Dansomanie : critiques : Ballettfestwoche 2008 (Munich)
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Ballettfestwoche 2008 à Munich

12 avril 2008 - 19 avril 2008 : Ballettfestwoche au Nationaltheater, Munich (Bayerisches Staatsballett)

 

Chaque année, au mois d’avril, le Bayerisches Staatsballett se met à l’heure de la Ballettfestwoche, c’est à dire la «Semaine de la Danse». Ce festival donne lieu à des créations et comporte également le traditionnel «Gala Terpsichore», dont la septième édition était dédiée cette année à John Cranko. Il fournit également l’occasion d’inviter des danseurs étrangers, tels Svetlana Lunkina et Dmitri Gudanov, du Ballet du Bolchoï de Moscou,  qui ont interprété Le Lac des Cygnes, dans la version réglée par Ray Barra en 1995 pour la compagnie bavaroise.

Deux ouvrages nouveaux étaient cette année à l’affiche : Cambio d’abito de Simone Sandroni sur la musique de Jean-Sébastien Bach ainsi que Violakonzert/II chorégraphié par Martin Schläpfer, directeur du Ballet de Mayence, sur le concerto pour alto et orchestre de Sofia Gubaidulina. A celles-ci s’ajoutait une œuvre créée par Hans van Manen en 1973 pour le seul Ballet de Munich : Adagio Hammerklavier, sur le troisième mouvement de la sonate pour piano op. 106 de Ludwig van Beethoven.

Stephanie Hancox dans Cambio d’abito (chor. Simone Sandroni)

Cambio d’abito, chorégraphié pour 14 danseurs, est superficiel et inconsistant. Il appartient à cette catégorie d’œuvres qui confondent exubérance visuelle (profusion créée ici par d’incessants changements de costume - comme l’indique le titre -, et des vêtements mouillés répandus un peu partout) et réelle profondeur de la composition chorégraphique, où la vraie richesse faisait défaut. Certes, on y trouve un peu d’esprit, des mouvements simples, des déplacements d’une relative banalité. Mais la musique du vieux Bach n’y est transcrite qu’au travers de la seule gestuelle des bras.

Ce fut un réel plaisir de s’abandonner ensuite à l’œuvre de Hans van Manen. Quel contraste! Ce chorégraphe est en effet déjà un vrai «classique». Dans Adagio Hammerklavier, il m’a rappelé Jerome Robbins, par le talent particulier qu’il a de visualiser les notes. L’œuvre (chorégraphiée pour trois couples : Séverine Ferrolier / Tigran Mikayelyan, Roberta Fernandes  / Lukas Slavicky, Lucia Lacarra / Cyril Pierre) file comme la réminiscence d’une lointaine beauté. Lucia Lacarra, comme toujours, possède le pouvoir d’illuminer tout ce qu’elle danse : elle est vraiment l’une des danseuses les plus sensibles qu’on puisse voir.

Violakonzert/II (chor. Martin Schläpfer)

Sans être une composition majeure, Violakonzert/II de Martin Schläpfer possède cette vertu très appréciable de donner une consistance charnelle à la musique d’un des compositeurs les plus emblématiques de notre temps, la Russe d’origine tartare Sofia Gubaidulina. Ce concerto, qui date de 1996, exprime toute l’intensité et tout le pathos de la «musique absolue» qui pourrait définir le style de Gubaidulina. Connue pour le caractère «religieux» de sa musique (elle parle de « la recomposition de l’intégrité spirituelle au moyen de la composition musicale »), Schläpfer la comprend et la suit de manière instinctive. Il utilise l’essentiel de l’effectif du Bayerisches Staatsballett - les filles comme les garçons, dans des ensembles bien structurés – en alternance avec les solistes des deux sexes (on pointera notamment les prestations Alen Bottaini et Tigran Mikayelyan chez les hommes). L’héritage de Balanchine est présent, non pas directement par le style ou le langage chorégraphique, mais sur un plan conceptuel, par la proximité avec la musique et sa dévotion pour elle. Truffée de pas académiques, l’œuvre montre une réelle sophistication, que l’on apprécie notamment au travers de fort belles figures de rosaces.

Lucia Lacarra et Marlon Dino  dans Legende (chor. John Cranko)

Le Gala Terpsichore, en mémoire de John Cranko (1927-1973) - chorégraphe principal du Ballet de Munich, en résidence de 1968 à 1972 -, fut incontestablement très émouvant. Le Ballet de Stuttgart avait déjà commémoré amplement le 35ème anniversaire de sa mort, aux Munichois d’en célébrer à leur tour la mémoire. Le directeur du Bayerisches Staatsballett, Ivan Liska, était à l’origine de cette célébration, et l’ancienne directrice de la compagnie, Konstanze Vernon, qui a travaillé avec Cranko, a touché le public par l’évocation de ses souvenirs. Comme de coutume dans ce type de célébration, des films ont été projetés, complétés par une exposition de photographies.

Je ne voue pas un culte particulier à Cranko - je pense notamment qu’il est déjà marqué de l’empreinte du  temps -, mais il a eu une grande importance dans le développement du ballet en Europe et d’une certaine manière, celui-ci lui doit beaucoup. Ce gala a eu le mérite de montrer certaines œuvres peu connues, qui soulignent la cohérence de la pensée chorégraphique du Sud-Africain, mais également sa versatilité (comme dans les trois fragments de Brouillards, créé en 1970, sur la musique de Claude Debussy, où a brillé le magnifique Friedemann Vogel du Ballet de Stuttgart), l’évidente influence exercée sur lui par Balanchine (dans Katalyse, créé en 1961, sur la musique de Dimitri Chostakovitch), son côté franchement ennuyeux (dans le pas de deux de The Lady and the Fool, créé en 1954, sur la musique de Giuseppe Verdi, pas de deux interprété par Ambra Vallo et Tyrone Singleton, du Birmingham Royal Ballet et dans Ebony Concert, créé en 1970, sur la musique d’Igor Stravinsky), la banalité (Salade, créé en 1968, sur la musique de Darius Milhaud), et même une certaine beauté, qu’on pourrait qualifier de «crankienne» (Aus Holbergs Zeit, créé en 1967, interprété par Séverine Ferrolier et Lukas Slavicky). Legende, créé en1972, sur la musique de Henri Wieniawski, est moins réussi, mais il est transcendé à nouveau par l’interprétation de Lucia Lacarra qui dansait aux côtés de Marlon Dino.

Ebony Concerto (chor. John Cranko)

On a eu droit bien sûr aux incontournables : tout d’abord le pas de deux «du balcon» de Romeo et Juliette, un peu trop vu, créé en 1958, et donné dans l’interprétation (qui n’avait rien d’extraordinaire) de Heather Ogden et Nehemiah Kish du Ballet National du Canada. Ensuite, le pas de deux (vraiment excellent) du premier acte de La Mégère apprivoisée, datant de 1969, avec la délicieuse Greta Hodgkinson, du Ballet National du Canada, et Alen Bottaini, qui s’est montré parfait pour le rôle. Enfin, le pas de deux final d’Onéguine, œuvre créée en 1965, sur la musique de Tchaïkovsky, avec la grande Julie Kent (American Ballet Theatre) et l’impeccable Robert Tewsley.

Ce gala généra néanmoins un certain ennui en raison de sa durée exceptionnelle de trois heures et demie.

Bridget Breiner et Friedemann Vogel dans Brouillards (chor. John Cranko)

Le Festival s’est conclu par Le Lac des Cygnes, dans la version de Ray Barra, ancien danseur de la troupe de John Cranko à Stuttgart, pour laquelle il a notamment créé les rôles de Roméo et d’Onéguine. Cette version du Lac des cygnes, créée en 1995 par le Bayerisches Staatsballett, est pâle : le pathos de la musique de Tchaïkovsky n’est pas rendu de manière satisfaisante, et bien qu’il s’agisse d’une chorégraphie réalisée «d’après l’original» de Marius Petipa et Lev Ivanov, elle manque de cohérence. Cela dit, elle est préférable à toutes les adaptations «libres» qui pullulent partout : l’intrigue est respectée (il s’agit d’un Lac des Cygnes tel que nous pouvons le «concevoir»), mais la chorégraphie manque de souffle et d’élan.

Les quatre actes sont resserrés en deux actes et les quatre tableaux du ballet sont répartis sur deux actes au lieu des quatre de l’origine. L’action a été transférée dans un royaume prussien de la seconde moitié du XIXème siècle. Pour quelle raison ? Pour faire plus «contemporain» parce que cette époque est plus proche de nous que le cadre médiéval de la mise en scène originelle? On sait bien au bout du compte que les auteurs de versions chorégraphiques de classiques aiment laisser leur empreinte dans la peinture du cadre temporel. En tout cas, les costumes de l’Ecossais John Macfarlane sont de très bon goût, de même que les tutus des cygnes, sortes de tutus « romantiques » s’arrêtant au genou. Seule Odette-Odile porte un tutu «classique», qui renvoie à la version originale, et donne une saveur «authentique». Ray Barra a d’ailleurs essayé d’en tirer parti dans les actes blancs.

Mais pourquoi avoir voulu transformer l’ouverture, si évocatrice et qui se suffit à elle-même, en une sorte de prologue mettant en scène Von Rothbart - Marlon Dino se montre puissant dans le rôle, il possède un physique et des expressions du visage très appropriés pour interpréter le méchant sorcier -, Siegfried et Odette. Mais le plus regrettable survient lors du final : Odette y succombe aux griffes de Von Rothbart, le prince tombe à terre, désespéré, et est consolé par sa mère, la reine (Silvia Confalonieri), prénommée pour la circonstance «Louise» (un clin d’œil à l’histoire prussienne), entourée de la cour stupéfaite mais froide (comme il est d’usage pour une cour royale). La scène tombe malheureusement à plat du point de vue dramatique, alors qu’il s’agit du climax de l’œuvre, là où se détermine la  réussite ou l’échec d’un Lac, avec tout l’impact d’une tragédie sans dénouement véritable, que nous revivrons en notre fort intérieur, une fois de retour à la maison.

La musique du Tchaïkovsky pas de deux de Balanchine, qui appartient, comme chacun sait, au troisième acte dans la partition de Tchaïkovsky, est utilisée pour le pas de six du premier acte - un pas de trois dans d’autres versions. Les danses de caractère ont été réduites à trois : «russe», «napolitaine», «espagnole», mais elles sont dansées… sans caractère, malheureusement. On regrettera aussi l’introduction superflue d’un personnage nouveau, Charlotte, fiancée de Siegfried, même si le rôle fut interprété par une Ivy Amista ravissante et subtile.

Svetlana Lunkina (Odette) dans Schwanensee (chor. Ray Barra)

Svetlana Lunkina, du Bolchoï, est un cygne au beau moelleux, souple, fin, avec de splendides épaulements, un port de tête altier, des mains et des bras véritablement magiques. Faisant montre d’une coordination parfaite, avec des passés très hauts, elle illumine de son aisance et de sa précision les variations du second acte, ainsi que les fouettés de la redoutable coda au troisième acte. Artiste à la plastique admirable, son adage a été d’une éblouissante pureté. Mais si son cygne blanc fut radieux, son Odile était en revanche dépourvue de toute velléité  séductrice, et chaleur et méchanceté lui ont fait défaut. Sa couleur unique est le blanc.

Dmitry Gudanov est un Siegfried éminemment «classique», retenu, sobre, tout en se montrant capable d’évoquer de manière crédible le tourment et le doute qui caractérisent son personnage. Sa technique est soignée, et la variation et la coda du troisième acte se sont avérés très propres.

 

 

 Isis Wirth © 2008, Dansomanie