais on comprend très vite que cette légèreté est tout sauf
superficielle. Les intermèdes entre les pièces en sont certainement le
meilleur exemple : tandis qu'à l'aide de diables les danseurs
restructurent l'espace scénique en déplaçant les
banquettes-praticables, un danseur - Bagouet lui-même à la création,
l'excellent Christophe Béranger à Nancy -, avec force clins d'œil,
mimiques et gestes parodiques, entreprend d'occuper l'oeil du
spectateur : façade brillante derrière laquelle notre monde est
remodelé selon des règles que nous ne comprendrons jamais vraiment,
d'autant moins qu'on veut visiblement détourner notre attention de ce
qui se passe en arrière-plan - et voilà comment la structure faussement
rassurante de pièces structurées en trios, quintettes, nonettes, avec
l'apparent arbitraire de leur juxtaposition, se trouve finalement
porteuse d'une inquiétude diffuse.
Il ne saurait être question de narration ici, et pourtant les danseurs
donnent toujours l'impression d'incarner des personnages : cette
narrativité diffuse, qui peut faire penser à certaines œuvres -
postérieures - de Mats Ek (Appartement, A sort of)
et bénéficie grandement d'une bande sonore remarquable (Gilles Grand),
est autant un point de repère pour le spectateur qu'une perturbation de
sa perception, en rendant décidément incertaine toute notion
d'individualité. Personne n'est vraiment chez lui dans cet autre monde,
même si certains s'y adaptent avec plus de grâce immédiate - ou du
moins font mieux semblant de s'y retrouver. Prenons le mobilier, ces
banquettes qui structurent l'espace scénique tout en différenciant les
pièces : on passe beaucoup de temps assis dans ce spectacle, dans une
attente toujours tendue - on sait combien il est difficile d'attendre,
entouré d'étrangers, en tentant d'avoir l'air naturel sans même très
bien savoir ce qu'on attend...
Entre comédie parodique et colorée et pièce sur l'inquiétude du
monde contemporain, la pièce se joue donc sur le fil, avec un ton
indéfinissable à la séduction immédiate. Foin de la noirceur pleine de
bons sentiments chère à bien des chorégraphes contemporains : ici c'est
la danse qui exprime l'inquiétude, sous le voile de l'exercice de style
: vingt ans après, avec d'autres interprètes, un autre public, vingt
ans d'évolution d'une scène contemporaine toujours plus riche, la
personnalité exceptionnelle du chorégraphe Bagouet continue à frapper
le spectateur, à tel point qu'on hésite ici à parler d'hommage à
Bagouet, tant le terme implique un retour vers le passé qui est
intimement opposé à la vie qui déborde de ce spectacle.
Que penser de l'interprétation des danseurs du Ballet de Lorraine?
Pour qui a pu voir la troupe de Bagouet dans cette pièce, le jeu des
comparaisons est certainement une tentation irrépressible ; dans le cas
contraire, on apprécie une troupe qui frappe par sa variété, ainsi des
interprètes du Trio dont les décalages font merveille dans cette pièce
qui est certainement un des sommets du spectacle ; à défaut de pouvoir
dire si elle a le style Bagouet, on se dit que cette troupe a du style.
Diversité des physiques, souci constant de faire apparaître la
personnalité des différents interprètes, le tout illuminé par une
vivacité, une sorte d'immédiateté dans l'engagement physique demandé
par la chorégraphie : on ne peut s'empêcher de penser que bien des
compagnies classiques s'essayant au contemporain pourraient y puiser
maint enseignement...
Dominique Adrian © 2008,
Dansomanie
Les Petites pièces de Berlin
Chorégraphie : Dominque Bagouet, remontée par Sylvie Giron
Musique : Gilles Grand
Décors : William Wison
Costumes : Dominique Fabrègue - William Wilson
Ballet de Lorraine
Vendredi 24 octobre 2008, Opéra de Nancy
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