Dansomanie : critiques
: Triple Bill au Royal Ballet
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Triple Bill au Royal Ballet
09 et 10 mai 2008 : Serenade, de George Balanchine, Rushes, de Kim Brandstrup et Homage to the Queen de Frederick Ashton au Royal Ballet
Serenade
est témoin d’une époque où l’on ne se posait pas trop de
questions sur les divertissements et leurs significations méta-sociales.
Serenade est un ballet sans
histoire, mais on ne peut s’empêcher de réfléchir à ce que l’on
voit, non pas tant qu’il soit ennuyeux - car c’est un ballet très
bien construit (même s'il est un peu redondant dans les pas retenus) et
très esthétique -, mais plutôt parce qu’il véhicule per
se des images datées.
Serenade rend surtout mal à l’aise en raison de ses clichés, de ses conventions : les deux coqs qui paradent au milieu de jeunes femmes énamourées n’ayant à s’occuper sur scène que de choisir l’élue. Le malaise va crescendo et les danseuses se précipitent sur le deuxième soliste qui ne sait plus où donner de la tête, alors qu’il essaie déjà de se partager à égalité entre deux des trois solistes féminines. Cela donne à penser aujourd’hui qu’il serait moins ridicule s’il partait avec l’autre mâle, et lorsque quatre autres compères se joignent à lui avec chacun deux partenaires aussi, c’en est presque trop! On suspecte presque ce bref intermède de ne servir qu'à introduire les hommes, chargés à la fin de porter la première soliste transformée en statue, et qui de femme devient objet. La première partie du ballet est moins datée avec des constructions scéniques très balanchiniennes même si les jeunes filles en tutus longs appartiennent déjà à un monde un peu révolu. Dans Serenade, les filles travaillent, construisent l’espace, verticalement et horizontalement. C’est très esthétique et moins maniéré que les chorégraphies plus tardives de Balanchine. Federico Bonelli et David Makhateli ne s’en sortent pas trop mal, en compagnie de Marianela Nuñez et Sarah Lamb, allant jusqu’à participer aux alignements de groupe ; puis, à la fin du premier tableau - cliché suprême -, la danseuse libère ses cheveux et les trois solistes apparaissent désormais la coiffure déliée, partie intégrante de la chorégraphie : cheveux courts interdits! On croit rêver… Le Royal Ballet n’avait pas dansé Serenade depuis longtemps : on comprend pourquoi.
. Rushes est un ballet semi-narratif, on y perçoit ce que l'on veut. Comme l’indique le sous-titre , tout y est fragment… et Kim Brandstrup ne verse pas dans le bavardage. Mais à l’inverse de Balanchine, qui construit des chorégraphies, lui s'attache davantage à la scénographie. L’origine et le thème du ballet se réfèrent au cinéma, qui imprègne l’œuvre. En s’emparant de fragments d’une musique de film composée par Prokofiev pour une œuvre qui n’a pas vu le jour, Kim Brandstrup imagine l’histoire d’un amour contrarié inspirée des brouillons de l’Idiot de Dostoïevski. Tout cela semble très intéressant mais malheureusement, l’œuvre reste assez superficielle dans beaucoup de parties.
La scène présente deux rideaux de fines bandes créant une transparence où les danseurs évoluent comme entre des écrans sur lesquels des projections diffuses ou des formes géométriques mises en valeur par l’éclairage, en rythmant le ballet. Les constructions géométriques qui offrent un cadre rigoureux aux mouvements plus abscons des danseurs sont très réussies, mais le jeu de passage entre les écrans ainsi formés, et notamment celui du premier plan, devient vite lassant, lorsqu’on devine le geste du danseur se préparant à l’écarter pour passer de l’autre côté, voire quelque peu raté, lorsque Leanne Benjamin manque de s’étrangler avec une bande, ou lorsque Carlos Acosta fait un nœud en lançant rageusement une chaise, unique mobilier de toute la première partie, en ruinant l’esthétique plane de l’objet.
Si l’enveloppe est somptueuse, le langage chorégraphique est plutôt limité. L’histoire est simple, même si quelques mystères demeurent, mis en exergue par la mise en scène. En fonction des distributions, Alina Cojocaru et Leanne Benjamin sont respectivement amoureuses de Carlos Acosta et Thomas Whitehead qui, eux, en pincent pour Laura Morera ou Tamara Rojo… Le tout est plus ou moins observé par six autres couples qui, dans l’espace médian, s’affairent dans différents tableaux intermédiaires, fragments d’histoires également. Classique trio amoureux qui ne se rencontre jamais, le propos se construit principalement sur des pas de deux. Lents et doucereux pour l’amoureuse éperdue, rythmés et parfois violents avec l’amoureuse dédaigneuse. Pour Kim Brandstrup, pas de deux veut dire portés, sauf lorsqu’il est entre deux hommes, et encore, là également, il réussit à insérer un porté à bout de bras assez impressionnant. Mais contrairement à certains chorégraphes spécialistes du genre, comme Kenneth MacMillan, ou le plus contemporain Christopher Wheeldon, on a beaucoup de mal à comprendre le fil directeur de ce choix car ces portés sont difficiles à relier, comme s’ils n’exprimaient rien, ne construisaient rien. Il n’y a pas d’émotion et le propos parait vide, plutôt convenu, voire dépourvu d’imagination. Il faut l’incroyable présence scénique de Tamara Rojo ou de Carlos Acosta, l’extrême sensibilité de Leanne Benjamin, pour extirper leurs différentes parties de leur linéarité. Plus que l’homme, c’est Tamara Rojo qui se sort le mieux de cette histoire diffuse. Parée d’une perruque à la Louise Brooks, elle rayonne de vitalité et de provocation dans une robe rouge - bien sûr! -, tache exacerbée dans l’ensemble très sombre, dans tous les sens du terme.
Tamara Rojo est également l’héroïne de l’Hommage à la Reine, présenté sur scène dans la version recréée en 2006, qui avait presque vu la naissance d’un nouveau ballet. Autour de la seule chorégraphie restante de Frederick Ashton, Air, il avait alors été demandé à David Bintley, Michael Corder et Christopher Wheeldon, les chorégraphes britanniques en vogue, de remonter les autres éléments, respectivement Terre, Eau et Feu, dans le style du ballet perdu qui avait été créé pour le couronnement d’Elisabeth II.
Il n’y a d’hétérogénéité qu’en théorie car le ballet est suffisamment bien construit pour être cohérent tout en reflétant la personnalité de chaque chorégraphe. La répartition entre thèmes distincts facilite cette lecture, les enchaînements n’étant pas nécessaires, introduction et conclusion étant plus du domaine de la parade que de la danse. Les quatre couples présentent leurs éléments accompagnés de leur cour avec sensibilité pour Earth (sublime Leanne Benjamin accompagnée de Federico Bonelli), sensualité pour Water, vigueur pour Fire et majesté pour Air.
C’est une excellente idée d’avoir réuni Tamara Rojo, la petite brune dynamique, à Rupert Pennefather, le grand blond flegmatique, leur association fait merveille dans le Air d’Ashton, très inspiré, alors que Miyako Yoshida et Valeri Hristov dominent un peu de la même manière Water, dont les liens avec la chorégraphie d’Ashton sont évidents. Water est un moment délié et éthéré, très mouvant comme les ondes dans les ensembles où le corps de ballet excelle, privilégiant les déplacements et alignements ; cette atmosphère est aussi préservée dans le pas de trois très léger dansé sereinement par Ricardo Cervera, Lauren Cuthbertson et Laura Morera.
Tamara Rojo, Louise Brooks délurée quelques instants plus tôt, se glisse avec l'élégance et le hiératisme voulus dans le personnage de la Reine des Airs, au tutu et au diadème scintillants, qu'elle avait déjà incarné la veille aux côtés de David Makhateli, en remplacement d'Alexandra Ansanelli . L'interprétation assurée et impérieuse de Tamara Rojo dans Air se fond peut-être plus harmonieusement dans les accompagnements très sûrs et presque majestueux de son complice, Rupert Pennefather, vraiment à l’aise également dans ce rôle très classique qui convient à sa danse élégante et naturelle.
Le
clou du spectacle demeure Fire, non en raison d'une Reine et de
son partenaire, bien pâles, mais grâce à la présence à leurs côtés
du "Spirit of Fire", incarné par Kenta Kura, ainsi que
la réussite du pas de quatre qui accompagne cette chorégraphie. Christopher
Wheeldon s’est lâché dans une profusion de pas jubilatoires, lui
qui souvent produit des ballets hyper-conscrits dans l’économie de
gestes plutôt lourds de sens. Le "Spirit of Fire", créé il
y a deux ans par Steven McRae qui n’a pu reprendre le rôle en
raison d’une blessure, défie les airs, et rend bien la vivacité et
la fluidité du feu. Kenta Kura, qui vient de briller dans l’Oiseau
Bleu - seul moment vraiment enchanté de la
Belle au bois dormant de cette saison -, en remplaçant de choix
sur Fire, livre une performance
époustouflante, servie par la musique de Malcolm Arnold, qui se
déchaîne à ce moment précis du ballet. Christopher Wheeldon
peint ainsi très bien son élément qui remplit parfaitement sa
fonction singulière.
Maraxan © 2008, Dansomanie
10
mai 2008 |