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critiques et comptes rendus
English National Ballet

Du 13 au 22 juin 2008 :
Strictly Gershwin, de Derek Deane, au Royal Albert Hall

Parler de Strictly Gershwin, la nouvelle production in-the-round de l’English National Ballet, ce serait dans l’idéal avoir la capacité d’appréhender un monde artistique dans toute l’étendue de son vaste horizon, ce serait aussi pouvoir apprécier une musique spécifique et ancrée dans une époque, des modes d’expression divers porteurs de marques socioculturelles, tout en sachant évaluer la capacité à restituer une ambiance qui n’est plus. Sinon, la question qui se pose est : une compagnie classique de ballet peut-elle donner un spectacle sur une musique de Gershwin? Derek Deane sait, depuis le Melody In the Move de Michael Corder, que les danseurs de la compagnie ont le « groove » ; la réponse est donc certainement oui - bien que cela paraisse compliqué -, mais sans doute pas dans les contours abordés au Royal Albert Hall par le chorégraphe. On s’interroge d’abord sur le besoin de s’entourer de «divertissements divertissants» : s’il ne s’agit pas de convoquer la grande messe pour une «exceptionnelle extravaganza», peut-être est-ce pour faire découvrir le ballet à un plus large public - mais là, c’est un échec si l’on observe les comportements des spectateurs parlant et baillant pendant les intermèdes classiques –  à moins que le but ne soit, plus prosaïquement, de remplir le Royal Albert Hall et de réunir des fonds…

Strictly Gershwin English National Ballet 
 
Quoi qu’il en soit, le rendez-vous annuel au Royal Albert Hall dans les luxueuses élucubrations «in-the-round» de Derek Deane a cette année tourné à l’ennui. Peut-être est-ce un effet de génération ou simplement d’habitude, mais si le ballet est quelquefois délicieusement glacé dans un hiératisme d’un autre âge, il n’en demeure pas moins dangereusement hermétique à certains modes d’expression, même s’il dispose par ailleurs d’un vocabulaire d’entrée qui facilite le passage entre les vagues musicales. Or, le pari n’a pas été poussé à l’extrême, et en s’entourant de diversions, la pure essence du ballet s’en trouve atteinte, diminuée par la mise en exergue d’une précision et d’une clarté singulières au milieu d’une profusion d’effets superflus qui, en offrant un accès facile, singularisent le plus abscons. Le traitement des lumières est à cet égard très significatif : les danseurs évoluent souvent dans la pénombre et les visages des solistes fixés dans des halos de lumière soulignent plus des attitudes que des mouvements. De plus, faire reposer l’ensemble sur la musique de Gershwin comme élément fédérateur aurait nécessité peut-être des choix sonores plus homogènes, mais surtout une implication plus dynamique (plus interactive) de l’orchestre ou du pianiste solo, autre invité de marque. Or, les musiciens sont loin, loin des danseurs, loin des spectateurs… et la musique reste une annexe au visuel qui n’offre pas la continuité dramatique nécessaire pour vraiment tenir le public en haleine deux heures et demi durant.

Strictly Gershwin English National Ballet

Derek Deane est sans doute sincère, mais in fine, le grand spectacle attendu fait quand même un peu cheap, à l’image des projections de photos évoquant les maîtres et leurs muses sur des écrans géants pendant les performances. La chanteuse est, paraît-il, une légende… Emergeant comme d’outre-tombe dans un halo de strass, isolée, elle n’est clairement pas de la fête, sursautant même lorsque Friedemann Vogel lui propose son bras pour la conduire au centre de la scène, comme s’il avait envahi son espace… Les danseurs de claquettes ont l’air sympathiques mais ne sont pas si exceptionnels que cela et, lorsque la compagnie délivre elle-même une version de "Lady Be Good" tout aussi honorable que celle des spécialistes invités, leur présence laisse perplexe. Surtout, les deux danseurs de salon sont hors contexte, car lorsqu’on leur fait côtoyer l’excellence, ils n’existent tout simplement pas. Sans juger de leurs qualités dans cette discipline, ils ont échoué à provoquer l’admiration - ne serait-ce qu’en faisant reconnaître leur spécificité -, et par là même à justifier leur présence dans le spectacle.

Strictly Gershwin English National Ballet

Est-ce par impossibilité de se dégager de son hexis corporel, ou bien Derek Deane a-t-il voulu que cette différence danseurs classiques / danseurs de salon se perçoive dans la succession des numéros ? Nous les danseurs de ballet, gracieux, minces, précis et classieux, eux les entertaineurs, brusques, épais, patauds et un rien vulgaires ? Ou bien, nous les entertaineurs, vifs, brillants, dilettantes et généreux, eux les danseurs de ballet, sérieux, linéaires, sobres et coincés ? Bref, les deux mondes ne se mélangent pas et la vision frontale de Daria Klimentová en tutu au bout des bras de Dmitri Gruzdyev laisse planer dans le camp des balletomanes une ombre d’infinie majesté au milieu de la scène lorsqu’elle contemple les autres couples prosaïquement terrestres dans le final de "’S Wonderful" Mais là où on aurait pu tirer parti des extrêmes, on se complait dans le juste milieu. Compromis ou manque d’inspiration ? Derek Deane ne montre pas beaucoup d’originalité dans ses pas de deux confiés pour la première à Thomas Edur et Agnès Oaks - les danseurs principaux invités mais "résidents" de la compagnie - ou à Friedemann Vogel, du Ballet de Stuttgart, partenaire tour à tour d’Elena Glurdjidze ou de Daria Klimentová. Guillaume Côté, du Ballet National du Canada, et Tamara Rojo - ancienne danseuse de la compagnie du temps de la direction de Derek Deane, maintenant au Royal Ballet -, ne sont pas mieux servis, même s’ils se voient attribuer les moments les plus classiques dans "An American in Paris" et surtout dans "Rhapsody In Blue".

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Les duos connus, ou improvisés pour l’occasion, restent cependant peu inspirés dans les passages classiques : "The Man I Love" n’est pas vraiment extraordinaire et il est surtout bien trop court pour installer une ambiance, même si l’on reconnaît l’osmose du couple phare de la compagnie (Thomas Edur/Agnès Oaks),   "Summertime", son pendant dans la deuxième partie, interprété par Daria Klimentová et Friedemann Vogel, est trop axé sur des portés et des attitudes peu originales, le vocabulaire classique ne se pliant guère que dans ses pas les plus convenus aux musiques choisies. Il manque ici et la profondeur et le raffinement, et à l’occasion des changements de distributions - les danseurs invités étant cette fois remplacés par les danseurs de la compagnie -, le spectacle, impersonnel, ne s’enrichit pas de nouvelles dimensions.

Strictly Gershwin English National Ballet

Peut-être est-ce plutôt dans les morceaux où la compagnie se meut en grappe que l’on retrouve un peu de ce qui fait le charme du ballet - mais sans être justement du ballet -, dans les gestes précis et synchronisés dans "Shall We Dance", écho de Fred Astaire et Ginger Rogers, mené par Elena Glurdjidze sur pointes et Friedemann Vogel - ou César Morales et Erina Takahashi en fin de semaine -, aux côtés d’un corps de ballet très extatique qui démontre qu’il n’est nul besoin d’être spécialiste de la danse  de salon pour faire swinguer une salle, ou encore dans le numéro de claquettes de Kerry Birkett et ses camarades, court mais efficace.

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Le spectacle est toutefois marqué par des changements de rythme annoncés d’emblée avec une classe d’environ dix minutes, clin d’œil triste à "Etudes"que la compagnie reprend la semaine prochaine au Royal Festival Hall de Londres. Le public, d’abord amusé puis médusé après s’être un peu chauffé avec l’introduction entraînante de l’orchestre, prend alors conscience de la réalité. Dans l’immense Royal Albert Hall, quinze couples de danseurs se livrent ainsi à une démonstration de leurs exercices quotidiens, d’abord au son du piano, dans un crescendo pas suffisamment rapide pour détendre l’atmosphère, et en rendent alors plus d’un perplexe. Même si l’idée d’imposer dès le début une ligne - ici, on est au ballet - pouvait séduire (les balletomanes), elle divise définitivement le public de manière pratique, comme la distribution l’avait partagé sur un plan conceptuel. Or, pour les amateurs de ballet, Derek Deane ne réussit pas à trouver le point d’achoppement même dans cette classe qui s’étire en longueur de barre sans barre et pratiquement sans milieu.

Strictly Gershwin English National Ballet

Les morceaux les plus longs – ceux qui pourraient faire entrer dans l’ambiance - sont un peu brouillons ("An American in Paris") ou trop peu dépourvus de la magie que l’on l’attendait avec la musique de "Rhapsody in Blue" et comme les lumières - plus recherchées dans cette partie - et les costumes l’appelaient. Il y a un petit goût d’inachevé dans cet opus où l’on remarque néanmoins le glamour absolu de Tamara Rojo au milieu des seize couples chargés d’occuper un peu la gigantesque arène en levant la jambe en cœur et en pirouettant de concert dans leurs somptueux atours. Mais il ne suffit pas d’offrir du luxe (les costumes sont très réussis) et du strass pour susciter l’intérêt et produire l’ambiance désirée.

Strictly Gershwin English National Ballet

Les danseurs sont souvent pris dans une course à la recherche de lignes et d’effets qui seront bien visibles de partout, ce qui nuit à la cohérence chorégraphique, par ailleurs un peu pauvre. Le pari de combler l’espace que cette immense arène dessine en permanence ne se gagne pas par le nombre, il devrait l’être par les émotions, la passion, la tension, le rythme, comme paradoxalement des ballets a priori peu adaptés à cette configuration in-the-round ont pu le faire par le passé, notamment Roméo et Juliette ou Le Lac des cygnes. Le corps de ballet masculin est ainsi particulièrement sous-employé au service d’une chorégraphie du reste très répétitive pour les jeunes femmes.

Strictly Gershwin English National Ballet

Seul "Rhapsody in Blue" offre tour à tour à Guillaume Côté ou Friedemann Vogel une occasion de briller, ce dernier peut-être un peu plus fluide et aérien avec Daria Klimentová comme partenaire. Friedemann Vogel est sans doute d’ailleurs le seul invité à avoir pu, grâce à une dynamique très extériorisée, imposer une réelle figure de soliste à travers les différents rôles qu’il a abordés. Il faut enfin souligner le bon esprit des danseurs de la compagnie qui, sur pointes, en chaussures à talons, en claquettes, ou même en rollers et à bicyclette, ont fait preuve d’une adaptabilité remarquable au service d’un spectacle en marge du répertoire.



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