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critiques et comptes rendus
English National Ballet

Du 02 au 05 juillet 2008 : 
Festival Ballet au Royal Festival Hall

Festival Ballet fêtait le retour de l’English National Ballet au Royal Festival Hall qui lui fut jadis associé lorsque la compagnie s’appelait encore London Festival Ballet. Cette triple affiche pariait sur la diversité avec, pour débuter, A Million Kisses to my Skin, une chorégraphie de David Dawson dynamique et jouissive, très moderne tout en utilisant un vocabulaire classique dépouillé et régénéré dans une construction étourdissante sur le Concerto n°1 pour clavier et orchestre en ré mineur, puis, un opus plus lent et plus sombre de Wayne Eagling - des impressions et sentiments retenus sur les Rückert Lieder de Gustav Mahler chantés par Elizabeth Sikora -, et, pour terminer, l’hommage à l’académisme avec Etudes d’Harald Lander, l’une des signatures de la compagnie.

Mais diversification ne signifie pas antinomie et les deux premiers ballets ont un parti pris esthétique qui rejoint un peu la perfection stylistique et la composition carrée du dernier. Les scénographies sont très travaillées et la succession de tableaux dessinés au millimètre d’Etudes répond parfaitement aux courses folles organisées dans le moindre détail d'A Million Kisses ou les déplacements raisonnés de Resolution.

Jenna Lee dans A Million kisses to my skin, chor. David Dawson 
Jenna Lee dans A Million kisses to my skin, chor. David Dawson

Le carré de sol blanc cerné de verticalité noire d'A Million Kisses accueille des danseurs en blanc qui se jouent des lumières à l’horizontale en détachant leur silhouette sur le fond noir, ou en projetant à la verticale leur ombre sur le sol. Ils ne sont que vitesse et lyrisme, dans une démonstration de vélocité - et par conséquent de virtuosité - et une recherche frénétique du mouvement perpétuel, incarnation de l’hésitation, de l’accord ou du refus, les corps se joignant et se repoussant. Un passage lent central oppose à ce tourbillon enivrant une douceur suave, comme un ralenti des mouvements précédents, plus lisibles. Les ombres se meuvent fébrilement comme à la poursuite de leurs propriétaires, démultipliant les effets. Thomas Edur et Agnes Oaks irradient un lyrisme absolu dans leur partenariat fusionnel et d’une perfection glacée, avant d’être rejoints par leurs "faux doubles", Elena Glurdjidze et César Morales, dans un jeu de synchronies et d’asymétries, puis enfin, par le troisième couple, Erina Takahashi et Fernando Bufalá pour la première, Anton Lukovkin pour les autres représentations.
La dynamique du ballet repose sur de constants mouvements, relancés par des successions de mini voire micro tableaux avec des sorties et entrées de scène spectaculaires. Il y a une très belle distribution des partenariats, entre les danseurs et danseuses, du solo au trio en passant bien sûr par les traditionnels duos et mouvements de groupe, en particulier un sextuor de femmes très brillant, dans tous les sens du terme.
 

Erina Takahashi dans A Million kisses to my skin, chor. David Dawson
Erina Takahashi dans A Million kisses to my skin, chor. David Dawson

Le malaise de Fernando Bufalá le soir de la première, après la blessure de Dmitri Gruzdyev, a malheureusement entamé l’intégrité du ballet pour les soirées suivantes, Anton Lukovkin appelé à le remplacer le matin de la deuxième représentation n’ayant pu répéter assez longuement. Ce ballet étant excessivement  demandeur en matière de placements, de coordination et de désynchronisation savante, il entraîne une exigence ultime pour les partenariats, les accroches entre les danseurs se devant d’être extrêmement millimétrées dans l’espace et dans le temps. Ainsi, certaines apparitions du troisième homme ont été supprimées, notamment le frénétique trio masculin, réduit à un duo entre Thomas Edur et César Morales, qui clôt le premier mouvement de la partition de Bach. En revanche, Thomas Edur a parfois effectué les parties de son cadet lorsque sa propre présence n’était pas nécessaire sur scène. Cette entaille à l’œuvre n’était cependant pas visible pour qui ne connaissait pas le ballet, la maestria des danseurs et la profusion de pas jubilatoires ayant pallié les mouvements absents.

Daria Klimentova dans A Million kisses to my skin, chor. David Dawson
Daria Klimentova dans A Million kisses to my skin, chor. David Dawson

Le ballet se sert à merveille des individualités présentes : la souplesse et la vitesse de César Morales, la puissance et l'abattage d'Asta Bazevičiũte, Jenna Lee ou Laura Bruña - grandes danseuses qui impressionnent dans les grands jetés et les pirouettes -, la dynamique électrique d'Elena Glurdjidze ou la précision d'Erina Takahashi.

A Million Kisses to my Skin fait appel aux ressources ultimes des danseurs et a le charme fou des moments enivrants où le risque de la rupture absolue déclenche l’adrénaline chez le spectateur. Point de danger ici, mais des conduites aux frontières du possible, des mouvements où le centre du corps devient un objet laxe piloté par des membres inférieurs et supérieurs très marqués dans des hyper-extensions, des envolées dans certains portés - rares d’ailleurs, sauf dans le mouvement lent -, des pirouettes ultra-rapides, une recherche d’angles et de moments d’équilibres saisissants, soulignés esthétiquement par un très beau travail du haut du corps. Le ballet ne frôle jamais l’anarchie, car à chaque fois que les mouvements sont au comble de l’exaltation, David Dawson y réinsère de la synchronie, en particulier par les bras et les alignements, ce qui est très spectaculaire. La musique de Bach, nourrie sans cesse par un orchestre très mordant, contribue à faire monter tension et excitation, la chorégraphie dialoguant avec elle étroitement pour la nier ou l’épouser, comme elle joue de l’hésitation dans les rapports entre les danseurs. L’équilibre entre la frénésie des mouvements et leurs soudaines synchronies, ou tout simplement l’immobilisation des danseurs relance constamment le ballet, les pirouettes courant après le piano, les sauts des danseurs sur les envolées de violons... Cette pièce de David Dawson est un des plus grands frissons du ballet contemporain.

Adela Ramirez et James Forbat dans Resolution, chor. Wayne Eagling
Adela Ramirez et James Forbat dans Resolution, chor. Wayne Eagling

Resolution est l’inverse de la jouissance procurée par l’œuvre de David Dawson. La création de Wayne Eagling est un ballet hermétique, surtout si l’on n’accroche pas aux lieder de Mahler, car il colle parfaitement à cette musique et ne possède pas une expressivité indépendante de celle-ci. Le parti-pris esthétique est assez réussi : des costumes très élégants jouent sur le sombre et la transparence pour les jupes des femmes et les tee-shirts des hommes, tandis que les jambes voilées des filles et les bras nus des garçons apportent une touche de clarté dans la scénographie. Des rais de lumière très légers sur les danseurs tracent des impacts sur la scène plongée constamment dans une pénombre qu’accentue parfois des fumigènes (un peu trop sonores d’ailleurs, la musique de Mahler et le chant de la cantatrice étant parfois couverts).

Adela Ramirez et James Forbat dans Resolution, chor. Wayne Eagling
Adela Ramirez et James Forbat dans Resolution, chor. Wayne Eagling

Il est très difficile de chorégraphier sur une ambiance et Wayne Eagling échoue là où Christopher Wheeldon, par exemple, excelle à insuffler un contenu cohérent dans un cadre esthétique contraignant. Le choix de courts lieder rend la tâche plus compliquée étant donné que les changements de tableaux empêchent le spectateur de s’installer dans le ballet. Il n’y a pas de force conductrice et peu de lyrisme dans une chorégraphie axée sur les placements et d’innombrables portés modernes, dont certains déjà très vus… Peut-être y a-t-il une profusion inutile de pas, car la musique appelle plutôt à la rareté, à l’espace, voire au vide. Dans cette ambiance, les galipettes de Medhi Angot sont hors de propos.

James Forbat, Fernanda Oliviera et Young Jae Jung dans Resolution, chor. Wayne Eagling
James Forbat, Fernanda Oliviera et Young Jae Jung dans Resolution, chor. Wayne Eagling

Le ballet commence sur un quatuor féminin qui constitue peut-être le mouvement le plus réussi, avec des attitudes et des synchronies élégantes et simples. Puis, les couples se forment, le nombre de mouvements s’intensifie, et même le pas de deux central réunissant Begoña Cao et Arionel Vargas échoue à communiquer quoi que ce soit.
Le pas de trois masculin qui termine l’œuvre voit Medhi Angot trituré sous toutes les coutures par Zhanat Atymtayev et Arionel Vargas. Il saura désormais ce que c’est qu’être une ballerine dans nombre de ballets contemporains, car il pose rarement le pied à terre - et rarement de manière autonome -, et se retrouve constamment en l’air, dans des portés pas toujours très réussis sur un plan esthétique. L’ensemble est très oppressant, et si Wayne Eagling, qui a  expliqué par ailleurs que cette partie lui a été inspirée par une maladie entraînant la dégénérescence musculaire, souhaitait instaurer ici le malaise, il engendre plutôt le scepticisme.

Etudes doit être pris pour ce qu’il est, une construction de pas classiques sans grand intérêt artistique, mais qui, après Resolution, apparaît comme un élément de clarté et de jubilation… Le crescendo dans le spectaculaire fonctionne parfaitement et la compagnie se montre très au point dans l’exécution.

Zdenek Konvalina, principal au Ballet National du Canada, appelé à la dernière minute pour remplacer Dmitri Gruzdyev afin que Fernando Bufalá ne fasse pas toutes les représentations, a dû également pallier la défection de ce dernier, et danser tous les soirs aux côtés de César Morales, l’incontournable pirouetteur, et Arionel Vargas, le danseur romantique. Ayant fait cette saison ses débuts dans Etudes au sein de sa compagnie d’origine, il était donc porteur d’une fraîche expérience des exploits techniques requis pour l’occasion.

Zdenek Konvalina dans Etudes, chor. Harald Lander
Zdenek Konvalina dans Etudes, chor. Harald Lander

Zdenek Konvalina a fait une apparition londonienne très réussie, mais il avait la redoutable tâche de se produire sur scène aux côtés de César Morales, et Etudes sert au mieux la haute technicité et la précision du danseur de la compagnie. César Morales est une plume dont la danse irradie une fluidité parfaite, il trace de l'art sur un sol qu'il semble survoler et Zdenek Konvalina a paru un peu terrien face à son partenaire, doué il est vrai d’une élévation et d’un ballon des plus spectaculaires. Thomas Edur a sans doute renoncé à se comparer à lui dans un exercice où il n’avait déjà pas paru très à l’aise au printemps. Seul Dmitri Gruzdyev a le tempérament assez fougueux et le ressort dynamique que lui confère une technique très au point, pour diminuer l’effet dévastateur que produit celui d’évoluer dans la même sphère que César Morales, qui distille sa danse subtile avec une régularité de métronome. Zdenek Konvalina est donc un danseur élégant, mais beaucoup moins félin que César Morales, qui effectuait dans le ballet les tours et les pirouettes, tandis que les sauts étaient dévolus au danseur invité. Avec un peu plus de souplesse dans les réceptions et de liant dans les enchaînements, il aurait été parfait. Sa mazurka manquait également un peu de jubilation, à l’opposé des tours à la seconde et des fouettés exécutés par César Morales, qui ont chaque soir déclenché l’extase dans la salle, en particulier le soir où les grands élèves des écoles de danse de la capitale étaient présents.

Suite aux remaniements de distribution, Zdenek Konvalina a donc eu la surprise d’avoir comme partenaires Elena Glurdjidze et Sarah McIlroy, alors qu’il n’était prévu au départ qu’il ne danse qu’avec Daria Klimentová et Erina Takahashi. Les interactions ne sont pas nombreuses, puisque le danseur romantique est Arionel Vargas pour toutes les représentations, mais toutes ces danseuses possèdent des personnalités et des gabarits différents, ce qui pour lui ajoutait une pression supplémentaire. Les jeunes femmes ont su cependant le mettre à l’aise et rayonner à ses côtés, notamment le soir de la Première où Fernando Bufalá a déclaré forfait à quelques minutes de l'entrée en scène, alors même que Zdenek Konvalina n’était pas supposé pas danser avec Elena Glurdjidze.

Arionel Vargas, lui, connaît ses ballerines et sa participation, dans le rôle du danseur romantique, est irrésistible de douceur et de légèreté, malgré son grand gabarit et son mime exemplaire.


Strictly Gershwin English National Ballet
Elena Glurdjidze dans Etudes, chor. Harald Lander

Trois ballerines se sont donc succédé dans Etudes et leurs qualités très différentes ont enrichi le plaisir de les voir croiser leurs talents. Sarah McIlroy, peut-être la plus concentrée sur un plan technique, s’approprie parfaitement son rôle de démonstratrice, certaines attitudes sont impérieuses, grâce à une envergure sereine, un port altier, et un travail du haut du corps superbe. Elle est, tout comme Elena Glurdjidze, très à l’aise dans les passages avec les garçons auxquels elle ne cède en rien en matière de dynamisme et de puissance. Erina Takahashi se montre la plus délicate parmi ces ballerines et elle excelle dans le pas de deux romantique. Elle vole littéralement dans les bras d’Arionel Vargas, puis ensuite dans ceux de César Morales, tandis que le solo sur pointe, d’une rare perfection, révèle une légèreté et une précision qui sont un régal. Il est parfois difficile dans les ballets de trouver une raison à l’exécution de ces séries sur pointe - vraiment limite - qui tuent souvent la cohésion dramatique de l’histoire, mais dans Etudes, elles trouvent leur justification. Elena Glurdjidze se montre également très spectaculaire dans cet exercice, mais son travail est beaucoup plus en force, alors qu’Erina Takahashi vit sa danse avec légèreté, communiquant un plaisir visible. C’est elle qui s’affirme sans conteste comme la Prima Ballerina de ces représentations.

Le Corps de ballet de l'English National Ballet dans Etudes, chor. Harald Lander
Etudes, chor. Harald Lander

Comme la saison assez brillante de la compagnie l’a montré, le corps de ballet se révèle particulièrement en forme. Il a parfaitement maîtrisé les difficultés de synchronisation d’ Etudes, tout comme il a merveilleusement rendu son esthétique. On ne peut pas évoquer ce ballet sans parler de ce qui fait l’existence même d’une grande compagnie, en l’occurrence un corps de ballet cohérent et lumineux, chez les filles comme chez les garçons. C’est actuellement l’une des caractéristiques de l’English National Ballet. Certes, il travaille sur un répertoire limité, mais il possède cette qualité de présenter constamment un groupe de danseurs de haute tenue.



Maraxan © 2008, Dansomanie



A Million Kisses to my Skin
Asta Bazevičiũte (2 & 3/07), Jenna Lee (4 & 5/07), Laura Bruña Rubio, Elena Glurdjidze, Daria Klimentová, Agnes Oaks, Erina Takahashi
Fernando Bufalá (2/07), Anton Lukovkin (3-4 & 5/07), Thomas Edur, César Morales


Resolution
Begoña Cao, Fernanda Oliveira, Adela Ramirez, Adrienne Schulte
Medhi Angot, Zhanat Atymtayev, James Forbat, Young-Jae Jung, Arionel Vargas


Etudes
Elena Glurdjidze (2/07), Sarah McIlroy (3 & 5 /07 matinée & 4/07), Erina Takahashi (3 & 5/07 soirée)
Zdenek Konvalina, César Morales & Arionel Vargas


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